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I
-«^F— ^
i-sv , 5
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AMSTERDAM
ET
VENISE
L'auteur et Ii'.> édileuia deelnreiit réserver leurs droit> de Iraduelion et <lc renroduetion
à rélraiijier,
Ce \(dume a été député au uiiuislènj de l'intérieur (seelion de la liljrairle) en
(Htuhre 1876.
PARIS. T^POCHAPIIIb DE E. ILOS ET C"', HUE CARANCIËRE, 8.
I
AMSTERDAM
ET
VENISE
L'auteur et le"» pciiteuia dériareiil révser\er leurs droil> de traduclion el de repioduitit^n
à rctian{»rr.
Ce vulutne a été déposé au niiuîstère de rintéiieur (. section dv la librairie) rn
(H'iobre 1876.
PARIS. T\POGHAPIim DE L. TLOX ET C"*, I\UE CARANClÈRE, 8.
^^.-^■<,.;r^>l|y;'
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^ ' /3%
HENRY HAVARD
AMSTERDAM
ET
VENISE
DE SEPT EAUX'FORTKS. PAR HU. LËOPOLD FLAUEHG ET GAUGMKREL
KT DE CKNT VI NOT-QII ATRE CBAVCBES SCR BOIS
PARIS
lî. PLON ET C'', IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE UAflANCIÈRE
1816
«r r
A MADAME LÉON PIET,
À ÀJSGOULÉAIE
»< Cest une belle chose que les voyages^ a écrit un grand esprit
du siècle dernier; mais il faut avoir perdu son père, sa mère, ses
amis, ou nen avoir jamais eu, pour errer par état sur la surface
du globe. »
Cette boutade de Diderot est peu faite pour développer chez nous
le goût des excursions lointaines ; aussi est-^e pour lui donner un
démenti que je vous offre ce livre, résultat de longs séjours au delà
de nos frontières, et je vous prie d'en accepter r hommage comme
un témoignage de mon inaltérable et filiale affection.
IlEtiHr HAVARD.
La Haye , 30 septembre 1876.
J
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS
Le livra que nous publions aujourd'hui répond, croyons-
nous, aux exigences de notre époque cuneuse et instruite,
parce qu'il sait dissimuler, sous une fbraie enjouée et des
allures pittoresques, un grand fonds d'érudition, des recherches
sérieuses et une foule de détails vrais contrôlés aux sources
mêmes.
L'intérêt que présente un pareil ouvrage se comprend de
prime abord ; et il n'est guère besoin d'insister pour que le
lecteur sente quels piquants problèmes d'histoire, d'ethnogra-
phie et d'esthétique en forment la base.
Les noms des deux brîllantes cités inscrits au frontispice
de ce livre suffisent pour évoquer tout un monde de faits
glorieux ,* d'institutions remarquables, de mœurs particulières,
pour rappeler à l'esprit ébloui les sublimes pages d'un art
merveilleux qui ont pu ètve égalées par d'autres écoles,
mais qui n'ont été dépassées dans aucun autre temps, ni dans '
aucun pays.
Toutes ces particularités de mœurs et d'art composent la
«
trame de cette patiente étude, trame richement brodée d'aneo-
a
AYERTISSEMEPST DES ÉDITEURS.
c
lotes piquantes, de faits nouveaux, d'appréciations esthétiques
et philosophiques dictées par une science de bon aloi, c'est-
à-dire irréprochable, mais aimable et sans pédantisme. Car
telles sont les qualités que le lecteur exige aujourd'hui des
écrivains qui veulent lui plaire, en même temps qu'il réclame
des éditeurs une exécution matérielle en harmonie avec le
caractère général de l'ouvrage.
Pour mener à bonne fin une œuvre aussi complexe, nul
ne nous paraissait mieux préparé par ses travaux antérieurs que
l'écrivain des Mei^eilles de l'art hollandais, que l'historien
des Filles mortes du Zuiderzée et de tant d'auti^es ouvrages.
Dans les pays mêmes qu'il s'est chargé de nous faire connaître,
M. Henry Havard s'est en effet acquis par ces publications la
plus légitime autorité.
La tâche de l'auteur a été facilitée d'ailleurs par de savantes
amitiés : M. Henry Havard ne nous permettrait pas d'oublier
dans l'expression de sa gratitude M. Campbell, directeur de
la Bibliothèque royale de la Haye; M. Valentinelli , directeur
de la bibliothèque Marciana à Venise, et M. Scheltema,
le laborieux archiviste d'Amsterdam.
Le livre écrit, il fallait songer à l'illustrer. Pour que
l'illustration complétât dignement le texte, nous avons eu recours
au beau talent de deux des premiei^ aquafortistes de noti^
temps. MM. Léopold Flameng et Gaudiei^el ont gravé pour
nous , l'un sur les bords de l'Amstel , l'autre à Venise ^ toute
une série de planches lumineuses qui seix)nt vivement goûtées des
amateui^. En outre, cent vîngt-quati^ bois répartis dans le texte,
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. xi
et dont UQ certain uombre ont été dessinés d'après nature par
Tauteur lui-même, viennent animer Touvrafje et lui donner
ce caractère pittoi'esque qui aide tant à la lecture. — Con-
naissant du i^este le {joùt du public d'élite , auquel nous
nous adressons , pour les œuvres des vieux maîtres , nous
avons fait en sorte , chaque fois que cela nous était possible ,
de reproduire quelqu^un de leurs ouvrages. Et sur ce point,
nous devons des remercîments à M. Loones, l'habile éditeur
de V Histoire des peiiitres , qui a bien voulu mettre à notre
disposition la précieuse série de documents quUl possède.
Quant à l'exécution typographique, désireux de lui donner
tous nos soins, nous avons tenu à ce qu^ÀMSTERDAM ET
Venise fut imprimé avec deSw caractèi'cs neufs , fondus exprès ,
sur un beau papier vélin, spécialement fabriqué par les pa-
peteries du Marais.
Nous avons fait , on le voit , tout notre possible pom*
réussir suivant le précepte d'Horace. Nous espérons que le
public nous saura gré de nos efforts , et nous prouvera
qu^en comptant sur sa , bienveillance nous ne nous sommes
pas trompés.
PREMIÈRE PARTIE
LES DEUX VILLES
J
AMSTERDAM ET VENISE
I
LA VENISE DU NORD
Eaison d*mL snmom. -r- Conforinité d*liÎ8toire, — La 'politique^ les •cieneet et lei erte.
Noire programme. — En avant.
A Tëpoque où j'habitais Amsterdam , il ne m'est g[uère arrivé de
prononcer, devant un étranger, le nom de cette g[raQde et belle
ville sans l'entendre immédiatemeiït appeler la « Venise du Nord » .
Il est certain qae, pour ceux qui connaissent à fond l'histoire de
la Hollande et celle de la Yénétie^qui ont vécu dans les deux pays,
étudié le caractère des habitants, pénétré les mœurs et les cou*-
tumes, fouillé les traditions, il y a entre Amsterdam et Venise des
analogies frappantes.
Placées toutes deux au fond d'un golfe, à la base d'une pres«*
qu'île, elles ont dû, l'une et l'autre, au commercé maritime une
prospérité inouïe. Gouvernées par une bourgeoisie patricienne
amoureuse de son indépendance, impatiente du moindre joug^
elles ont vu fonctionner chez elles le système républicain, à une
époque où il était banni de tout le reste du monde. Toutes deux,
elles ont pratiqué la tolérance religieuse, dans un temps où la
guerre et les persécutions s'attaquant, suivant les lieux , à la plu-
part des croyances, couvraient la campagne de ruines et leà gibets
de cadavres sanglants. Toutes deux, elles ont dû à cette indé-
pendance d*esprit de pouvoir trafiquer avec des peuples que les
autres nations savaient seulement combattre, et d'amasser des
richesses immenses en devenant les entrepositairiea de l'Orient,
I
2 AMSTERDAM ET VENISE.'
Plaçant tout leur espoir dans leurs forces navales, elles ont conquis
une inaltérable renommée, parla bravoure, Taudace et la science
de leurs amiraux, la valeur de leurs équipages, rexcellence de
leurs flottes et le nombre de leurs navires, qui leur assuraient la
suprématie des mers^ Poussées toutes deux par un même mobile,
se défiant de l'obéissance passive des troupes et voyant dans la
gloire des généraux une menace perpétuelle pour leur liberté , elles
abandonnèrent à des mercenaires la défense de lem* territoire.
Mais, malgré cet abandon de leur sécurité en des mains étrangères,
elles surent, dans les revers, faire face à tous leurs ennemis, ne
désespérèrent jamais de l'avenir, et c'est avec une énergie et une
résolution sans égales qu'elles ont fait échec aux nations les plus
redoutables, et tenu tête aux plus effroyables coalitions.
Si de la politique nous passons dans le domaine de l'industrie,
> L'histoire des Pays-Bas est si peu connue en Europe, qu^un grand nombre
de personnes pourraient s'étonner de l'importance que nous donnons à Amster-
dam et croire que nous exagérons le rôle que cette cité a joué dans cette histoire.
— ^ 11 n'en est rien cependant. En apparence,. Amsterdam n'était en effet qu'une
ville principale de la province de Hollande, et cette province ne disposait point,
dans la réunion des Ëtats-Généraux , d'un nombre de voix supérieur à celui
que possédait chacune des six autres provinces qui composaient l'Union. En
sorte que la Hollande n'avait, sur les décisions à prendre, ni plus ni moins d'in*
fluence que la Gueldre ou l'Overyssel. Mais, dès qu'on passait du chapitre des
résolutions à celui des voies et moyens, les choses changeaient d'aspect. Le
vote des Ëtats-Généraux n'engageant que ceux qui avaient adhéré à ce vote,
il suffisait que la Hollande se prononçât dans un sens ou dans l'autre pour
rendre l'exécution possible ou pour l'empêcher. Cette province, en effet, payait
à elle seule plus que les six autres, car les charges étaient réparties de la ma*
nière suivante :
Pour chaque dépense de cent livres,
La Gueldre donnait 5 livres, 12 sols, B deniers,
La Zélande 9 3 8
L'Utrecht 5 16 5 1/2
La Frise 11 13 3 1/2
L'Overyssel 3 11 5
LaGroningue 16 7 1/2
et la Hollande à elle seule foarnissait. 58 6 3 1/2
•^m
100 0 0
Ou comprend dès lors de quelle importance était le concours de cette pro-
vince. H lui suffisait de se retirer pour empêcher toute entreprise, et dès qu'elle
LÀ VENISE DU NORD. 3
des lettres , et dans celui des sciences et des arts , nous trouverons
là encore des analogies bien singulières. Venise et Amsterdam ont
TU fleurir les mêmes métiers; à côté de l'industrie et surtout du
commerce , elles ont l'une et l'autre fait une large place aux
érudits et aux savants , et la typographie européenne s'ehorgueiUit
presque autant des éditions d'Amsterdam que de celles de Venise.
La pensée humaine, en effet, doit aux libraires de ces deux villes
d'avoir pu se perfectionner et s'élever à des hauteurs inconnues
jusque-là. L'art, enfin, présente dans les deux pays les mêmes carac-
tères. Leur architecture, autochthone bien qu'empruntée en partie à
des peuples méridionaux , affecte les mêmes défauts et des beautés
analogues. La sculpture y est lettre morte, et ni l'une ni l'autre n'ont
vu naître dans leurs murs un statuaire de renom. La musique y
est adorée sans qu'elle ait donné le jour à uo seul compositeur
de génie. Par contre , la peinture y a brillé d'un éclat identique*
Après l'école vénitienne, Técole hollandaise est la plus coloriste
de celles qui ont illustré les temps modernes. Chose curieuse ! quand
nous en serons arrivés à l'étude de ces questions artistiques si inté-
ressantes et si attachantes, nous verrons que ce sont encore lés
mêmes louanges et les mêmes reproches qu'on adresse aux deux
écoles, les mêmes qualités qu'on leur reconnaît et les mêmes défauts.
avait résolu de se lancer dans une aventure, elle entraînait à sa suite les autres
provinces, les menaçant sans cela de faire des traités particuliers. Aussi l'avis
du grand pensionnaire de Hollande avait- il une influence extrême. C'est
lui qui, pour ainsi dire, gouvernait ioute l'Union et conduisait les décisions
des États Généraux, et les intérêts des autres provinces se trouvaient parla
subordonnés à ceux de la Hollande.
Or, ce qui se passait aux Ëtats Généraux pour la province de Hollande se
répétait dans les états provinciaux de Hollande pour la ville d'Amsterdam.
Celle-ci usait des mêmes moyens pour forcer la main aux autres cités de la
province. H est curieux de lire, dans les' mémoires du dix-septième et du dix-
huitième siècle, les récriminations des villes hollandaises contre la domination
qu'Amsterdam a établie sur elles, et celles des provinces néerlandaises contre
la fc tyrannie que la Hollande s'est arrogée. »
Le rôle de la province de Hollande avait du reste aux yeux de l'Europe une
importance telle que c'est sous son nom qu'on prit l'habitude de désigner
l'Union. Et aujourd'hui encore', nous donnons généralement le nom de Hol-
lande au royaume des Pays-Bas, alors que la Hollande ne forme, à pro-
prement parler, que deux des onze provinces qui le composent.
4 AMSTERDAM ET VENISE.
Une semblable identité, de pai^ettles' anfilogîes 'dans la vie dis
deux peuples , suffisent et au delà à légitimer le suruotti' qui nous
occupe; mais, chose bizarre, ce n^est daDs aucun de ^es, rappwr
chen>ents, si intéressants pourtant et si attachants, que. ee surnom
à pris naissance ; il existait avant qu'Amsterdam e&t uu art partie
culier, un commerce sans rival, des institutions et une politiq^
semblables i celles ;de Venise. Au scv^ième.sièçle,' alors qu'elle était
encore en parloritîoa de ;sa grandeur, Ouicciardini le lui aecorde.
Quelques années plus tard, Barléus^ dans son récit détaillé de
Feutrée de Marie de Médicis, le lui conserve, et le* docte Fokkens,
dans la description qu'il en fait ^, €onsaci*e quelques pages à un
parallèle d'autant plus curieux que, lui-même, il n'avait jamais vu
la reine de l'Adriatique. ' •
* Pour le vulgaire, qui «'approfondit pas, ce' ne sont point non
plus ces analogies si piquantes qui pèsent. dans la balancé : la
forme extérieure frappe seule les imaginations communes. Les
deux villes sont bâties sur pilotis; l'une et l'autre sont percées dé
canaux sans nombre ; chacune est un composé d'îlots réunis par
des centaines de ponts. Il n'en faut pas plus pour constituer une
identité indéniable, et ce seul fait a suffi pour qu'Amsterdam devint
la « Venise du Nord ».
Placé par les événements dans d'excellentes conditions pour
bien connaître Amsterdam et Venise; ayant pu les inspecter à
loisir, les parcourir dans tous les sens, les "vOir sous tous leurs
aspects, il nous a paru intéressant de rechercher quelles étaient, au
point de vue pittoresque, les similitudes qui pouvaient exister entre
ces deux grandes cités. Nous les avons doiïc étudiées avec un soin
tout spécial et une attention particulière, cherchant la physionomie
intime, fouillant les coins obscurs et nous efforçant de faire revivre^
dans les édifices restés debout, les glorieux souvenirs des époques
disparues.
Cette première tâche accomplie, et n'ayant point trouvé dans cet
examen physique la justification du surnom qui nous préoccupait,
» • ■ «
> Beschrijuingh der wijdt'-ifemiaarde Koop-sfadt Amstelredam,
. LA VENISE DU NORD. . B
il nous a semblé curieax de rechercher si les analogies historiques
qui nous avaient frappé tout d'abord, sont le fait d'un pur hasard,
ou la dépendance fatale d'un organisme particulier, commun A
Amsterdam et à Venise. En un mot, ces deux arbres situés aux
deux extrémités de l'Allemagne ont-ils vu grandir les méi|ies
rameaux, s'épanouir les mêmes fleurs, mûrir les mêmes fruits
par un accident absolument fortuit , ou bien parce qu'ils étaient
d'une même essence morale et placés , au point de vue ethnogra-
phique, dans une situation identique ?
Pour résoudre ce problème; l'un des plus difficiles mais aussi
l'un des plus attrayants que l'on puisse poser, il nous fallait péné-
trer la vie et le caractère des deux peuples , observer leurs cou'»
tuines, étudier leurs moeurs et leurs usages. Cette étude minutieuse,
s'appuyant sur la connaissance du passé , devait nous apprendre si
les analogies qui se rencontrent à chaque pas dans l'existence des
deux grandes républiques ne se retrouveraient point par hasard
dans celle des habitants; si le caractère de ces deux nations, si sem-
blables daus les manifestations publiques, ne montrerait point dans
la vie privée des tendances analogues; si eniîa nous ne verrions
pas , dans les mœurs et dans les usages , la trace de cette confor-
mité d'esprit qui se manifeste dans la politique, dans l'adminis-
tration de l'État en même temps que dans les arts.
Pour atteindre notre but, nous n'avions point cependant la pré-
tention de refaire l'histoire des deux grandes villes. M. Daru a
écrit celle de Venise; elle comprend dix gros volumes, et les.savants
la tiennent pour fort incomplète. La Beschryving van Amsterdam
de Wagenaar n'en compte pas moins de treize et remonte à un
siècle, c'est-à-dire à une époque où les archives locales n'avaient
point dit leur dernier mot'. Ces deux seuls exemples prouvent
combien une semblable besogne sort dii cadre que nous nous
* Toas ceux qui se sont occupés de l'histoire de la Hollande savent quelle
lumière les travaux de MM. Van Lennep, Motley, Schelteina, Eechoff, etc., etc.,
ont jetée sur certains points restés jusque-là fort obscurs; et ceux qui
s'occupent d'art savent quels services MM. Bilrger, Ch. Blanc, Immerzeel,
Kramm, etc«, etc., ont rendus à l'école hollandaise.
6 AMSTERDAM ET VENISE.
sommes tracé. Aussi nos incursions dans le temps passé n*ont-elles
eu lieu que sous une forme purement anecdotique, et c'est sur le
temps présent que nous avons concentré nos études et nos efforts.
Avons -nous mieux réussi dans celte seconde étude que dans
la première? C'est au lecteur de décider en connaissance de cause*
Il nous a paru intéressant de placer sous ses yeux ce double
parallèle et de le mettre à même de se rendre compte des dissem-
blances et des analogies qui existent entre ces deux grandes et
nobles cités.
Pour plus de clarté, nous avons laissé notre travail divisé en
deux parties : la première comprend les deux villes ; la seconde
est consacrée aux deux peuples.
Dans la première, nous étudions Amsterdam et Venise au point
de vue pittoresque. Nous suivons les rues et les quais , nous lon*-
geons les canaux, nous franchissons les ponts et les traghetti^ nous
prenons des vigilantes^ et des gondoles, nous flânons sur les places,
admirant chaque fois que cela nous est possible , critiquant lorsque
nous ne pouvons faire autrement, mais toujours observant, remar-
quant, comparant, cherchant à étabUr des rapprochements et
notant les dissemblances.
Dans la seconde, nous nous efforçons de pénétrer les mœurs et
les coutumes. Nous asseyant au foyer de la famille, parcourant les
théâtres, les bals et les concerts, nous introduisant dans les cercles,
questionnant les gens et notant leurs réponses, nous tâchons de
démêler le caractère et la physionomie vraie des deux peuples tels
qu'ils ressortent de ces habitudes qu'on a si justement appelées
une seconde nature. Et enfin, comme c'est par les fruits qu'il donne
qu'on peut le mieux juger de Tarbre et de sa qualité, nous ter-
minons en étudiant avec soin l'art de nos deux nations.
£t maintenant que le lecteur sait où nous voulons le mener,
c'est à lui de décider s'il consent à nous suivre. Pour nous, nous
n'avons qu'un mot à prononcer : Vooruit^ comme on dit en Hol-
lande, ou Àvantij comme on dit à Venise. C'est-à-dire: En avant!
II
ASPECT GÉNÉRAL
Un mot d*un homme el*esprit. — Toutes les gares se ressemblent. — Une heureuse excep-
tion. — Arrivée ^ Venise. — Ombre et soleil. — Joie et tristesse. — Une première
impression. *-* Sur mer. — « La reine de TAdriatique. — Émotions et sensations. —
Marines et paysages. — Les écluses de Scbellingwoude. — L*Y et ses rivages. Am-
sterdam. — Son port. — Sensations et émotions.
Un homme d'infiniment d'esprit disait qu'il ne devrait être
permis aux étrangers d'entrer la première fois dans Paris, qu'en
passant sous l'Arc de triomphe de l'Étoile, en descendant les
Champs-Elysées, et en traversant la place de la Concorde et les
boulevards; Cet homme d'esprit avait pleinement raison. Quelle
idée voulez-vous qu'un étranger pût concevoir de la « grande
ville ", en entrant dans Paris par la barrière Saint-Jacques ou le
faubourg Saint «Denis? Il avait beau se pencher à la portière de
sa chaise de poste (en ce temps«là, les chemins de fer n'existaient
point encore), dévorer des yeux les rues, les ruelles et les maisons.
La vue, l'odorat, tout en lui était blessé. La pi*emière impression
était désastreuse; et tous ceux qui se mêlent d'analyser leurs sen-
sations, savent le rôle immense que cette première impression joue
dans la vie.
Depuis l'invention des chemins de fer, c'est encore bien pis.
L'arrivée dans une ville, quelle qu'elle soit, est toujours d'une
banalité désespérante. Toutes les gares se ressemblent. Ces vastes
hangars , moitié fer et moitié cristal , ces serres énormes où fleu«
rissent les wagons et les locomotives, on l'on est aveuglé par la
famée, assourdi par les coups de sifflet et le roulement des wagons,
oppressé par une odeur insupportable de houille et de graisse,
appartiennent toutes à la même famille. Point d'émotion spéciale.
8 AMSTERDAM ET VENISE.
point de caractère particulier, rien qui distingue un pays d*un antre,
si ce n'est le langage , le costume des employés et leur brutalité plus
ou moins grande. Et puis ce sont les voitures qu*il faut retenir,
les bagages qu*il faut obtenir. Au milieu de tous ces tracas , de ce
brouhaha intense, la première impression est perdue. C'est un vol
que le progrès a fait à l'imagination.
Venise cependant offre une exception à la règle. L'arrivée n*y
est point banale, et dès qu'on est descendu de wagon, le caractère
particulier de cette ville si particulière apparaît dans sa nouveauté
originale. Le courrier qui vous attend ne vous offre point de monter
en voiture, mais bien de descendre en bateau. La gondole est là
avec ses gondoliers. Vous n'y songiez plus. Préoccupé de vos
paquets , de vos billets et de vos malles , vous aviez oublié le lieu
où vous êtes, et ce que vous venez voir. Une seule parole vous rend
à la réalité. Vous rentrez brusquement dans un monde à part, que
vous rêvez depuis longtemps. Vous suivez votre nouveau guide;
vous descendez les grandes marches de pierre, vous entrez dans
la gondole et vous prenez place dans la petite chambre noire, sur
les grands coussins de cuir rembourrés de duvet.
Là, étendu, presque couché, mollement bercé par le mou-*
vement cadencé de vos deux rameurs, vous regardez défiler, par
le carreau du felze, les palais de marbre et de brique, les églises
inondées de soleil, et les gondoles noires qui volent à côté de
vous sur la surface argentée du Grand Canal. Mais tout à coup l'on
tourne brusquement. Vous voilà dans une ruelle étroite , naviguant
entre deux longues murailles qui vous cachent le ciel. On rase les
poteaux de bois peint; on frôle les marches des palais verdies par
la mousse et descellées par le temps. Le silence, que vous remar-
quiez à peine quand le soleil animait tout sous vos yeux, semble
devenir plus intense. Seuls le bruissement de l'eau et le cri mono*
tone du gondolier viennent troubler ce recueillement étrange d'une
ville qui semble endormie. Cette obscurité et ce silence vous pénè-
trent d'une vague inquiétude. Il semble qu'on traverse un lieu aban-
donné depuis longtemps, et cette sohtude vous pèse. Mais voilà la
lumière qui revient. Voilà de nouveau le Grand Canal avec ses
ASPECT GËNËRAL. ,9
-palais dentelés, ses terrasses de granit et ses façades de marbre.
C'est la vie, c'est la joie, c'est la gaieté exubérante.
Du premier coup vous avez ressenti ces deux grandes impres-
sions qui sont le propre de la Venise actuelle : la mélancolie de sa
grandear passée, et la folie joyeuse de sa lumière éternelle. Vous
voyez que Venise fait exception à la règle. Mais , quelles que
soient les émotions que vous venez d'éprouver, elles n'appro-
chent point de celles qui vous attendent si vous abordez la ville
du côté de la mer. Partons, s'il vous plaît, de Trieste ou d'Ancône.
Embarquons-nous le soir. Le lendemain matin, quand le soleil aura
10 AMSTERDAM ET VENISE.
salué la nature , nous monterons sur le pont. Fouillant Thorizon
du reg[ard, cherchant à percer la brume, nous nous efforcerons
de démêler, des nuages qui nous la cachent, la merveille que nous
cherchons. Tout à coup, au-dessus des flots verts, en avant des
montagnes bleues dont les assises se perdent dans le brouillard,
nous la voyons surgir. Elle scintille au milieu des îles qui l'entou-
rent. Ses palais blancs et roses semblent flotter sur l'Adriatique.
On dirait un collier de perles égaré sur un tapis de velours éme-
raude.
Mais nous avançons toujours, le spectacle grandit. Malamocco,
le Lido, Saint-Erasme, forment le premier plan. A droite, Murano
et le cimetière; à gauche, San Clémente, San Spirito et la Grazia
semblent des sentinelles avancées. Au centre , les monuments se
dressent; le campanile et les dômes de Saint-Marc, le clocher rose
de San Giorgio-Maggiore et la coupole de Santa Maria délia Salute
dessinent, sur le ciel bleu, leurs courbes arrondies ou leurs sommets
pointus. Les formes n'apparaissent point encore claires et précises.
Pas de contours exacts ; ce sont des taches roses et blanches qui
font saillie sur un horizon bleu d'une douceur exquise et sur les
flots verts qui s'argentent aux rayons du soleil. A droite, à gauche,
au milieu, partout, les palais de marbre, et au-dessus d'eux les
cimes des monuments qui s'éparpillent dans la brume dorée comme
les notes joyeuses d'une folle chanson.
A chaque instant, le spectacle change. A mesure que nous
approchons, tout ce délicieux chaos se débrouille : les campaniles
dedsinleni'leui^ profil délicat ' et leâ'dèmes leut* coiffure obèse; les
palaisi découpent lèvre bdlcohj dentelés et leurs toitures orientales;
les oontoii^S' ^'accusent' davantage, mais les tons restent les mêmes.
La ville conserve des teintes blanches et roses, le ciel et la mer
leuTir* nuances ventes «et bleues^. '
Spectacle merveilleux 1 Gn* quelques minutes l'enthousiasme qxiil
inspire nous transporte dans un monde idéal. Fatigues, ennuis,
dégpoùts^ tout est oublié. II suffît d'un regard jeté sur ce tableau
superbe pour ne plus se souvenir de la propreté douteuse du bord,
du lit incommode et malsain où l'on a passé tant de nuit^/et des
ASPECT GÉNËRA.L. 11
visages anguleux et moaotones qu'on a depuis longtemps sous les
yeux.
Tout cela disparait comme par enchantement. Ou ne voit et l'on
□é veut voir que la ville féerique. On est là haletant, ému, attendri.
Ah ! comme ils devaient être heureux ces intrépides enfants de
l'Adriatique , quand , après avoir surmonté des périls et des
ohstacles sans nombre; quand, après avoir risqué cent fois leur
vie pour leur patrie hien-aimée, ils retrouvaient leur Venise si belle
et leur cité de marbre si joyeusement ensoleillée!
VEKISE
La Madone Jea Lagunes.
Nous voilà maintenant dans la lagune. Sur ces bas-fonds la
mer prend des colorations étranges. Il nous faut entrer dans le
Canal et, pour un instant, la terre et les maisons qui sont proches
nous cachent la ville à laquelle elles servent de remparts. IjCS
bouées nous entourent balançant sur les eaux leurs têtes vertes
et noires. Puis apparaissent les vaisseaux à l'ancre, les phares
blancs, les palissades et les petits forts, qui montrent au-dessus
des flots leurs créneaux garnis de terre et leurs embrasures armées
de gros canons noirs. A di'oite une longue bande de prairies s'étend
à perte de vue. Des maisonnettes faites de planches, peintes en'
12 AMSTERDAM ET VENISE.
couleur claire et perchées sur des pilotis, projettent en avant de
petits ponts verts ou bleus, qui s'avancent dans la mer.
Puis, au milieu, des poteaux de bois et, surmontant une grosse
poutre, la petite niche aux parois bariolées qui abrite l'image de
la Madone. Devant elle, nuit et jour, brûle une lampe en miniature
qu'entretient la piété des matelots et que le vent balance au gré
de ses caprices. Plus loin, nous doublons la pointe du Lido. Les
maisons, les phares et les bateaux se succèdent, s*enlevant en
taches foncées sur le bleu tendre du ciel, et mirant dans les eaux
limpides leurs masses à la fois sombres et gaies. Une minute
encore et nous voici de nouveau devant la ville de marbre.
Plus on approche et plus elle semble belle. A droite, le jardin
public arrondit ses cimes verdoyantes ; les vaisseaux majestueux
semblent dormir sur les flots , tandis que les grandes barques avec
leurs voiles jaunes paraissent voler à leur surface. Les palais,
les dômes et les clochers, les quais de pierre et les ponts de
marbre, les campaniles rouges, la brique rose et le marbre blanc^
les fenêtres bleues et les toits noirs, tout se colore et s'illumine.
C'est un concert merveilleux des plus riches couleurs, un cliquetis
des nuances les plus vives et les plus joyeuses.
Toutes les merveilles de la cité sans pareille se déroulent alors
devant nous. Les tours de l'arsenal, le quai des Esclavons, le
Palais ducal, la liibrairie vieille, la Piazzetta et ses colonnes, les
dômes de Saint-Marc, le Grand Canal avec la Sainte, la Dogana
di Mare avec ses statues et sa boule d'or, tout cela brille, étin-
celle, éblouit; tout cela nous charme, nous émeut et nous électrise.
On sent son cœur qui bat plus vite; il semble qu'une fièvre de joie
et d'amour s'empare de l'être tout entier , et dans ces quelques
minutes, ivre de soleil et de lumière , on croit appartenir à un
monde en dehors et se trouver tout à coup transporté dans le
royaume des fées.
Mais le port, qui jusque-là avait été calme et tranquille, s'anime
tout à coup ; le vaisseau s'arrête et les gondoles accourent ; elles
tournent autour de nous. Debout à l'arrière, le gondolier nous
hèle, avec son meilleur sourire et sou salut le plus gracieux.
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ASPECT GÉNÉRAL. lô
Encore quelques minutes et nous voilà à son bord. Son frêle esquif
s'ébranle, et bercés par son mouvement cadencé, nous rasons la
surface de Feau, éblouis par le soleil et caressés par la brise.
Voyez combien la différence est grande entre la vulgaire arrivée
par le chemin de fer et cette entrée majestueuse que nous venons
de faire dans le port de Venise lu Belle. C'est toujours par la
mer qu*il faut pénétrer dans les cités maritimes. G^est par là
seulement qu'il est permis de juger la ville dans son ensemble,
et d'embrasser d'un regard ses beautés multiples.
Vous plait-il que nous agissions de même avec Amsterdam ?
Laissons pour les gens d'affaires le chemin de fer hollandais
et le chemin rhénan. Supposons que nous venons du Zuiderzée.
Nous nous sommes embarqués à Harlingen, à Lemmer, à Enkhuizen
ou simplement à Rampen. Nous venons de franchir les écluses de
SchelUngwoude. Les grandes portes ont tourné sur leurs gonds
énormes scellés dans le granit. Le sifflet, s'est fait entendre et notre
bateau s'est mis en marche, lançant dans les airs un joyeux panache
de blanche fîimée. Nous 'voilà au milieu de TY. Les rivages qui
sont encore proches déroulent à perte de vue de verdoyantes prai-
ries, émaiUées de bestiaux noirs et blancs. Sur la droite, l'Over-p
toom et Nieuwendam semblent cacher leurs maisons noires et
ronges dans les grands champs de colza qui les entourent. Plus
bardis, le cloqher relève la tête, lance dans les airs sod faite pointu,
et le moulin à vent tourne follement ses grandes ailes verted, qui
craquent à chaque souffle qui passe. Puis c'est la pointe du Water-
laad,.du pays de l!eau, qui s'avance dans le golfe et semble tendre
la main aux jetées de la ville ^ et par derrière, le pays de la Zaan
avec. ses myriades de moulins noirs, aux ailes jaunes et rouges^
qui, dans l'éloignement, semblent une armée bourdonnante de
gigantesques sauterelles, abattues sur la prairie sans fin.
Devant nous les « Tjalks » ventrus, couchés sur le côté , laissant
flotter leur « zward », la voile brune gonflée par le vent, le pavillon
tricolore au haut du mât, sillonnent en tous sens la plaine argentée.
Les u stoombooten n gagnent bruyamment l'entrée du Grand Canal,
qui doit les mener à la pointe du Helder. Les bateaux roux, chargés
16 AMSTERDAM ET VENISE.
de lait et de légumes, dirigent vers la grande ville leurs montagnes
de provisions, et les pêcheurs nonchalants, aux chemises rouges
avec leurs vestes brunes, couchés sur le pont de leurs barques arron-
dies, attendent le milieu du jour pour franchir les écluses et com-
mencer leur course aventureuse.
Au loin, la ville nous apparaît perdue dans une brume azm*ée
d'une douceur extrême. Ses campaniles et ses clochers se dessinent
à peine. Ses vingt mille pignons forment une immense bande noire
qui borde Thorizon , et qu'on prendrait à cette distance pour une
dentelle énorme plaquée sur un drap d'argent.
Bientôt nous longeons la digue de l'Est. Les bâtiments qu'elle
abrite dressent leur forêt de cordages et de mâts. Derrière eux,
les Docks de la marine royale profilent leurs longues silhouettes
brunes, et le bruit de la ville, qui devient plus intense, com-
mence à peupler l'air d'une joyeuse animation.
Mais notre bâtiment décrit une courbe savante. Tout à coup il fait
face à la grande cité. Nous marchons droit sur elle et, à mesure que
nous approchons, ses lignes se dessinent et ses contours s'accusent.
Le premier plan appartient de droit à une flottille de légers
bateaux qu'on charge ou qu'on décharge. De petits vapeurs, prêts
à partir, appellent, avec leur cloche joyeuse, le voyageur en retard.
Les grues gémissent en enlevant les marchandises. Les tonneaux
roulent sur le pont, et les ballots s'engouffrent dans les écoutilles
béantes. Puis, derrière, c'est le quai avec son animation joyeuse,
sa population particulière et son personnel à part. Les uns fument
et causent, attendant qu'on les appelle au travail; les autres
.déchargent les voitures ou chargent les bateaux. Les omnibus
passent, les camions s'arrêtent, les marchandises arrivent. On les
entasse sur le quai posément , tranquillement, méthodiquement,
sans désordre et sans fièvre.
Plus loin se dressent les maisons longues, étroites, effilées et
peintes en couleur sombre. Par leurs fenêtres sans nombre et
toutes encadrées de blanc, elle semblent regarder les travailleurs
et surveiller le port. Leur perron de granit, avec sa petite balus-
trade, les défend contre les indiscrétions du dehors,. et l'ehtabie-
j
ASPECT GÉNÉRAL. 17
ment qui les surmonte, ombrageant leur sommet, prend les airs
victorieux d'un panache de bataille. Entre elles, les canaux ouvrent
de longues perspectives, qui permettent au regard de fouiller
jusqu'au centre de la ville. Alors l'œil, s'engouffrant dans ces
longues avenues, s'en va chercher dans un lointain vague et indécis
des profils d'une douceur exquise qui, perdus dans la vapeur
bleuâtre, se confondent avec les nuages de l'horizon. A cette
distance, les maisons^ si longues auprès de nous, semblent se faire
petites pour n'être point vues, et chaque coup d'œil lancé sur
elles a l'air d'une indiscrétion. Les bateaux rebondis leur font un
rempart mouvant de leurs longs mâts , qui balancent en l'air leurs
pavillons multicolores; et ceux-ci figurent assez bien une armée
de girouettes dont le moindre souffle entretient le frémissement
perpétuel. Puis c'est un brouhaha joyeux, une sorte de grondement
cadencé indiquant l'activité et la vie, qui nous arrive par ces
artères , comme ferait le sang courant à gros bouillons , et Ton se
sent exister doublement , de sa vie propre d'abord et puis de celle
de cette cité turbulente dont chaque instant nous révèle davantage
le caractère personnel et la puissante vitalité.
Mais bientôt les navires qui se rapprochent nous empêchent
de fouiller les profondeurs des canaux. Le port avec son animation
appelle de nouveau toute notre attention et occupe tous nos regards.
Notre bateau ralentit sa marche et semble chercher une place propice
pour pouvoir nous débarquer. Les mâts des vaisseaux, les portiques
des ponts-levis, le sommet des églises et le toit des maisons for-
ment une ligne richement colorée, qui tranche, par ses teintes
sombres, sur la blancheur argentée du ciel. Au-dessus de ce
chaos d'habitations brunes et titubantes, se dressent les campa-
niles, les tours, les dômes, et les clochers peints en noir. Leurs
formes étranges, bizarrement dentelées, orientales ou espagnoles
pour la plupart, accrochent les rayons du soleil^ et les carillons
bruyants lancent dans les airs les refrains cadencés de leurs inters
minables chansons.
A mesure que nous approchons, le merveilleux spectacle de
cette ville bruissante, agissante et vivante nous attache et non-
18 AMSTERDAM ET VENISE,
charme. Curieuse cité! il semble, à la voir pour la première fois,
qu'on la connaisse depuis longtemps et qu'on l'ait déjà vue. Tout
en elle est étrange, unique, original, et cependant rien ne choque,
rien ne contrarie ni ne blesse.
Elle déroute de l'idée qu'on s'en était forgée , et on l'aime mieux
telle qu'elle est , que comme on l'avait imaginée. Sa vie à la fois
bruyante et calme, tranquille et tumultueuse, attii-e, charme et
retient. Elle exerce une sorte de fascination bizarre, et l'on com-
prend que ceux qui ont, dès leurs jeunes ans, appris à la connaître,
l'aiment par-dessus tout et ne veuillent jamais la quitter.
III
LA PLACE SAINT-MARC.
Impressions premières. — Comparaison. — Guardati daW inira cotunnio. — Le Palais ducal
et U Librairie Weille. — Le campanile et la Loggetta, — Saint-Marc, les Procuraties et
la Fabhrica nuova, — Sansovino, Scnmozzi et Soli. — L'église San Gominiano. ^- Une
antique cérémonie. — La place et ses pijjeons. — Fêtes populaires. — Le gondolier
Sanlo. — Le Brogtio, — Intrigues ei conspirations. — Tumulte populaire. — Uiîe année
(glorieuse et néfaste. — Manin et le peuple. — Venise la nuit.
Maintenant que nous avons pu comparer l'aspect général des
deux Venise^ que nous avons éprouvé les sensations que font
naître à première vue ces deux villes si originales , résumons nos
impressions premières et voyons quelles analogies nous trouvons
entre elles. A bien prendre, il n'y en a qu'une : la couleur. Il
est difficile, en effet, de voir deux cités plus merveilleusement
colorées.
Mais cette analogie unique s'exprime d'une façon si différente
dans chacun des deux cas , qu'il est à peu près impossible de dire
qu'elle constitue une ressemblance. Venise se détache en blanc
et en rose sur un ciel bleu foncé et une mer émeraude. Amsterdam
s'enlève en brun-roux sur un ciel d'aziu' pâle et une mer argentée.-
La couleur existe de part et d'autre, mais l'effet produit est
absolument contraire.
L'impression morale, nous l'avons noté, est, elle aiissi, tout à
fait différente. Venise est calme et silencieuse ; Amsterdam est
plein de mouvement et de bruits L'une est la ville du repos
joyeux, de la nonchalante flânerie, des paresseux et des rêveurs;
l'autre est la ville du travail constant, du labeur incessant, la
patrie du calcul et de l'exactitude. L'une semble se plaire dans un
recueillement voisin de la somnolence, joyeux avec une pointe de
22 AMSTERDAM ET VENISE.
douce mélancolie; Faiitre bourdonne comme une ruche prévoyante
et afFairée, où Ton ne s*abandonne au plaisir que lorsque la
beso{;ne est faite et la tâche du jour accomplie.
Voyons maintenant lés choses plus à fond. Parcourons les deux
villes et regardons si nous ne découvrirons pas à l'intérieur quelques
ressemblances un peu mieux dessinées.
Nous venons de quitter notre gros -navire. Nous avons pris
place dans une gondole découverte. Le barcarol, faisant pivoter
l'éperon de sa barque, se dirige vers la Piazzetta. Il aborde en
face des colonnes de granit, et Saint-Georges, du haut de son
antique belvédère, laisse tomber sur nous un regard protecteur.
Gardons -nous toutefois de passer entre les colonnes. Gela porte
malheur. « Guardati daW intra colunnio! »» C'est depuis bien
longtemps un dicton populaire. Autre part, la chose ne tirerait
point à conséquence ; mais nous sommes ici dans le pays de la
gettatura. Il ne faut pas plaisanter avec ces sortes de choses.
Un doge, pour n'y avoir pas pris garde,, paya de sa vie cette
fatale imprudence. C'est un exemple qu'iL faut avoir bien soin de
ne pas imiter.
Le lieu, du reste, est assez sinistre pour que nous l'évitions : c'est
là que jadis on suspendait les cadavres des criminels; les uns, de
simples malfaiteurs, voleurs ou assassins, par la gorge; les autres,
criminels d'État, par les pieds.
La vue de ces loques humaines, se balançant dans les airs,
piquées par les corbeaux voraces et déchiquetées par le temps»
était, parait-il, d'un salutaire effet sur la populace. On Je petisait
du moins ; h ce point que lorsque , faute de coupables , la place
se trouvait momentanément libre, on s'en allait quérir aux hôpi-
taux quelque triste grabataire, qu'on accrochait là en manière
d'épouvantail.
Mais que ce péristyle sinistre ne nous empêche pas d'admirer
les merveilles qui se déroulent sous nos yeux. Au premier plan, les
Colonnes de granit, ht Zecca, le Palais ducal et la Librairie vieille,
le môle et le ponte delta Pag lia; au second, le campanile et le
profil de l'église Saint-Marc, et de l'autre côté de la place, dcr-
LA PLACE SAINT-MARC. 2a
rière les grands mâts, la toui* de l'horloge avec son cadran étoile,
son lion d'or et ses. jacquemards qui frappent les heures. Est- il
rien de plus magnifique au monde , surtout rien de plus complet ?
Examinons maintenant en détail chacun des monuments qui
composent ce merveilleux tableau , chacun des bijoux qui meublent
cet écrin sans pareil.
A notre droite , voilà le palais ducal , avec ses gros piliers et ses
fines ogives, avec sa loggia de style arabe, soutenant sur une gale-
rie trilobée sa grande marqueterie de marbre, avec sa dentelle
d'ogives , de trèfles et de quatrefeuilles , avec ses grandes fenêtres
encadrées dans leurs gracieux festons, avec ses coins ourlés d'élé-
gantes colonnettes. La corniche qui le surmonte, corniche de
marbre blanc moitié gothique et moitié byzantine, découpe sur
le ciel bleu ses pyramides évidées et ses frêles aiguilles, semblables
à des créneaux dentelés. Son gracieux balcon brodé dans le marbre,
les délicates sculptures qui entourent ses chapiteaux , qui grimpent
aux angles des fenêtres et accompagnent les ogives dans leurs courbes
majestueuses, lui donnent un aspect de richesse et d'élégance qui
charme les yeux , alors que son grand mur, avec sa large mosaïque
de marbre rouge et blanc , lui communique une physionomie
robuste et solide qui étonne et impose. A la fois tribunal et con-
seil, palais et prison, cette grande merveille s'accommode à ravir
de ce superbe contraste. Sa gracieuse solidité et sa sévère élé-
gance nous disent son histoire, bien mieux que les longues chro-
niques du vieux temps. Ses sombres galeries évoquent un autre
âge, et ses délicats arceaux racontent à tous les yeux les fêtes d'au-
trefois et les grandeurs disparues.
A leur vue on sent le passé renaître. L'antique Venise revit sur
cette place déserte, où jadis elle préparait sa politique et ses
expéditions, où l'on décidait de la paix du monde et du com-
merce de l'Orient. Les portiques se repeuplent d'une foule animée ,
agitée, anxieuse, et les dalles de granit disparaissent sous la robe
traînante des pregati, sous la sombre simarre des patriciens, dont les
regards se reposent avec orgueil sur le port majestueux couvert
de navires et encombré de richesses.
»i
24 AMSTERDAM ET VEHISE.
A notre gaucbe s'élève un autre palais, non moins beau de
lignes, non moins gracieux dans ses détails, mais qui n'a pas cette
majesté sereine ni cette austère grandeur : c'est la Librairie vieille,
dont la façade passe pour être le chef-d'œuvre du Sansovioo.
PONTE DELLA PAGUA
d'aprè» une |ieiDlarc de Canaletiu.
L'ordonnance eu est belle, simple et savante, bien qu'elle rompe
avec les règles antiques ' ; la décora.lioD surtout en est magolfique.
Ijcs figures qui remplissent les tympans des archivoltes, tes clefs
des arcs, ainsi que les grandes lignes de l'ai'chitecture qui les
' A l'époque OH la Librairie vieille fut construite par le Sansovino, la sou-
mission aux préceptes de Vilruve était telle, que certains détails de ce superbe
monumeut furent critiqués avec une ardeur excessive, notamment la bauteurdc
l'entablement et l'abscucc d'une demi-inélope sur l'angle de )a frise, Hon-seule-
menl les archilecles du temps, mais les savants, les Itltéraleurs et le cardinal
Bembo lui-même, prirent la plume ponr di'puler »ur ces pravos <iiie«!o'is.
LA PLAGE SAINT-MARC. 25
entoure, se projettent en avant avec des saillies énormes, d'un relief
et d'une hardiesse incroyables. Elles colorent ainsi par des jeux de
lumière cette façade , qui sans cela paraîtrait froide et nue , terne et
sombre, et ne pourrait supporter l'écrasant voisinage du Palais ducal.
Ce bel édifice, Tua des plus élégants qui soient non-seulement
à Venise, mais dans toute l'Italie, faillit pourtant cofiter la liberté à
son auteur et peut-être lui coûta la vie. Tandis que Sansovino acti-
VENISE
Le (Umpenile dé Saïnl-Marc.
vait les travaux, une des voûtes s'écroula. Le conseil des Dix, tou-
jours soupçonneux, y vit un crime volontaire. Préférant accuser
son architecte' de malversation plutôt que de négligence ou de faux
calculs, il le fit jeter en prison, le dépouilla de sou titre d'archi-
tecte de la Bépnblique, et allait lui'faire son procès, quand', sur
les démarches et les instances du Titien et de l'Arétin, le pauvre
homme fut rendu à la liberté et à ses chers travaux. Toutefois,
il fallait que ce crime imaginaire ou imaginé fût expié par
quelqu'un. L'officier de police qui avait arrêté le grand artiste
fut emprisonné à son tour. Le malheureux paya d'une longue
26 AMSTERDAM ET VENISE.
détention l'accident arrivé à Farchitecte. Mais cette étrange justice
dîstributive ne profita guère à Sansovino. Soit que les émotions
qu'il avait éprouvées pendant sa détention eussent ébranlé sa santé,
soit pour toute autre cause , il ne survécut que quelques mois à
ce retour inespéré de la faveur publique. Il mourut laissant son
œuvre inachevée ; et ce fut Scamozzi qui la termina, en suivant à la
lettre les projets de celui qui avait été son ami et son maître.
Le Sénat, s'il eût voulu réfléchir, avant d'accuser son archi-
tecte favori, eût bien pu attribuer à l'inconsistance du sol l'évé-
nement dont il rendit Sansovino responsable. Malgré les pilotis sur
lesquels on a été obligé d'asseoir tous les monuments de Venise, le
terrain mouvant s'est plus d'une fois dérobé sous leur poids. Le
campanile de Saint-Marc, qui est à Venise le campanile par excel-
lence, comme la place qu'il domine est la seule qui porte le nom
dé piazza ", le campanile auquel nous sommes arrivés peut nous
en fournir un exemple. Fondé dans le premier quart du dixième
siècle, il était en 1080 parvenu au tiers de sa hauteur quand le terrain
qui lui servait de base céda brusquement sous la charge des maté-
riaux. Dominique Selvio,* qui pour lors était doge, ne songea
point à sacrifier l'architecte Vilipardi. Il se contenta de faire
abattre le clocher et de le faire réédifier quelques toises plus loin ,
sur l'emplacement actuel.
Toutefois cette énorme construction ne fut point achevée d'un coup.
Tout d'abord la tour ne s'éleva que jusqu'à la plate-forme, où
sont actuellement les cloches. En 1178, on la compléta avec une
flèche copiée sur un modèle antique* Mais cette flèche faisait,
paraît-il, un assez triste effet. C'est pourquoi en 1510, sous le règne
de Lorédan, on la démolit, et on la remplaça par celle qui existe à
présent, avec ses lames de bronze, ses marbres orientaux, ses
colonnes de granit et de vert antique.
Tel que nous le voyons aujourd'hui, le campanile est un mo-
nument plus bizarre que joli , plus imposant que gracieux , moins
1 Les places sont nombreuses à Venise. Mais seule la place Saint-Marc porte
le nom de place (piazza)^ les autres sont appelées campo*
LA PLAGE SAINT-MARG. 27
élégant qu'étrange. Et cependant il complète d'une façon curieuse
cet ensemble merveilleux d'admirables monuments. On est telle*
ment habitué à le voir là, qu'on ne peut le supposer autre part, ni
imaginer quoi que ce soit qui puisse le remplacer. Il fait partie d'un
tout. C'est une note fantasque, mais qui ne trouble point l'har-
monie générale.
A ses pieds, se trouve une délicieuse bonbonnière, un joli
petit édifice dans le goût florentin, sculpté, fouillé, ciselé avec
amour, et dont la luxuriante et délicate ornementation tranche
vivement sur la robuste nudité du beffroi, dont il orne la base. La
Loggetta est un bijou de marbre et de bronze, échappé des mains
du Sansovino. Il la construisit en 1540, et ses élèves l'ornèrent de
charmantes statues , un peu maniérées peut-être , et de chapiteaux
finis, fouillés comme des pièces d'orfèvrerie. C'est une merveille
que cette petite loge. Il est impossible d'imaginer rien de plus
délicat et de plus riche; et l'on ne devinerait guère, à la voir si
pimpante et si coquette dans ses artistiques atours , à quelle desti-
nation particulière elle était jadis affectée.
D'abord elle servit aux réunions privées des nobles patriciens.
Puis, en 1618, après que l'effroyable conspiration dirigée par le
comte de Bédemar eut miraculeusement échoué par suite de la
délation de Jossier', la Loggetta devint un poste d'observation.
Elle fut occupée, à certaines heures du jour, par un procurateur
de Saint-Marc et une troupe d'ar^ena/o^//. Cette garde avait pour
' Cette -conspiration, connue sous le nom de Conjuration des Espag^nols^
mit la république et la ville de Venise à deux doigts de leur perte. Ourdie avec
un machiavélisme inouï, elle était à la veille d'éclater, lorsqu'un des conjurés,
pris de remords subit, dénonça ses amis, qui presque tous périrent dans les
plus affreux supplices. Le comte de Bédemar, l'instigateur et le chef de cette
conspiration extraoïxiinaire , ne dut la vie qu'à son audace et à son titre d'am-
bassadeur d'Espagne. 11 fut du reste désavoué par le roi son maître; mais les
titres et les honneurs qu'il obtint dans la suite^ en même temps que le chapeau
de cardinal, prouvent suffisamment la part qui revient à l'Espagne dans ce
gigantesque complot.
Voir à ce sujet la Conjuration des Espagnols. Paris, 1674; — le Mercure
français, 161B, et les historiens Nani etCappelletti. — M. Daru la révoque en
doute, mais rien ne justifie l'opinion émise par l'historien français.
28 AMSTERDAM ET VENISE.
mission de veiller sur les séances du grand conseil, et, en empêchant
les gens armés de s'approcher du Palais, de prévenir toute surprise.
Il ne faisait pas bon braver cette consigne rigoureuse à l'excès.
Plus d'un imprudent, qui en fit l'essai, ne recommença point, et
pour cause. Un jour, deux sbires qui cherchaient un individu
dénoncé au conseil des Dix, crurent l'apercevoir dans la foule
circulant sur la Piazzetta. Ils passèrent devant le campanile pour
aller arrêter leur homme. Tous deux avaient la rapière au côté.
Un des arsenaloiti les héla et leur intima l'ordre de rétrograder.
Ils n^en tinrent point compte. En un instant ils furent entourés',
arrêtés et conduits devant le procurateur. Celui-ci dressa sur-le-
champ son rapport. La procédure ne traîna point en longueur. Les
pauvres gens ne sortirent de la Loggetta que pour se diriger vers
les colonnes de granit, et, quelques instants plus tard, leurs cadavres
se balançaient, pendus par les pieds au milieu de ceux des Cri-
minels d'État.
Pénétrons maintenant sur la place Saint-Marc. A notre droite, la
vieille basihque, que nous voyions de loin dessiner son étrange
profil, développe sa superbe façade, avec ses courbes bizarres,
ses cintres enchevêtrés, et sa profusion de colonnes, dépouilles
des sanctuaires byzantins et des temples antiques. Partoot les
tons les plus chauds et les couleurs les plus vives; les marbres et les
mosaïques étincellent au soleil; l'or resplendit, formant le fond des
saints tableaux et décorant les chapiteaux des colonnes. C'est un
cliquetis de nuances joyeuses, une harmonie bruyante de tons vifs
et généreux , que dominent les grosses coupoles d'étain, coifiRées
de lanternes orientales, et portant, en guise d'aigrettes, des croix
fleuronnées , qui brillent dans le ciel bleu comme des étoiles d*or.
Plus tard, nous reparlerons de cette église unique au monde et
de cette façade sans pareille. Considérons pour le momeni la place
dôtit elle forme la base et dont elle est le principal ornement. Les
trois autres côtés de cette admirable cour de marbre sont fermés
par de larges et somptueux édifices, noblement assis sur un vaste
portique où la foule se presse et s'entasse, regardant et caquetant,
indiscrète et curieuse.
LA PLACE SAINT-MARC. 29
Ces édifices à arcades sont les Procuraties. A droite, en tour-
nant le dos à la Basilique, s'étendent les Procuraties vieilles. A
gauche, sont les Procuraties neuves, et au fond, faisant face
à l'église , la partie plus récente de ces somptueux bâtiments porte
le nom de Fubbrica nuova. La place n'est point régulière. La base
est plus large que le sommet, et l'ensemble forme un trapèze qui
n'a rien cependant que d'agréable à l'œil ' .
Jadis les Procuraties vieilles et nouvelles sei*vaient de demeure
aux procurateurs de la République. Les premières , oeuvre de
Lombarde, sont conçues dans le goût vénitien, avec des ouver-
tures nombreuses, une profusion de colonnes, des arcades pres-
sées et des corniches crénelées, dont les pinacles à jour se décou-
pent sur le ciel. Les Procuraties neuves furent édifiées par Scamozzi
dans le goût florentin. Elles portent la trace de l'inspiration et des
conseils du Sansovino. On y retrouve cette sage et noble ordon-
nance que nous avons rencontrée dans la Librairie vieille, dont
ellei ne sont du reste que la savante continuation.
Aujourd'hui qu'il n'y, a plus de procurateurs à Venise, les unes
et les autres ont changé de destination. Les Procuraties neuves
forment une façade du palais royal. Les Procuraties vieilles sont
devenues des habitations particulières , et tout le tour de la place,
abandonné à l'industiûe privée, est garni de magasins de ver-
reries, de boutiques d'orfèvres, de cafés et de restaurants.
Au commencement de ce siècle, le. quatrième côté, celui qui
forme le sommet du trapèze, était occupé par l'église San Gemi-
niano. Cette église ^ qui faisait face à. la Basilique de Saint-Marc,
n'était pas fort ancienne. Elle était l'œuvre du Sausovino,.qui, à
sa mort, y fut enterré*.
* On a ppétëndii que te campanile avait été «ouâlruU à Tendroît on il s'élève
pour rectifier l>li(]pnement de la place qui ,n*est point régulière. Celte opinion
esl saus valeur, puisque le campanile est antérieur aux autres constructions
qui bordeht la place.
* A la démolition de Téglise, en 1809, les cendres du grand artiste furent
transportées dans réalise San Maurizîo; aujourd'hiû elles se trouvent, siinsi que
son mausolée, au Semuiaris patriarcale , dont la chapelle est continue à ré(;li8e
délia Salute.
30 AMSTERDAM ET VENISE.
En 1809, à l'époque où Napoléon, devenu roi d'Italie, s*occu-
paît d'embellir les capitales de son royaume, l'église fut jetée
bas, et l'architecte Soli fîit chargé de compléter, par un troisième
palais à galeries, l'ensemble de la place Saint-Marc. Il s'en acquitta
fort heureusement, prit pour modèle l'œuvre de Sansovino, et la
Fabbrica nuova ne dépare point l'ensemble de cette grande et belle
place.
Cette église San Geminiano, qu'on détruisit si prestement,
n'était pas la première de ce nom qu'on vît sur la place Saint-
Marc. Au douzième siècle, il en existait une autre à l'endroit où se
trouve aujourd'hui le café Florian, c'est-à-dire vers le milieu des
Procuraties neuves. Elle gênait la circulation. On résolut de la
démolir, et comme , à cette époque, c'était une grosse affaire que
de toucher à un lieu sanctifié, le doge en demanda l'autorisation
à Rome. La chambre apostolique répondit doucement que, « si
le Saint-Siège ne peut autoriser le mal que l'on veut faire , il
a été institué pour pardonner celui que l'on a fait ». Aussi, le
sacré collège ne tarda-t-il pas à apprendre que l'église avait cessé
d'être. Il réprimanda doucement la République, et infligea au doge
la pénitence de faire chaque année une de ces processions à grand
fracas, dont les Vénitiens furent si friands à tous les temps de leur
histoire. Tous les ans donc, suivi d'un pompeux cortège, le doge se
rendait sur le lieu où l'église avait jadis existé. Le curé le recevait
humblement, lui faisait de sages et timides remontrances, qu'il
terminait par cette invariable question :
M Quand plaira-t-il à Votre Sérénissime Grandeur de faire rebâtir
mon église? »
A quoi le doge répondait : « L'an qui vient! "
Cette pompeuse cérémonie dura près de trois cents ans.
Le milieu de cette place si grandiose, qui, moins les fleurs et
les arbres, ressemble assez au Palais-Royal de Paris, est entièrement
pavé de larges dalles de granit. C'est là que s'ébattent les pigeons
de Saint- Marc, nourris jadis aux frais delà République, enti'etenus
maintenant par la générosité des promeneurs. On a beaucoup écrit
pour indiquer l'origine de ces gracieux habitants, et la source des
Lm pigeons de S*i or-Marc.
LA PLAGE SAINT-MARC. 33
faveurs que leur pro(li{juait l'antique Venise; mais, comme tou-
jours, on s'est trouvé peu d'accord. L'opinion la plus répandue
est que leurs glorieux ancêtres aidèrent l'amiral Dandolo à s'em-
parer de Candie. Us portaient les messages de l'armée vénitienne,
et le vainqueur en ramena quelques couples dans sa patrie. La
République les adopta et pourvut à leurs besoins. Telle est la
légende la plus accréditée. Le certain, c'est que, depuis le treizième
siècle, ils vivent en bandes sur cette place, se logent dans les édifices
qui l'entourent, et se réunissent par compagnies sur les corniches de
Saint-Marc et les arceaux des palais.
Quand la République cessa d'être, ils ne furent point aban-
dobnés pour cela. Une des maisons composant les Procuraties
vieilles eut, comme redevance, la charge de les nourrir, et quelques
âmes généreuses, entre autres la comtesse Palcastro, leur firent
des distributions quotidiennes. Il est encore curieux de les voir
accourir à heure fixe , se grouper au soleil et attendre leur pâture
ordinaire. Jamais un passant ne les épeure, jamais un gamin ne les
poursuit. La foule indignée punirait immédiatement celui qui insul-
terait ses gracieux protégés. Aussi ne son^ils nullement farouches ;
ils Viennent prendre dans la main le grain qu'on leur offre , et c'est
uû charmant spectacle que de voir de blondes jeunes filles, aux
toilettes fraîches et aux visages plus frais encore, dondant à
manger à ces joyeux oiseaux , qui courent , volent et tburbillokiiieût
autour d'elles, se posant sur leurs bras ou grimpant sur leurs épaules.
Il y en a une légion , mais on doit s'étonner qu'il n'y en ait point
encbra davantage. Songez ce qu'a dû produire cette libre mul-
tiplication depuis six siècles que les premiers exemplaires furent
importés là. On dit bien, que les pieux Vénitiens poussent Tamiour
dé leurs hôtes ailés jusqu'à dénicher les petits et en faire des
fricassées excellentes. C'est à cette affection qu on devrait de
n'en point voir un nombre bien autrement considérable. Cette
imputation, qui ne manque point au fond d'une certaine vraisem-
blance, doit être cependant une affreuse calomnie. Du reste, il
nous serait assez difficile d'approfondir ce mystère. Laissons-le
donc pour de plus curieux ou pour de mieux instruits.
5
34 AMSTERDAM ET VENISE.
Les pigeons ne sont point toutefois le seul souvenir d'Orient qu'on
retrouve sur la place Saint-Marc. Devant le portail de l'église se dres-
sent trois grands mâts auxquels, chaque dimanche, on voit flotter
le pavillon italien. Us sont fixés dans des piédestaux de bronze du
plus beau travail. Ces piédestaux remontent aux premières années
du seizième siècle. Us furent sculptés et ciselés par Alexandre Leo-
pardo. Les trois grands mâts qui s'en échappent supportaient
jadis les pavillons de Chypre, de Candie et de Négrepont, les trois
royaumes orientaux que possédait la République. Le drapeau
de Négrepont fut remplacé par celui de Morée; puis, l'un après
l'autre , tous trois ils disparurent.
En 1811, le pavillon français flottait seul au miheu. L'amiral
comte de Villaret-Joyeuse , qui commandait à Venise, eut l'idée
assez étrange d'utiliser les grands mâts de droite et de gauche.
Il les convertit en mâts de cocagne , divertissement fort à la mode
en ce temps-là. On les lissa, on les graissa, et tout au haut on
suspendit une couronne de feuillage, ornée de la timbale de
rigueur, de la bourse traditionnelle et du couvert d'argent. Atti-
rés par l'appât du butin , gondoliers et matelots se présentèrent
en foule. Mais les premiers qui tentèrent l'aventure furent aussi
les derniers. Un marin de l'arsenal était parvenu à grimper au som-
met. Déjà il soupesait les prix, discutant en lui-même celui qui
devait le mieux lui convenir, quand tout à coup, pris de ver-
tige, il lâcha tout, tomba sur la place comme une masse inerte, et
se fendit le crâne. Au même moment, un matelot de la flotte, jou-
teur non moins heureux , était parvenu à se hisser au haut de
l'autre mât, quand celui-ci, se brisant à sa base, s'abattit loui^
dément au milieu de la place , écrasant dans sa chute une demi-
douzaine de bourgeois curieux. Le gouvernement fit une pension
aux familles des malheureuses victimes, et depuis ce temps les
mâts de cocagne furent pour toujours bannis de Venise.
La grande place, du reste, avait vu bien d'autres fêtes. Elle ne
se contentait point jadis d'être le centre de la cité, elle en était
aussi le cœur et le cerveau. C'est sur ses dalles unies que circu-
laient pompeusement les processions et les cortèges. C'est au milieu
LA PLAGE SAINT-MARC. 35
de ses arcades gracieuses que s'élevait tous les ans cette ville de
bois, avec ses rues et ses boutiques, où se tenait la célèbre foire,
la Fiera franco, qui durait un long mois et attirait des milliers
d'étrangers. Ce qui s'entassait là d'étofFes de prix, de bijoux de
valeur, de perles et de diamants, d'orfèvrerie, de cristaux et de
matières précieuses, est incalculable. Les charlatans, y débitaient
leurs boniments, et les saltimbanques y jouaient leurs parades. Les
masques italiens se livraient sur leurs tréteaux aux improvisations
les plus excentriques.
On y voyait « les robes de palais, les manteaux, les robes de
u chambre^ les Turcs et les Grecs, les Dalmates, les Levantins de
a toute espèce, hommes et femmes, les tréteaux de vendeurs d'or-
a viétan, de bateleurs, de moines qui prêchent et de marionnettes * . n
C'étaient les Revues d'alors. Les événements de l'année étaient
racontés, critiqués et interprétés de la façon la plus singulière.
Les personnages en vedette étaient contrefaits, ridiculisés, bafoués,
à la grande joie de la multitude et à la grande hilarité des badauds.
Pendant ces jours de joie et de folie , la liberté la plus entière était
laissée à ces masques improvisateurs des comédies de fart. Nul
•
n'avait le droit de les molester, de les rudoyer ni de tirer ven-
geance de leurs malins propos. Et c'était une prérogative que le
Conseil des Dix s'était réservée, que celle de juger les insultes
faites aux masques*.
C'est là aussi que le carnaval déployait ses pompes et nouait
ses intrigues. Le jeudi gras, on immolait le taureau et les douze
porcs qui représentaient^ aux yeux de la populace, le patriarche
d'Aquilée et ses douze chanoines, insurgés d'abord, vaincus,
soumis, et finalement tributaires de la République.
C'est au milieu de la place que se présentait pour la première
fois le doge nouvellement élu, porté sur les épaules des arsena-^
lotti, et jetant à la multitude des poignées de monnaie. C'est de
Saint -Marc qu'il sortait processionnellement , suivi des grands
* Président de Brosses.
* Galibert, Histoire de Venise, Système judiciaire.
36 AMSTERDAM ET VENISE.
dignitaires de TËtat, pour s'embarquer sur le Bucentaure, et
aller porter à l'Adriatique l'anneau traditionnel. A chaque grand
événement, à chaque victoire , à chaque conquête, il y avait fête
sur la place , et l'on accourait , l'on s'entassait pour bien voir.
La plupart de ces réjouissances se terminaient par un voL Uae
corde était tendue, qui allait du campanile au grand mât d'une
galère ancrée dans le port; un homme partait d'en haut, costumé
en archange, avec des ailes d'azur et une couronne d'or. Arrivé
devant le palais ducal, à la hauteur du balcon où se trouvait le
doge, il lui faisait un long discours, félicitait le conseil , le sénat,
la noblesse et le peuple, et récitait un sonnet. Puis, après avoir
jeté à la multitude des copies de ses vers et de sa prose, il achevait
sa descente au milieu des cris de joie, des vivat et des trépigne-*
ments ^ .
Un jour, un gondolier, plus hardi que les autres, au lieu de
descendre du clocher, y grimpa à cheval. Une corde, qui passait
dans la selle , tenait l'animal suspendu au câble qui allait du cam-
panile à la terre, pendant qu'une autre corde, munie d'un contre-
poids , tirait la pauvre béte et lui faisait lentement gravir la distance
qui la séparait du clocher. Au milieu de sa course, Santo (c'était le
nom de cet étrange cavalier) s'arrêta brusquement. U fit son
discours, récita son sonnet, en jeta des copies, présenta un bou-
quet au doge; puis, reprenant son ascension, gagna le sommet de
la tour, d'où il sauta lestement sur la plate-forme, saluant le popu-
laire enthousiasmé. L'année suivante, il recommença, mais cette
fois, en gondole. 11 nourrissait le projet de monter au clocher
en chaise roulante, c'est-à-dire en carrosse, quand la mort vint le
surprendre. Nul ne sait à quelles ingénieuses combinaisons son esprit
ne serait point parvenu. Toutefois, nous tous, qui avons frémi en
voyant, il y a vingt -cinq ans, un aéronaute s'enlever dans les
airs à cheval, reconnaissons qu'il n'y a rien de neuf sous le soleil.
Mais avouons aussi que nous sommes singulièrement plus ingrats
que les Vénitiens du bon temps. Santo mourut riche. «< On fit
' Freschot, Du gouvernement de Venise.
LÀ PLAGE SAINT-MARC. 37
« peindre et graver son portrait avec des éloges extraordinaires , et
a longtemps après on en parlait encore à Venise, comme d'un
tt homme que personne n'a précédé ni suivi dans ses hasardeux
a desseins ' . »
Plus loin, sur la Piazzetta^ se tenait le Broglio. C'était le rendez-
vous des nobles avant d'entrer au conseil. On préparait là les élec-
tions, les changements et les destitutions. Les conspirations par-
lementaires y prenaient naissance. On créait des ambassadeurs,
des généraux et des Sages de terre ferme. On briguait, on intri-
guait, on sollicitait pour ses amis, ses protégés ou sa famille.
On ourdissait mille petits complots ténébreux, qui venaient se
dénouer au second étage du Palais ducal. C'est là que prenaient
naissance les grandes résolutions et les basses combinaisons, que
les destinées de la République étaient examinées et débattues,
et qu'on préludait publiquement aux décisions souveraines.
Ces intrigues toutefois étaient le privilège de la noblesse. La
foule bruyante et bouillante ne se mêlait point de politique ni de
gouvernement. Elle se laissa dépouiller de ses droits et de ses
privilèges presque sans mot dire, paraissant n'y tenir que médio-
crement; et c'est à peine si, dans l'histoire de Venise, on voit
quelques rares exemples de guerre civile , de conjuration publique
et armée, d'émeute et de bataille dans la rue. Une seule insur-
rection ensanglanta la Piazzetta : celle de Querini, Badouer et
Boëmond Tiepolo (1310). Cette fois, mais cette fois seulement,
Saint-Marc vit le sang vénitien, versé par des mains vénitiennes,
couler à flots sur ses dalles rougies. I^a terreur que cette con-
juration, aussi formidable qu'insolite, inspira au parti aristocra-
tique, fut de longue durée. « Elle lui fit prendre, pour sa sûreté,
« des précautions qui dénaturaient entièrement la constitution de
u l'État^, n C'est de là que naquit le Conseil des Dix, de sinistre
mémoire. C'est le point de départ de cette inquisition perma-
nente à laquelle fut livrée l'existence de chaque citoyen, de cette
* Freschot, Du gouvernement de Venise,
* Sismondi.
38 AMSTERDAM ET VENISE.
terreur effroyable qui , pendant près de cinq cents ans , pesa sur le
peuple tout entier.
La conspiration de Marino Faliero , qui éclata quarante-cinq ans
plus tard, ne fut, à proprement parler, qu'une conjuration mili-
taire, une sorte de coup d'État combiné entre le dog[e et le chef
des troupes de l'arsenal. Et encore avorta-t-elle avant que d'être
arrivée à terme. Les chefs, arrêtés la veille du jour décisif,
payèrent de leurs têtes leur entreprise téméraire , et le peuple,
en voyant leurs cadavres décapités, ignora pendant longtemps
qu'ils étaient morts pour sa cause.
Il faut que nous arrivions à cette année mémorable où le souffle
de l'indépendance populaire , parti des frontières de la France , se
répandit sur toute l'Italie et vînt agiter le drapeau de Saint-Marc ,
pour trouver de nouveau le peuple en émoi groupé devant le Palais
ducal.
Le 12 mai 1797, pendant que ses ambassadeurs traitaient à
Milan avec le général Bonaparte, le Grand Conseil, effrayé des
rumeurs de la foule et tremblant au bruit des coups de fusil qu'on
tirait sur la Place, renonçait aux droits héréditaires de l'aristo-
cratie, abdiquait la souveraineté et reconnaissait « qu'elle réside
dans la réunion des citoyens » . II ne mettait à cette abdication com-
plète qu'une seule condition : c'est que le nouveau gouvernement
garantirait la dette pubUque, les pensions viagères et les secours
accordés aux nobles vénitiens ' .
Deux autres fois, mais dans des temps plus proches, la populace
se rassembla en tumulte sur la place Saint- Marc. C'était encore
dans une de ces époques d'effervescence libérale, où l'Europe
tout entière semble à la veille de prendre feu.
Le 20 juin 1849, assiégée par les Autrichiens, bombardée par
leurs canonnières et bloquée par leur flotte, Venise tout à coup
vit trembler ses monuments sur leur base incertaine. Une effroyable
détonation, accompagnée de lueurs sanglantes, vint jeter la terreur
dans toutes les âmes. La ville crut que sa dernière heure allait
> L. GalJbert.
LA PLAGE SAINT-MARC. 80
sonner. La fabrique de poudre venait de sauter en l'air. A peine
remise de la peur indescriptible qu'elle avait ressentie , la foule se
porta sur la Piazzetta. Honteuse de sa terreur passée, elle en
accusait ceux qui lui étaient suspects, et demandait à grands cris
qu'on lui livrât les traîtres. Le nom des infortunés n'était point
un mystère. Les meneurs les criaient à pleins poumons, et la
foule répétait « Pereat! pereat! n Transporté d'indignation, Manin
se précipita à la fenêtre. A sa vue, le silence se fit. Alors, d'une
voix tonnante :
— Vénitiens ! s'écria le dictateur, Vénitiens 1 croyez-vous qu'agir
ainsi soit digne de vous? Vous n'êtes pas le peuple, vous n'en
êtes qu'une fraction infime. Je n'ai point à me laisser dicter ma
conduite par des gens attroupés. Ni les menaces, ni les cris, ni les
fusils, ni les poignards ne n'empêcheront de vous dire la vérité.
Et maintenant retirez-vous tous! passez votre chemin! {Adesso
andate via tutti.)
Un seul cri s'éleva de la foule : « Evviva Manin! » et, confuse,
vaincue par le superbe langage qu'elle venait d'entendre , la popu-
lace s'écoula silencieusement et sans oser protester. Le 14 juillet,
une nouvelle explosion eut lieu, mais cette fois la population de-
meura tranquille. Ce ne fut que le 7 août, à dix heures du soir,
qu'une nouvelle manifestation osa se présenter. Ce soir-là, dit un
témoin occulaire^ la place Saint-Marc offrait un aspect vraiment
inquiétant. On criait : « Fuori Manin! » ou bien : u Leva in massa! n
Manin parut enfin et adressa à la manifestation la question ordi-
naire :
— Que veut le peuple î
Alors une voix s'élevant de la foule dît que le peuple de Saint-
Marc voulait s'armer pour le salut commun et demandait la levée
en masse, et la populace reprenait en chœur : « Leva in massa ! leva
in massa ! »
— Le peuple de Saint-Marc n'a pas besoin de faire cette de-
mande, répondit résolument Manin. Les registres sont ouverts. Si
* Jean Debrunner, Venise en 1848 el 1819.
40 AMSTERDAM ET VENISE,
vous voulez voas battre, enrôlez-vous.. . Je suis las de vous entendre
crier. U me faut des actes et non des paroles. Dans un instant je
descends au milieu de vous et j'ouvrirai les listes.
Le dictateur descendit eo effet. On installa uae table au milieu
de la place, et Manin appela ceux qui voulaient se faire inscrire.
Dix-huit jeunes gens répondirent à son appel. Et sur ce nombre
quinze n'étaient point aptes au service militaire '.
Aujourd'hui que Venise, rendue à la liberté, mais déchue de
son ancienne splendeur, n'a plus ni royaume, ni troupes, ni vais-
seaux, que son commerce est mort et que la source de ses richesses
est tarie, c'est encore la place Saint-Marc avec la Piazzetta qni sont
le cœur et le cerveau de toute la cité. C'est là qu'on se réunit,
qu'on cause, qu'on se dit les nouvelles. C'est un vaste salon, où l'on
se rencontre, se salue et s'aborde. C'est le lieu des cancans, le ren-
dez-vous des flâneurs, la promenade des coquettes. C'est là que
toutes les oisivetés se réunissent, se donnant mutuellement le spec-
tacle et s' offrant réciproquement une gratuite comédie. Dans le jour,
' H. Dcbriiiincr, à qui je laisse U responsabilité de la fin de cette anecclocte,
prétend, dans son livre, en tenir le récit du major Fontana, à celte époque
directeur du dépAt d'enraiement.
LÀ PLAGE SÀINT-MÀRG. 41
on y écoute la musique ^ on y lorgne les femmes, on 8*y moque des
étrang[ers. Le soir, on y prend son café, son granit, son gelato ou son
verre d'eau glacée, on médit du prochain, on critique les toilettes,
on fume de mauvais cigares, ou bien encore on rêve en regardant
la lune et en écoutant distraitement un chanteur nazillard qui
s'accompagne sur une guitare fêlée.
Cela fait partie intégrante de l'existence du Vénitien. Retran-
chez-en quelque chose et vous brisez sa vie. Il supportera tout
plutôt que de renoncer à cette douce flânerie sur sa Piazza et sa
Piazzetta bien -aimées. Les événements les plus extraordinaires ne
peuvent l'en tirer. Même pendant les journées lugubres dont nous
parlions tout à l'heure , quand le canon autrichien grondait sur les
lagunes et que les patriotes mouraient pour le salut de leur cité chérie,
« comme d'ordinaire, la place Saint-Marc était tout aussi animée, et
u les nombreux cafés étaient sans cesse remplis de monde. On était
u péniblement affecté en rencontrant tant de jeunes gens robustes
<i auxquels il aurait mieux convenu de prendre un fusil, que de
u se promener dans les rues avec bottes vernies, gants glacés et le
« cigare à la bouche*. »
Mais qu'y faire ? Cela est dans le sang , et si vous ou moi nous
restions quelques années à Venise, nous agirions probablement de
même. Nous viendrions grossir ce personnel d'oisifs, de perpétuels
promeneurs, de conteurs frivoles et de noctambules. Car la nuit a
beau étendre sur la cité ses ombres diaphanes , la place se vide un
peu, mais elle n'est jamais complètement déserte. A quelque heure
<|ue vous passiez et quelque temps qu'il fasse, vous trouverez tou-
jours des causeurs établis au café , et des flâneurs perdus sous les
arcades.
Le Vénitien aime la nuit avec ses myriades d'étoiles , sa lumière
douce et mélancolique qui argenté les palais de marbre , paillette
de ses reflets les flots du Grand Canal et répand sur toute la cité
une merveilleuse poésie.
Je ne sais rien de plus beau, du reste, qu'une belle nuit à
' J. Debrunncr.
6
42 AMSTERDAM ET VENISE.
VeDise. On se sent transporté dans an monde idéal. Od n'a qu'à se
laisser vivre. On regarde avec une tendresse émue ces grandes et
nobles façades respectées par le temps et que la lune caresse de
ses plus doux rayons. On écoute la brise qui passe sous les por-
tiques de marbre, et semble porter dans son doux murmure les
refrains éloignés d'une mélancolique chanson. Tout semble encore
plus majestueux et plus riche; tout, enfin, semble plus grand. Les
détails s'effacent, les contours s'atténuent et deviennent indécis. Et
l'esprit, emporté par un rêve plein de charmes, peuple de joyeuses
fantaisies cette obscurité transparente que fouille un rayon argenté,
ce silence que troublent à peine quelques soupirs d'amour, qui.font
tressaillir les échos du rivage.
Et quand la tour de l'horloge et le campanile ont épuisé les
heures de la nuit, quand à l'horizon l'aube nouvelle commence à
blanchir les dômes de Saint-Marc , quand les derniers promeneurs
disparaissent un à un sous les sombres vestibules des palais, alors
c'est avec chagrin qu'on quitte sa rêverie et qu'on se reprend k
vivre de la vie des humains.
VENISE
Le poit, TU de la Gin
IV
LE DAM
La cœar et le cerreaa d*une cité. — Gomment nos deax yilles naissent et se déreloppent.
-— Le port d* Amsterdam et la Nieuwe Stadsherbery » — Coup d*œil sur le Damrak, -^
La huitième merveille du monde. — Le Dam. — Le Temple des cigares. — Zeemanskoop
et Groote^Ctub. — La Nieuwekerk et la Bourse. — Gamins, fifres et tambours. — Conju-
ration des Ejipagnols. — La Croix de métal. — • Le vieux temps. — - Peintres et graveurs ;
estampes et tableaux. — Les bûtes du Dam. — Les badauds du bon temps. — Exé-
cutions et supplices. — Les anabaptistes. — Étrange insurrection. *— Les cadioliques
«xpulsés. — Émotion populaire de 1696. — Les Prussiens sur le Dam. ^- Une capitu-
lation. — Orangistes et patriotes. — La paix mise aux enchères. — Les Français k
Amsterdam. — La République batavc. — Le roi Louis. — Indépendance et liberté.
Noas avons dit que la place Saint-Marc est le cœur et le cerveau
de Venise. C'est là en effet que naissent les projets, que les impres-
sions se concentrent, que les pensées et les passions se développent,
que les sentiments nationaux se manifestent, et qu'aux grands
jours , les émotions populaires se produisent. Il ne peut du reste
guère en être autrement. La Piazza est le seul endroit de la ville où
les habitants puissent se rassembler en nombre , la seule place sur
laquelle cinq cents personnes puissent tenir sans effort.
N'essayons point d'en sortir, nous nous perdrions dans un éche-
veau de canaux et de sous^portiques , dans un dédale inextricable
de ruelles et d'impasses , où trois personnes ne peuvent s'arrêter un
instant et causer une minute sans que le passage soit obstrué et la
circulation interrompue '. Dans la plupart des calte^, il est impos-
' tt Les rues sans nombre sont étroites à ne pouvoir y passer deux de front
sans se coudoyer... Elles se communiquent par cinq cents ponts ou plus. Le
labyrinthe de Dédale n'y fait œuvre... », écrivait le président De Brosses dans
ses Lettres familières, que nous aurons plus d'une fois l'occasion de citer.
* A Venise, les rues, les passages et les places ont des noms spéciaux et s'ap-
pellent autrement que dans le reste de Tltalie. Caile est le nom général de la
44 AMSTERDAM ET VENISE.
sible, faute de place, de circuler avec un parapluie ouvert. Du reste,
la pluie n'y est guère à craindre, caries maisons se touchent presque
au sommet, et d'une fenêtre à l'autre on peut, au travers de la
rue, non-seulement se donner le bonjour, mais encore se serrer
la main.
Passons, s'il vous plaît, sous la tour de l'horloge. Prenons cette
voie importante que l'on nomme les Merceries. C'est la plus large
des rues vénitiennes. On y peut à peine tenir quatre de front. Et,
malgré cela , les boutiques empiètent sur la chaussée , les étalages
débordent des maisons , au risque d'accrocher les flâneurs au pas-
sage. Toutes ces ruelles, tous ces passages ne sont et ne peuvent
être que les artères , les veines et les vaisseaux chargés de charrier
le san[; de la ville, de le répandre dans tout ce grand corps et de le
faire afQuer au cœur et au cerveau, qui, cette fois, se trouvent
réunis sur un même point : la place Saint-Marc.
A Amsterdam , rien de pareil. Ce point spécial fait absolument
défaut. La vie s'épanouit sur toute la surface de la ville. Pas de
Forum qui absorbe les pensées; celles-ci naissent un peu partout,
s'y développent et produisent leurs effets naturels, sans être forcées
devenir se condenser dans un milieu commun. Les places abondent.
Les rues larges, les canaux majestueux, bordés de vastes quais,
ombragés de beaux arbres , divisent la ville en quartiers bien aérés ,
bien percés , qui ont chacun leur existence propre , leur population
particulière, riche ou pauvre, oisive ou laborieuse, mais toujours
économe et réfléchie. Les ruelles ne sont que des passages acciden-
tels qui relient les grandes artères , et celles-ci se développent avec
une superbe ampleur, animées ou silencieuses, suivant les gens qui
les habitent, leurs occupations et leurs besoins. Ce n'est pas qu'Am-
sterdam ne possède aussi sa Place. Le Dam est là pour pro-
tester. Le grand palais du Roi, la Bourse, la Nieuwekerk, la Groix
de métal en font le centre moral et intellectuel de la ville; mais il
rue. Lista est la ruelle à laquelle aboutissent d'autres ruelles. SaUzada (rue
pavée) se (lit des rues larges. Le campo est une place; le campiello, une petite
place. La corie une place sans issue. Le sotto portico (sous-portique) 8i[^niBc uu
pass;ige sous arcades allant d'une rue à l'autre.
LE DAM. 45
n*est ni un lieu de constante promenade, ni un rendez-vous perpé-
tuel des oisifs et des badauds, ni le point où convergent toutes les
forces vives de la puissante cité.
La raison de cette différence essentielle entre les deux grandes
villes est facile à saisir. La fondation de Venise fut accidentelle.
Celle d* Amsterdam , au contraire , fut parfaitement raisonnée.
En 452, quand Attila vient ravager l'Italie, les Venètes qui habi-
taient les côtes de l'Adriatique s'enfuient devant le vainqueur, et,
pour échapper à l'invasion , se réfugient dans les iles qui bordent le
rivage. Us consolident à la hâte les îlots, établissent sur ceux-ci leurs
premières demeures, les groupent autour du point le plus élevé,
le jRivo alto, et se serrent les uns contre les autres pour tenir moins
de place et pouvoir mieux se défendre. En 568, l'invasion des
Lombards amène un nouveau contingent de réfugiés : ce sont les
riches seigneurs des provinces voisines qui redoutent le pillage et
viennent , avec leurs effets les plus précieux , demander un asile à la
ville flottante; ce sont les prêtres catholiques qui fuient devant
Tarianisme des conquérants. On fait place aux nouveaux venus. On
se presse, on s'entasse , et voilà la ville qui s'étend sur son terrain
incertain et mouvant. Au neuvième siècle , nouvelles menaces d'un
ennemi du Nord, nouvelle immigration. Pépin, devenu roi d'Italie,
promène sur les bords de l'Adriatique son drapeau victorieux.
Malamocco , qui renferme un certain nombre de familles venètes et
abrite le gouvernement de la république naissante, est menacé par le
vainqueur. Ses habitants l'abandbnnent et, se réfugiant à Venise,
y transfèrent l'administration de la fortune publique et le siège du
gouvernement. C'est donc, on le voit, une série d'accidents suc-
cessifs qui fondent cette cité et la peuplent.
Pour Amsterdam, il n'en est point ainsi. Au onzième siècle,
quelques pêcheurs se groupent sur les bords de l'Amstel et y con-
struisent leurs cabanes priuiitives. Les seigneurs du pays, pour pro-
téger cette agglomération naissante, ou plutôt pour l'exploiter quand
elle sera devenue riche et puissante , élèvent un château qui domine
ces humbles demeures. Puis , pour défendre leurs nouveaux sujets
contre les incursions des pirates de la Frise, ils les aident à bâtir des
46 AMSTERDAM ET VENISE.
ponts , à construire des tours et à entourer la ville naissante d*ane
forte palissade. Au treizième siècle, la petite cité, qui a pris son
essor, s'augmente chaque jour et se développe. La place est bien
choisie, on y peut commercer avec les pays voisins et servir de trait
d'union entre la Germanie, l'Angleterre et la Frise. Mais les Kenne-
mers arrivent, la contrée est dévastée, les digues sont percées^ et
Tinondation couvre le plat pays. Il faut se remettre au travail.
C'est alors qu'on construit ce Dam^ cette digue qui doit préserver
la ville et la placer au-dessus des plus fortes tempêtes. Gomme on a
acquis de l'expérience et qu'on connaît les exigences de la naviga-
tion, les nouveaux quartiers que l'on bâtit sont édifiés rationnelle-
ment, d'après un plan sagement mûri et savamment ordonné. Rien
n'est abandonné au hasard. Les canaux développent leurs courbes
harmonieuses, qui aboutissent au port et donnent à la ville la forme
d'un immense éventail.
Partout le gracht^ se borde de quais, et les quais de maisons;
partout des ponts larges et commodes facilitent la circulation, et les
rues, qui^ partant du centre, franchissent les ponts et traversent les
canaux , viennent abréger les distances et rapprocher les quartiers
les plus éloignés.
A mesure que la ville grandit en force et en richesse , elle aug-
mente son étendue, elle s'adjoint des terrains, elle s'enveloppe
d'une zone de constructions nouvelles ; mais , fidèle au plan qu'elle
s'est tracé, elle continue à se développer en demi-cercle, et, grâce
à cette savante persistance, elle devient la ville maritime la plus
logiquement construite et la plus commodément disposée. Elle aura
beau dans l'avenir s'augmenter et s'accroître ^ chaque jour elle
constatera l'excellence de sa position et ne renoncera point au plan
qu'elle a adopté. Bientôt ses grandes destinées se font jour. Elle
qui dans le principe ne devait être qu'un trait d'union entre l'Aile-
magne et le Nord , la voilà devenue le point commercial qui relie
l'Occident à l'Orient, l'Europe à l'Asie japonaise et chinoise. Elle
est le comptoir du vieux monde , la reine des mers , la maîtresse de
* Nom donné en Hollande aux canaux des villes
50 AMSTERDAM ET VENISE.
prenions le chemia des écoliers? Non. — Vous choisissez le plus
court. — Prenons donc le Damrak. C'est par son large bassin que
l'Amstel écoule ses ondes dans la mer. Il nous mène tout droit à
notre but. Mais avant de nous engager sur son grand quai de
briques, jetons un dernier regard sur le port, que nous allons
quitter, et sur la ville , avec laquelle nous allons faire plus ample
connaissance.
Là où se trouve ce petit kiosque, où fument ces cheminées de
bateaux dragueurs, où des massues de fer enfoncent à grand fracas
une forêt de pilotis, on voyait encore ces années dernières une
construction bizarre et chancelante, édifiée au milieu des eaux,
comme une habitation lacustre, isolée du reste de la ville, et pei>
chée comme un oiseau sur de grandes poutres noires. C'était la
Nieuwe-^tadsherberg , hôtel (ou, si vous aimez mieux, auberge)
fréquenté par les marins, chéri par les gens de mer. Jadis, elle avait
une grande importance. Avant Finvention de la vapeur, et surtout
à Fépoque où Amsterdam était fortifiée , située en dehors de la ville
et au milieu du port, cette auberge pittoresque était le rendez-vous
de tous les voyageurs, qui venaient attendre là qu'un vent favorable
leur permît de prendre la mer. Le vent s'élevant souvent au milieu
de la nuit, ils pouvaient s'embarquer et partir de suite , ce qui leur
eût été impossible s'ils eussent habité l'intérieur de la ville , dont
les portes demeuraient fermées du coucher au lever du soleil. Plus
tard, la Nieuwe -- Stadsherberg était devenue le plus curieux
belvédère qu'on pût souhaiter pour bien voir ce port superbe et
son incessante animation. De tous côtés, les stoombooten, les fré-
gates et les bricks, les tjalks pesants, les koffen rebondis, les
bolters, les schokhers, les chaloupes et les barques; et puis, sur
les quais, cette émotion bruyante, cet entrain, cette agitation
sans fin; les hommes qui passent, les voitures qui roulent, les
gens qui causent. Combien d'heures, à la fois occupées et oisives,
se sont écoulées pour les hôtes de la Nieuwe ^ Stadsherberg à
contempler ce superbe tableau! A leurs pieds, on venait s'em-
barquer pour Purmerend et le pays de la Zaan. Ils voyaient
défiler les paysannes au casque d'or, et les enfants chagrins de
LE DiVM. 51
quitter si vite Amsterdam ; les paysans vêtus de noir et les maîtres
de moulin toujours pressés et empressés de quitter la grande
ville, affaires, préoccupés, lisant le Handelsblad, ou discutant
sur le change et les cours. Et puis au loin, derrière les voiles
rouges et blanches, ils apercevaient les prairies éternellement vertes
du Waterland, les clochers des villages, Zaandam et ses moulins.
Aujourd'hui cette auberge, unique en son genre, a complètement
disparu. C'est encore un des sacrifices que la Hollande pittoresque
a dû faire au progrès. Messieurs les ingénieurs sont venus. Ils ont
sondé la mer. Us ont mesuré, calculé la pesanteur des matériaux,
supputé la résistance du fond. Les travailleurs se sont mis à l'ou-
vrage. On a planté des pilotis, entassé des fascines, apporté de la
terre, construit des murs de brique et de ciment. Et bientôt, au
milieu de cette plaine liquide, vous verrez se dresser une gare de
chemin de fer. une gare gigantesque, qui mettra en communication
le Nord et l'Est, l'Ouest et le Sud, l'Allemagne, la Belgique et la
pointe du Helder.
Où les pêcheurs entêtés et patients jetaient, hier encore, la
pesante ligne de fond , on entendra bientôt le sifflet des machines ,
et la fumée des locomotives remplacera les tourbillons que lançaient
les bateaux à vapeur.
Maintenant venez sur le milieu du pont , et tournons nos regards
du côté de la ville. Admirons un instant ce large canal. Tous ces
bateaux qui s'entassent, tous ces mâts qui se dressent, et les pavillons
qui flottent an vent, lui donnent un aspect vraiment féerique. D*un
côté, les maisons baignent leurs pieds dans l'eau. C'est un des rares
quartiers d'Amsterdam où les quais fassent parfois défaut. Mais de
l'autre aussi, la foule se dédommage, et voyez comme elle se presse
affairée et remuante sous les grands arbres verts. Tout le long du
pavé de briques, protégées par des bornes de granit et des chaînes
de fer, les boutiques s'alignent, se serrent les unes contre les autres,
et semblent se faire petites pour tenir moins de place. Elles ren-
ferment tontes les provisions nécessaires au schipper, et reçoivent
de la mer une partie de leurs approvisionnements. Aussi l'on va des
boutiques aux bateaux et des bateaux aux boutiques , et les uns et
52 AMSTERDAM ET VENISE,
les autres, boutiques et bateaux, sont tellement soignés, lavés et
cirés, si bien entretenus, si fraîchement peints, en un mot si
nets, comme on dit en Hollande, et si propres, qu'on les croirait
construits d'hier, alors qu'ils ont cependant bien des lustres
d'existence !
Deux ponts coupent le Damrak au tiers de sa longueur, et
ce petit bâtiment, auprès du pont-levis, est la Bourse aux grains.
C'est là que les spéculateurs s'assemblent, et que meuniers et bou-
langers viennent faire leurs achats. On tire les petits cornets de sa
poche , on fait rouler le froment doré dans le creux de sa main , on
le regarde, on le soupèse, et l'on achète ou Ton vend '. Au fond,
ce vaste édifice à toit plat, à lucarnes et à pilastres, sombre^ froid
et sévère, c'est la grande Bourse, la Bourse aux valeurs. A voir ce
grand bâtiment, si massif, si fermé et si triste d'aspect, on ne
soupçonnerait guère sa destination. On croirait voir un tombeau
plutôt que le temple de la spéculation. Un tombeau! Hé! mon
Dieu, l'image n'est-elle point juste? Que de fortunes sont venues
s*anéantir en ce lieu, que de capitaux s'y sont engloutis pour
jamais! L'épargne de la Hollande y a subi de bien rudes saignées,
surtout dans ces années dernières ! Les Espagnols et les Américains
en savent quelque chose.
Maintenant, suivons le quai, longeons les magasins, évitons les
lourds chariots, marchons sur la bande de brique qui borde la
chaussée, et dirigeons-nous vers la Bourse. Une fois que nous y
serons arrivés^ nous n'aurons qu'un pas à faire pour être au milieu
de la place à\xDam.
* Cet établissement fut reconstruit en 1728, tel que nous le voyons aujour-
d'hui. Jadis il avait une importance qu'il n'a plus maintenant, et les transac-
tions qui se faisaient dans ce petit local étaient énormes. Amsterdam en effet
fut pendant longtemps le g;rcnier du nord de l'Europe. « Cette ville, dit sir
Ralcigh, a toujours dans ^s ma(jasins cinq à six millions de boisseaux de blé
dont pas un seul grain n'est poussé en Hollande; et une année de famine, dans
un autre pays du continent, enrichit les Pays-Bas pour sept ans. » Luzac, dans
son livre intitulé la Richesse de la Hollande, s'exprime presque dans les mêmes
termes que sir Walter RaleJ(;h : « Que la disette règne dans les quati-e parties du
monde, dit-il en terminant, vous trouverez à Amsterdam du froment, du seigle
et d'autres grains. Ils n'y manquent jamais. »
LE DAM. 53
Tout d* abord, c'est le palais du Boi qui frappera nos regards. Sa
grande masse inipose. Et quand on réfléchit qu'il a été construit
sur un sol incertain, qu'on a dû le consolider avec treize mille
sept cents pilotis ; quand on songe que chacune des pierres
énormes qui en composent les assises a dû. être amenée de pays
lointains , que c'est la Suède et la Norvège qui ont fourni la forêt
sur laquelle il repose , on se sent pris d'une sorte de stupéfaction
admiradve et de respectueuse déférence pour ce petit peuple
capable d'aussi gigantesques efforts.
Le palais du Dam est du reste célèbre parmi les architectes. Sa
grandeur et sa masse , sa[^régularité et ses nobles proportions , le
placent au rang des monuments modernes les plus remarquables,
et si l'on ne peut s'empêcher de trouver, avec M. Quatremère de
Quincy, que l'emploi des deux ordres (corinthien et composite)
qui s'étagent sur sa façade « et présentent le même système de
proportion et le même style de décoration » est empreint
d'une certaine monotonie^ il faut reconnaître que l'ensemble de
ses lignes est fort imposant et ne manque pas d'une indiscutable
majesté.
Sur un vaste soubassement, s'élèvent deux ordres de pilastres de
même hauteur. L'ordre inférieur porte le chapiteau composite;
l'ordre supérieur, le chapiteau corinthien. Chacun de ces deux
ordres renferme deux étages , marqués chacun par une rangée de
fenêtres; celles de la rangée supérieure étant, comme hauteur,
juste la moitié de celles qui sont en dessous. Entre ces grandes et
ces petites fenêtres sont sculptés des festons isolés. Au milieu de la
façade, se dresse un avant-corps que couronne un tympan tout
rempli de figures en bas et haut relief. Ces figures représentent
Amsterdam, qu'entourent le dieu des ondes et ses dévoués sujets,
Neptune , avec ses fougueux tritons , ses chevaux marias et ses
blanches naïades. Sur les acrotères du fronton, s'élèvent trois
statues allégoriques, et, derrière elles ^ un campanile un peu lourd
arrondit son petit dôme , soutenu par huit arcades cintrées et huit
demi-colonnes. Un vaisseau en girouette tourné au-dessus de la
lanterne. Un grand cadran doré marque l'heure officielle. Et le
54 AMSTERDAM ET VENISE.
carillon babillard, hôte inévitable des clochers hollandais ^ entonne
à chaque quart d'heure une chanson nouvelle, dont les notes se
perdent dans le bruit de la cité.
Vous le voyez, c'est un g[rand,un noble, un beau monument.
Malheureusement il lui manque une porte. Sept petites entrées
donnent accès sur la place, mais si étroites, si timides, si réservées,
qu'on songe à peine à les remarquer, et qu'on cherche malgré soi
la porte monumentale qui devrait compléter cette majestueuse et
superbe façade.
Le Dam y lui non plus, ne répond pas à la splendeur du palais.
La place, en efFet, est tout irrégulière. Ses maisons n'ont rien de
grandiose, ni de bien remarquable. Il en existe, à travers la ville,
des centaines qui ont une physionomie plus noble, une tournure
plus élégante, et surtout un plus grand air. Les seules qui méritent
quelque attention datent de ces temps derniers , et ont été , pour
ainsi dire, construites sous nos yeux. L'une est la demeure d'un
marchand de tabac , et l'on pourrait l'appeler le Temple des
cigares. Au dehors,
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu^astragales !
A l'intérieur, les boites de cigares s'entassent sur les comptoirs
de marbre et grimpent, le long des colonnes, de bronze, jus-
qu'aux corniches sculptées et aux lambris dorés. Dans les autres
maisons , nous trouvons installés deux grands cercles ^ deux socie-
teit, comme l'on dit en Hollande. La première, qui est aussi la
plus ancienne, s'appelle le Zeemanshoop^ l'espoir des marins.
Comme son nom l'indique, elle est le rendez-vous des per-
sonnes qui vivent de la mer et sur mer : négociants, expor-
tateurs, armateurs, assureurs maritimes, courtiers et capitaines.
L'autre, qui se nomme le Groote-Club, le grand club, ouvre
ses portes hospitalières à l'aristocratie industrielle et à la jeu-
nesse dorée.
De l'autre côté de la place, nous apercevons, dominant les mai-
sons d'alentour, les grandes et nobles lignes de la Nieuwekerk.
LE DAM. 55
C'est une des plus belles églises qui soient daas les Pays-Bas. Ses
soixante fenêtres lui donnent un aspect de légèreté et de sveltesse
que ne démentent ni la beauté ni la grâce de ses ogives élé-
gantes. On ne dirait point, à voir sa simple et délicate ornemen-
tation et la pureté de son style, qu'elle fut commencée en 1404 et
qu'elle ne fut achevée qu'un siècle plus tard. Elle repose, elle
aussi, sur une véritable forêt. Six mille pilotis supportent les
cinquante -deux colonnes qui soutiennent ses voûtes et les char-
pentes de son toit.
Un peu plus loin, et du même côté, voici la Bourse. Étant sur
le Damrak, nous avions déjà contemplé sa masse pesante et sans
beauté. La façade, qui règne sur le Dam, n'est guère plus heureuse.
Ce sont deux grands murs, nus et froids, entre lesquels s'ouvre un
vaste péristyle. En soiiie que si l'on peut dire que le palais est une
maison sans porte , on peut ajouter par contre que la Bourse est
une porte sans maison. C'est dans ce gouffre béant qu'à trois
heures sonnantes les négociants de la cité , les banquiers et les spé-
culateurs, les armateurs et les schippers se plongent à corps perdu
et disparaissent.
Aussitôt que l'heure sonne , on les voit accourir de tous les coins
et de tous les points, marchant droit devant eux, sans mot dire,
pressés, affairés, sérieux comme des gens qui vont accomplir un
devoir, remplir un sacerdoce. Puis, le temps venu, ils sortent de
de la même façon, gagnent les rues adjacentes, la Kalverstraat, la
Damstraaty ou le Rokin, et disparaissent comme ils sont apparus,
toujours pressés, sérieux, soucieux, silencieux et affairés. Il y a
loin, vous le voyez, de cette foule active aux badauds et aux flâ-
neurs qui peuplent la Piazza San Marco.
Dans la première semaine de la Kermesse , la Bourse reçoit une
série d'autres visites^ beaucoup plus tapageuses et infiniment moins
graves. Les enfants y sont admis avec des fifres et des tam-
bours. Ils ont le droit de faire tout le bruit qu'ils désirent; et
les petits diables abusent de cet étrange privilège pour faire
retentir l'air du plus effroyable charivari qu'on puisse imaginer.
L'origine de cette curieuse coutume remonte, parait -il, à l'an-
56 AMSTERDAM ET VENISE.
née 1622 '. En ce temps-là, les Espag^nols, qui n'avaient point encore
pu pardonner à la libre Hollande d'avoir secoué le joug; odieux qu'ils
avaient fait peser sur elle , essayèrent de faire sauter la Bourse.
Comme l'Âmstel passe justement dessous, et comme, à cette époque,
le passag^e n'étant pas fermé , les bateaux de petites dimensions
pouvaient suivre cet étroit chemin, ils avaient projeté de faire
entrer dans le canal une barque chargée de poudre, et de lancer en
l'air le temple de Plutus et les négociants ses pontifes. Un orphelin-
bourgeois découvrit le complot; il en fît part aux bourgmestres.
Ceux-ci, pour le récompenser d'avoir éventé la mèche (c'est le cas
de le dire), lui demandèrent ce qu'il désirait, lui promettant
d'avance de le lui accorder. Le petit drôle , poussé par je ne sais
quel malin esprit, réclama, pour ses camarades et pour lui, le
privilège que vous savez. On avait promis ; on dut en passer
par là. Et, depuis tantôt deux siècles et demi, la promesse des
bourgmestres a été religieusement respectée par leurs suc-
cesseurs. Mais ici une question se pose : dans peu d'années, une
ou deux, je ne sais pas au juste, la Kermesse d'Amsterdam
sera complètement supprimée. Que deviendra alors le fatal pri-
vilège?
Il faut dire toutefois que ce n'est point contre le monument que
nous avons sous les yeux que complotèrent jadis messieurs les
Espagnols. Celui-là, si on le faisait sauter, personne n'aurait
le droit de s'en plaindre. Il dépare la ville, enlaidit la place et
choque le bon goût. Il s'agit d'une autre Bourse, antérieure de
deux siècles, jolie cour pavée de marbre, entourée de gracieuses
arcades, avec un élégant campanile dans le fond. On l'a démolie
pour construire celle que vous voyez, et qui fut achevée en 1845.
* 11 est assez curieux de constater que c'est à la même époque que
les Espag^nols firent contre Venise et Amsterdam des tentatives qui au-
raient pu amener la destruction de ces deux villes. La conjuration du
comte de Bédemar, dont nous avons parlé dans le précédent chapitre,
faillit éclater en 1618, c'est-à-dire quatre ans avant la tentative sur in
Bourse d'Amsterdam. Heureusement, pas plus à Amsterdam qu'à Venise,
les détestables projets de ces ennemis sans scrupules ne furent couronnés
de succès.
^
LE DAM. 59
Francbemeat , ou n*a pas eu la main heureuse. Ce n'est point du
reste le seul monument disgracieux qui dépare cette pauvre place.
II y a encore cette g^rosse bâtisse carrée qui, après avoir servi aux
autorités militaires , est devenue , je crois , le refuge d'ingénieurs
civils ensevelis dans des montagnes de chiffres ; et cette Croix de
métal, dont nous parlions tout à l'heure, colonne bizarre, con-
struite en granit, pleine de ressauts, de pointes et d'aspérités
étranges. Elle doit symboliser le dévouement dont la nation fit
preuve pendant deux années critiques en 1831 et 1832. Franche-
ment, ce n'est guère le moyen d'exciter un peuple à la pratique
d'une des plus nobles vertus, que de la figurer à ses yeux par des
oeuvres pareilles.
Jadis le Dam, qui n'avait point subi tous ces enjolivements, était
une place bien autrement belle et vaste. Sa jolie perspective, son
aspect à la fois riche et simple ont tenté plus d'un peintre et séduit
plus d*un graveur. Les estampes abondent qui représentent la place
un peu sous toutes ses faces; et les meilleurs artistes n'ont pas
craint de lui consacrer leurs pinceaux. Lingelbach, avec son talent
si fin et si spirituel, en a tracé un ravissant portrait, qui est main-
tenant la propriété de la commune d'Amsterdam. L'œuvre date de
1656, du temps où l'on construisait l'hôtel de ville, qui est devenu
le palais actuel. Dans le fond, se profile majestueusement la
Nieuwekerk , le poids de la ville {de fVaag)^ puis le Damrak^
avec sa flotte de gros navires. A gauche et au premier plan, le
Stadhuis arrive à son premier étage. Il est renfermé dans une
ceinture de longues perches, de poutres, de palissades, en un mot,
tout l'attirail des maçons. Au milieu de tout cela, une foule de
personnages s'agitent. Ils sont là une centaine au moins qui vont
et qui viennent, s'occupent de leurs affaires et de celles des autres.
Car autrefois l'activité commerciale était singulièrement plus
grande que de nos jours. Elle débordait des canaux jusqu'au
milieu de cette vaste place. Regardez dans le fond le Dam-
rak et ses maisons penchées; elles semblent crouler sous le
poids des marchandises qu'on y entasse, et tous les bateaux
qui sont là ne montrent que leurs mâts, forcés qu'ils sont, par
(JO AMSTERDAM ET VENISE.
les richesses qu'ils portent^ de cacher dans les flots leur panse
rebondie ' .
Van der Heyden, lui, nous montre le Dam douze ans plus tard,
en 16G8, alors que le Stadhuis est terminé. Pour dessiner son
tableau , qui est maintenant au Louvre ', et passe à juste raison
pour être son chef-d'œuvre ; le peintre s'était placé près de la kal-
verstraat. C'est de là que son œil inflexible embrassait le palais et
la place, n'oubliant aucun détail, ne négligeant aucune ligne,
n'omettant aucun contour.
La façon dont cette œuvre , si remarquable du reste , est entrée
dans, la collection du roi, d'où elle est passée au Musée du Louvre,
est assez curieuse pour trouver place ici. Souffrez donc que je vous
la raconte. Cette peinture était restée dans la famille de Van der
Heyden. A la mort du peintre, on avait pailagé ses biens et le
le ttibleau était échu à l'un de ses parents, qui, bien que fort riche,
se plaignait souvent de l'avoir payé mille florins sur estimation
d'inventaire. Néanmoins, flatté d'avoir chez lui le plus bel ouvrage
de son aïeul , il avait à différentes reprises refusé de s'en dessaisir^
et M. Randon de Boisset, lui ayant offert de le céder à la galerie
du roi de France, avait vu ses offres repoussées avec une obstina-
tion invincible. Sur ces entrefaites, M. d' Angiviller , directeur
général des bâtiments et jardins de Louis XVI, chargea M. Paillet
d'aller achetai* en Hollande quelques tableaux pour le compte du
roi. Celui-ci vint à Amsterdam, vit le Van der Heyden, et, sachant
les refus qu'avait éprouvés M. Randon de Boisset, eut recours à
une ruse assez étrange. A l'heure de la Bourse , il chargea un
courtier d'aller trouver le propriétaire du tableau, de lui dire
qu'un étranger se présentait pour en faire l'acquisition, et que le
seul moyen de se débarrasser de ses importunités était de mettre
ledit tableau à un prix tellement élevé, qu'il fût forcé d'y renoncer.
Le propriétaire goûta le conseil. Il demanda six mille florins. Alors
* Ce tabJcau se trouve fort miiiulieusemcut décrit dans notre livre intitulé
les Merveilles de tari hollandais, Arnlieim, 1872.
' Ce tableau est catalo^jué sous Je n^ 202. (Notice des tableaux, etc., écoles
allemande, flamande et hollandaise.)
LE DAM. fil
le courtier Ini mettant une pièce d'or de quatorze florins dans la
main, s'écria :
« ï* tableau est à moi; lereste va vous être soldé. «
Comme les engagements pris à la Bourse étaient irrévocables, le
LE DAM
Supplice dei pioli-atant) , d'aprèi ui
propriétaire du tableau eut beau jurer, tempêter et maudire, il fal-
lut s'exécuter. Et, bien q«e furieux d'avoir été pris à un pareil
piège, il fut obligé de tenir sa parole'.
Bien d'auti-es peintres ont peint et repeint sous tontes leurs faces,
ou plutôt sous toutes leurs façades, l'hôtel de ville et le Dam*. S'il
fallait tracer ici la nomenclature de leurs œuvres , elle nous pren-
' Filliol.
» Sans sortir de la Tlotlande, on i)L'ut trouver un noinbi-c considérable do
tableaux représeniant ce que les Amsterdamois appclaiciil complaîsaminem h
builièine merveille du moadc. — Citons un peu au hasard : le rauiée d'Aoïstu'-
dam, qui possède 1' une vue du palais et du Dam, par Gcrril Dercklieijden ;
2> les ruines de l'ancien hôlel de ville après l'încendie de 1652, par Bcerslraa-
Icn; — lo musi^ Van der IIoop, qui contient 1* nue vue dti Dain et du p:i'.'iis.
(S2 AMSTERDAM ET VENISE.
drait trop de temps. Poursuivons donc notre examen de la place ef
passons en revue ses hôtes excentriques et sa population iiabituelie.
A ce dernier titre, nous aurons beau regarder autour de nous et
chercher avec soin, nous ne verrons que quelques commissionnaires
juifs, armés de la boite traditionnelle et de la brosse de rigueur,
qui accostent le passant, le poursuivent et l'obsèdent pour arriver à
pouvoir cirer ses bottes ou faire quelque course pour lui , et une
douzaine de vieux Israélites, au nez crochu et aux mains sales, qui,
un portefeuille graisseux sous le bras, vous proposent avec insis-
tance des numéros de la Loterie. Ajoutons encore les omnibus
dont la Croix de métal est le rendez-vous central. C'est de là qu ils
rayonnent sur tous les points de la ville, dispersant dans toutes les
directions les habitants que leurs occupations ont appelés près du
Dam. Outre les voyageurs qu'ils transportent, les omnibus ont
encore le privilège d'attirer sur la place un certain nombre de
curieux. Les yeux grand ouverts, le nez au vent et la bouche
béante, ceux-ci ne peuvent se lasser d'admirer ces gracieux véhi-
cules. Ce n'est point d'hier cependant qu'Amsterdam possède des
omnibus; mais cette admiration persistante est une des preuves
les moins discutables de la constance du brave peuple hollandais.
Ce sont du reste les seuls badauds que nous pourrions trouver sur
toute la place.
Jadis, alors que le gracieux Philippe II régnait en maître sur les
sept provinces, le nombre des curieux était autrement plus considé-
rable. Il faut dire qu'il y avait constamment sur la place grand spec-
tacle et émouvante comédie. On flambait les protestants. La cruauté
espagnole , toujours ingénieuse et souvent inventive , trouvait
chaque jour quelque nouveauté pour réjouir son public et ses
amis. Tantôt on attachait le patient aux barreaux d'une échelle
par Ab. Stork; 2* trois vues du palais par Bcrckeijden , Tune prise de la place
et de fiace, la seconde de côté, la troisième par derrière ; — la {galerie de madame
Van Loon, qui renferme une vue du vieil hôtel de ville, celui qui précéda le
palais actuel, tableau remarquable, mais, selon nous, attribué faussement à Van
der Heyden, qui, né en 1637, n^avait que quinze ans au moment où l'hôtel de
ville fut incendié; — et enfin la galerie de M. Van Reede van Oudtsfaoorn,
d'Utrecht, qui possédait une vue du Dam, de Berckbeijdeu.
J
LE DAM. 63
et on le laissait tomber la face en avant au milieu d*un brasier
ardent. Alors tout se mettait à brûler, à pétiller, à lancer des
étincelles, l'échelle, Tbomme et ses vêtements. D'autres fois, on
piquait en terre une rangée de grandes poutres, on y enchaînait
une douzaine de vieillards, de femmes et d'enfants. On construisait
autour d'eux un petit bûcher qui leur montait jusqu'à la ceinture.
Puis on y mettait le feu. Le bois sec flambait joyeusement. La
fumée et les flammes montaient en spirale vers le ciel. On enten-
dait sortir de cette fournaise des saints cantiques psalmodiés par
des voix fermes ou tremblantes, mais toujours résolues. Peu à peu
les cris de douleur alternaient avec les saints versets. Les éclats du
désespoir faisaient vibrer la place. Emportés dans les airs par les
tourbillons d'une fumée roug[e et puante, ils devenaient ensuite de
plus en plus rares.
Puis le silence se faisait , glacial , terrible , interrompu seulement
par le craquement d'une dernière javelle ou par un fragment de
poutre tombant au milieu du brasier. La fumée cessait. Faute
d'aliments, la flamme s'éteignait doucement et découvrait d'hor-
ribles squelettes à moitié calcinés, des crânes et des poitrines
affreusement décharnés , loques humaines suspendues par le cou au
sommet des sinistres poteaux.
Mais on se lasse de tout, même des chants religieux. Les ana-
baptistes en surent quelque chose , surtout ceux auxquels on arra-
chait la langue avant de les livrer au bûcher. Ces anabaptistes, qui
forment aujourd'hui une secte si douce, si réservée, si tranquille,
étaient alors un grand sujet de crainte et d'épouvante. En posses-
sion de Munster, ils étaient pour les États voisins une perpétuelle
menace. En 1525, ils avaient tenté de s'emparer de la ville, et, déjà
maîtres du StadhuiSy ils se croyaient au but de leurs désirs, quand
tout à coup la fortune qui les avait favorisés jusque-là changea brus-
quement. Attaqués par une troupe considérable, ils essayèrent vai-
nement de résister. Ne se trouvant point en nombre, ils furent
vaincus, faits prisonniers, et payèrent de leur vie leur audacieuse
tentative. Quelques années plus tard, ils essayèrent encore de s'em-
parer d'Amsterdam; mais cette fois leur attitude était moins belli-
G4 AMSTERDAM ET VENISE.
queuse, car c'est dans le costume de nos premiers parents, les mains
jointes et les regards levés au ciel, qu'ils se mirent à parcourir les
rues de la grande cité. Cette u seconde manière » toutefois ne leur
réussit pas mieux que la précédente. La tentative ne fut pas davan*
tage couronnée de succès. La population demeura froide devant
cette étrange sortie. Avouons toutefois que Téxhibition ne devait
pas manquer d'un certain côté pittoresque. Cette foule de tout âge
et de tout sexe , circulant à travers les rues dans un état de nudité
complète, devait présenter quelque chose de bizarre et d'iusolite au
premier chef. Le personnel féminin de Texpédition, le côté da»
dames, comme nous diriqns aujourd'hui ^ aurait dû tout au moins,
par ia nouveauté: du spectacle, désarmer les plus implacables
ennemis de l'anabaptisme. Il n*eu fut rien cependant. Cette
étrange sédition fut aussi sévèrement réprimée que l'avait été la
première.
Ce ne sont point }à^ du reste, les seules émotions populaires
que les dissidences religieuses occasionnèrent sur le Dam., Le
26 mai 1578, la multitude en armes occupait toutes les issues de la
place ; on avait roulé des canooas au pied du Roids de la ville (de
Waag), et les milices bourgeoises, farquebuse au poing et la mèche
allumée, étaient rangées en bataille dovaut l'hôtel de ville. Il s'agis-
sait d'expulser les fprvents cathoUques.
Amsterdam , que ses intérêts commerciaux liaient à l'Espagne ,
avait été la dernière ville de la Hollande à. acceptei* «a réunion aux
États et à secouer le. joug de l-étranger. Pour la convertir aux doc-
trines de rindépcndaiice^ on fut obligé de l'assiéger.
Ce ne fut qu'api'ès avoir été longtemps « resserrée par terre et
par mer, qu'elle fit un traité avec les gens du prince d'Orange. »
Les principaux artieles de ce traité' donnaieut accès dans Amster*
dam aux réforniés, qui jusque-là en avaient été proscrits. Ils les
autorisaient « à tenir hors de la ville leurs assemblées religieuses et
à avoir, dans la ville, un cimetière dans une terre non sacrée »» . On
devait en outre congédier la garnison et lever cinq à six cents
» Voir De Meicrcii, Leclerc, Gouuaelin, etc.
LE DAM. «7
hommes , commandés par des capitaioés de la ville qui auraient la
garde des portes. Les exercices des bourgeois pour apprendre à
manier les armes étaient rétablis , et les bannis pour cauàe reli*
gieuse pouvaient rentrer en ville et devaient être remis en posses-
sions de leurs biens confisqués et des emplois qu'ils occupaient avant
d*étre bannis.
Ces concessions, que les catholiques jugeaient considérables,
eurent le pouvoir de satisfaire pendant cinq mois messieurs leurs
ennemis'. Au bout de ce temps, les réfomiés découvrirent que tous
les papistes étaient des créatures de Don Juan, u qui faisaient des
entreprises contre la liberté r. En conséquence, on s*empara de
leurs personnes et on les expulsa en masse à leur tour; non-seule*
ment les magistrats et les officiers municipaux, mais aussi les ecclé-
siastiques , les moines , les cordeliers , les nonnes et les nonnains
durent quitter la ville sans retard. C'est sur le Dam que tout ce
monde s'embarqua pêle-mêle, à l'endroit où se trouve actuellement
la Bourse, et où, à cette époque, aboutissait le Damrak. Et c'est
pour expulser ces peu belliqueux troupeaux que les gardes bour*
geoises avaient apprêté leurs arquebuses et que le peuple avait
roulé ses canons sur la place.
Depuis cette époque, maintes fois encore, l'émeute gronda sur le
Dam, et les gardes bourgeoises durent, pour défendre leurs magis-
trats, prendre la pique et le mousquet. La plus formidable de ces
émotions populaires eut lieu eu l'année 1696. Détail bizarre , cette
insurrection, qui devait coûter la vie à un grand nombre de per-
sonnes, eut la réglementation des enterrements pour point de
départ. Quelques abus s'étaient, parait-il, glissés dans la législation
qui régissait la matière. Les magistrats municipaux résoliirent de
redresser ces abus. Le peuple vît dans cette réforme une entreprise
contre sa hberté, ou plutôt une atteinte à ses coutumes. Il se fâcha,
protesta d'abord par ses cris, puis s'attaqua à quelques braves gens
qui n'en pouvaient mais, et enfin pilla deux ou trois maisons. liC
' C'est le 8 février 1578 qu'Amsterdam se rendit aux troupos du prince
d'Orangée.
(?g AMSTERDAM ET VENISE.
désordre s*accentuant de plus en plus, le « magistrat' », comme
on disait h cette époque, résolut de couper le mal dans sa racine;
on dissipa par la force les attroupements, tuant ceux qui résistaient
ou vociféraient le plus. On s'empara des plus mutins, et, pour
l'exemple sans doute, on les pendit aux fenêtres du Poids. De cette
façon, il leur fut facile de s'édifier exactement sur les inconvénients
ou les avantages que présentait la nouvelle réglementation relative
aux inhumations^.
Un-siècle plus tard (en 1787), le Dam était encore occupé mili-
tairement; mais cette fois ce n'était plus par la garde civique
d'Amsterdam. Les Prussiens campaient au pied du Stadhuis et
gardaient, Tarme au bras, les principales issues de la place. Ils
étaient venus rétablir à grands coups de sabre le gouvernement
paternel du Stathouder et venger l'insulte faite par les patriotes
à la princesse d'Orange, sœur du roi de Prusse Frédéric-Guil-
laume II.
En ce temps-là, la ville, la province, le pays étaient divisés en
deux partis, que dis-je, en deux camps toujours prêts à en venir aux
mains : les Orangistes et les Patriotes. Les uns tenaient pour les
vieilles franchises et les antiques libertés. Ils voulaient à tout prix
le maintien de la république et regardaient comme un crime toute
atteinte aux nombreux privilèges des familles patriciennes. Les
autres, au contraire, soutenaient la famille d'Orange,, ses droits et
ses prétentions , et comme de part et d'autre on ne voulait rien
entendre, il n'y avait point d'accord possible ni de conciliation à
espérer.
La division était partout, non-seulement dans les cités, mais
encore dans les familles. Elle s'affichait dans les propos, dans la
* On désignait sous ce nom le groupe Formé par Tautorité municipale et com-
posé des bourgmestres, des échevins et des conseillers communaux.
^ Fait assez étrange, cette émotion populaire, qui se trouve à peine mention-
née dans les livres qui traitent de l'histoire générale des Pays-Bas, a vu son
souvenir consacré par deux médailles, dont Tune fut frappée à Amsterdam et
l'autre à Lcydc. Celle de Leyde représente au revers la vue du Dam, avec Thôtel
de ville dans le fond, et au premier plan les soldats armés et le Poids, aux
fenêtres duquel sont pendus les cbef^ des insurgés.
LE DAM. 69
tenue , dans le costume , et les rosettes orange ou les cocardes tri-
colores se chargeaient d'indiquer au passant l'opinion de chacun de
ceux qu'il rencontrait. Amsterdam tenait pour les Patriotes. Son
vieil esprit républicain, son amour de l'indépendance et de la
Dberté quand même, l'avaient constituée le foyer du patriotisme.
Quand elle apprit^ le 13 septembre, que le duc Ferdinand de Bruns-
wick était entré sur le territoire de la République à la tête <fe
vingt mille Prussiens, elle s'apprêta résolument à la défense.
Bientôt elle vit arriver l'ennemi sous ses murs. Les autres villes
avaient cédé sans combat, et Gorcum avait capitulé n'ayant reçu
qu'une bombe. Ces lugubres nouvelles, loin d'ébranler la résolution
des Patriotes , ne firent que l'exalter. Ils livrèrent aux envahisseurs
toute une série de combats meurtriers, et la population d'Amsterdam,
mal armée, mal conduite et presque sans artillerie, repoussa pen-
dant deux longues semaines tous les efforts des Prussiens. Mais si
la lutte n'était point au-dessus de son courage, elle était au-dessus de
ses forces, et la cité républicaine, ayant brûlé sa dernière amorce,
Alt, le 8 octobre 1787, réduite à capituler devant l'ennemi.
Tous les corps patriotes furent alors désarmés. On déposa les
fonctionnaires et on bannit ceux qui avaient pris part à la lutte.
Mais si la paix était faite , les haines et les rancunes n'étaient point
calmées. Il y eut bientôt une réaction violente, des persécutions
mesquines, des pillages populaires, toutes les conséquences des
passions déchaînées. Ce levain détestable laissé par une révolution
mal faite devait bientôt amener une autre révolution.
Sept années s'étaient à peine écoulées que déjà les Patriotes rele-
vaient la tête. Le Stathouder, fidèle allié du roi de Prusse, dont il
était à la fois le neveu et l'obligé, faisait la guerre à la France.
L'éloignement de l'armée, qui combattait aux frontières, avait
permis aux anti-orangistes de se compter, de se grouper et de se
reconnaître. Le succès des armes françaises ne fit qu'accroître leur
audace. Ils inondaient le pays de brochures et de pamphlets, et ne
voyant dans le triomphe de la France qu'un moyen de renverser le
Stathouder, ils s'efforcèrent de hâter l'invasion en disposant l'esprit
public à la considérer comme le salut. Bientôt le peuple surchargé
70 AMSTERDAM ET VENISE.
d'impôts, mécoutent, malmené, se rangea de lui-même sous la
bannière de ceux qui souhaitaient la venue de l'étranger. Le gou-
vernement sentant le pays lui manquei*, se décida à faire la paix.
Des négociations furent entamées avec les représentants du peuple
qui se trouvaient à l'armée du Nord, mais les hostilités furent con-
tinuées. Les Patriotes, qui tremblaient de voir la paix se conclure et
leurs projets s'évanouir, s'efforcèrent de faire transporter à Paris le
siège des négociations. Ils y réussirent. Dès lors celles-ci présen-
tèrent le spectacle le plus extraordinaire qu'on eût jamais vn. La
paix fut mise pour ainsi dire à l'enchère. Chaque fois que les États-
Généraux offraient une somme pour arriver à la conclusion d'un
traité, les Patriotes redoutant les représailles du parti orangiste sur-
enchérissaient pour qu'on continuât la guerre et qu'on les aidât à
s'emparer du gouvernement. C'était un véritable steeple-chase aux
millions. Au commencement de l'hiver de 1794, les États-Généraux
avaient perdu la corde. Ils n'offraient que quatre-vingts millions
alors que les Patriotes en promettaient une centaine '. Ils ne se bor-
naient point du reste à ces offres extraordinaires. On les voyait
rôder aux alentours du camp français, apportant aux soldats de
l'argent et des vivres, et cherchant à les entraîner sur leurs pas.
Plusieurs de ces anti-orangistes trop zélés se firent même arrêter
par les troupes républicaines pour tentatives de corruption.
Pendant que ces étranges négociations poursuivaient leur cours,
l'armée de Pichegru enlevait sans grandes fatigues et sans pertes
considérables les places de l'Écluse, de Maastricht et de Nimègue.
Ses travaux du reste paraissaient devoir se borner là pour le
moment, et le général avait déjà pris ses quartiers d'hiver, quand
tout à coup une température exceptionnelle vint rendre aux Patriotes
l'espoir qui semblait à la veille de les abandonner. Le froid se mit à
sévii' avec une intensité telle, que les rivières et les canaux, qui
rendent l'accès de la Hollande excessivement difficile, furent gelés
au point de pouvoir porter le canon. L'armée française ne laissa
point que de profiter d'une circonstance si favorable. Elle s'ébranla
' Van Hasselt.
*<
LE DAM. 71
au moment où Ton s'y attendait le moins, pénétra dans les États du
Stathouder, et Picheg[ru, enlevant Grave au passag[e, marcha droit
sur Amsterdam.
Les troupes anglaises n'osèrent point accepter la bataille; elles se
replièrent en désordre sur le territoire hanovrieu. Leur discipline
relâchée, leurs excès de toute nature, les exactions qu'elles avaient
commises dans tout le pays, les avaient fait prendre en horreur par
la population. Aussi quand les troupes françaises panii^ent, dit M. Van
Hasselt, « leur discipline contrasta si vivement avec ces brigandages,
u que non-seulement le parti anti-orangiste , mais encore tout le
« reste de la population, accueillit les républicains comme des libé-
tt rateurs. Les vainqueurs franchirent le Leck et pénétrèrent dans
M la province d'Utrecht en voyant partout leurs rangs se grossir de
^ patriotes, qui se soulevèrent de toutes parts. EnBn ils entrèrent
« dans Amsterdam, où ils furent accueillis avec un enthousiasme
« presque frénétique. «
Tout le monde sait ce qui suivit cette intervention, et comment la
république batave naquit et se développa sur le modèle des institu*
tions françaises. On se souvient aussi de cette année 1805 où le
ministre Talleyrand suggéra au Corps législatif de la nouvelle répu-
blique l'idée de demander à l'Empereur qu'il accordât à la Hollande
un roi de sa famille. Cette proposition parut étrange d'abord, et si
naturelle ensuite, que le 5 juin 1806, Louis Bonaparte fut nommé
roi, malgré les protestations de Schimmelpenninck, qui avait joué
un si grand rôle dans l'histoire de la république batave.
Cet événement eut une certaine influence sur la destinée de notre
place et modifia sa physionomie. Le palais du Dam changea de
destination. 11 cessa d'être hôtel de ville pour devenu* palais royal.
C'est là que le roi Louis ^ malgré l'aversion que sa qualité d'étran-
ger inspirait à ses nouveaux sujets « s'appliqua à (jfftgner leur affec-
tion et y réussit. C*est dans ce palais et dans celui du Bois, près de
la Haye, qu'il groupa les premiers tableaux de l'école hollandaise
qui devaient plus tard constituer le musée d'Amsterdam et devenir
une des glorieuses attractions de la Hollande. C'est là aussi que
fatigué des exigences de son frère, de ses tracasseries et de son
« •
72 AMSTERDAM ET VENISE.
insatiable besoin de domination, il abdiqua une couronne que per-
sonne ne devait plus porter, car, le 9 juillet 1810, la Hollande était
simplement réunie à la France.
Elle demeura partie intégrante de l'Empire jusqu'en 1813. Celle
année-là, le 15 novembre, la population d'Amsterdam se souleva.
lie lendemain, elle établit un gouvernement provisoire, et pendant
que l'édifice gigantesque constiiiit par Napoléon 1" s'ébranlait sur
sa base et roulait dans l'abîme, la patrie néerlandaise renaissait de
ses cendres, vivifiée par le patriotisme, rajeunie par le besoin de
l'indépendance et par l'amour de la liberté.
Depuis ce temps, la ville a repris possession d'elle-même et ne
l'a plus abdiquée. 11 semble qu'un sang nouveau coule dans ses
veines, car il n'est plus un seul de ses enfants capable d'appeler
l'étranger pour défendre son pouvoir, ou favoriser ses ambitieux
desseins. L'amour de la patrie domine tous les autres sentiments et
règne sans partage sur tous les cœui's. Depuis 1813, aucune cobortc
étrangère n'a fait retentir le Dam sous la crosse de ses fusils. liC pavé
de la grande place n'a plus résonné sons la botte d'un soldat con-
quérant ou vainqueur, et la vieille capitale de la jeune Néerlandc
aimerait mieux s'ensevelir dans un linceul de ruines, que d'assister
une fois encore à ce douloureux spectacle.
Lei sDcient bords de l'Auutel.
A VOL D'OISEAU
L'aMcnuon Ju C«mpanile. — Le* eccicthi tiques punis. — Lumière et couleur. — Eblouii-
■ement général. — Conp d'teil circulaire. — En (gondole ! — Le Gr.-ind Canil. — Pahix
et pnliii. — Arcliitecturea diverae*. — Lea hûtes du Grand Cnnal. — Aubei^ea de qna-
lîlé et Mécène* d'occailon, — Deui chers-dVuTre de Canova. — Lcopold Robert. —
Amour, fléau du monJe... — Le défilé dei palais. — Les Fnac.-iri. — Uenry III ï Venise.
Lord Byron et aa ménagerie. — llluacraliong de tous gcures. — Mademoiselle Taglioni et
Tilicn: le Tieni Dandolo et l'amaiit de Lucrelia Borgîa. — Manîni, dernier doge de
Venise. — L'tfTondrement do la République.
MainleDant que nous connaissons le centre des deux villes, nous
allons, si vous le voulez bien, étendre le rayon de nos observations
et embrasser d'un regard Teosemble de nos deux glorieuses cités :
en un mot, nous allons les parcourir à vol d'oiseau. Pour cela,
nous avons sur chacune de nos deux places un exoellent belvédère.
A Venise, c'est la plate-forme du éampanile de Saint-Marc. A
Amsterdam, c'est le clocheton qui surmonte le Palais du Roi.
Faisons, s'il vous plaît, cette double ascension. De là-haut,
notre regard, rayonnant dans toutes les directions, pourra com-
pléter nos impressions premières. Nous saisirons dans son ensemble
la physionomie de chacune de nos deux cités. Nous noterons les
émotions diverses qu'elles ffiont naître en nons. Puis, quand nous
auroui fait cela , nous quitterons les nuages , c'est-i-dire notre
belvédère; nous nous mettrons à parcourir les rues, à suivre lej
canaux, à longer les quais, ri franchir les ponts, inspectant tput
avec soin , regardant , étudiant et complétant, par des observations
de détail, la somme de nos observations générales. Mais comme,
avant tout, il ne faut pas qu'on puisse nous accuser de manquer
d'ordre et de méthode, nous allons continuer comme nous avons
commencé, et retourner à Venise, où nous ferons tout d'abord
l'ascension du Campanile.
74 AMSTERDAM ET VENISE.
Cette énorme tour, dont nous avons déjà parlé, a son unique
entrée sur la place Saint-Marc, en face des Procuratîes vieilles.
Jadis cette entrée était soigneusement gardée, car le Campanile
était en quelque soite le beffroi de la cité. Les grosses cloches qui
sont à son sommet , et que nous verrons tout à l'heure , étaient
chargées d'appeler les citoyens aux armes , de prévenir les troupes
du danger et d'avertir les arsenalotti de se tenir sur leurs gardes. La
possession du Campanile était un gage de sécurité pour le gouver-
nement ducal. Aussi, à chacune des conjurations qui éclatèrent dans
Venise, les conjurés cherchèrent-ils à s*en emparer : les uns, comme
Querini, Tiepolo ou Marino Faliero, afin de mettre les cloches en
branle; les autres, comme le comte de Bédemar, pour s*assurer
de leur silence. Mais, fait bien remarquable, ni les uns ni les autres
ne purent réussir dans leur dessein. Et le Campanile demeura tou-
jours fidèle à ceux qu'il avait mission de protéger.
La première plate-forme, celle où se trouvent les cloches, est
située à quatre-vingts mètres au-dessus du sol. Mais ne vous
effrayez pas; la montée n'est guère pénible. Le Campanile, en
effet, se compose d^ deux tours carrées , édifiées Tune dans l'autre
et reliées par une rampe en pente douce , qui n'a qu'une marche à
chaque tournant. C'est un chemin à peine incliné , et par lequel on
pourrait passer à cheval , gravissant de cette façon le sommet de la
tour plus facilement et en courant moins de risques que le gondolier
S.anto. Toutefois , hâtons -nous de le dire , il n'est guère probable
que ce soit par égard pour des quadrupèdes à peu près inconnus à
Venise que le Campanile a été construit de la sorte. Ce n'est point
non plus pour les pauvres ecclésiastiques qui allaient expier leurs
crimes au milieu du monument , car ils ne prenaient point ce che-
min-là pour gagner leur prison aérienne. On les enfermait dans
une grande cage de bois placée au pied de l'édifice et on les hissait
jusqu'à mi-hauteur du sommet. En proie à toutes les intempéries,
n'ayant pour toutes provisions que du pain et de l'eau, on les lais-
sait pendant de longs mois méditer à cette place sur la fragilité des
' dignités humaines et contempler à leur aise les splendeurs de la
nature. Puis on les descendait pour leur donner des provisions
A VOL D'OISEAU. 75
nouvelles, et on les remontait encore jusqu'à ce qu'ils eussent, de
cette fiaçon, expié leurs forfaits. Mais, tout en bavardant, nous
sommes parvenus à la première plate-forme. Attention maintenant!
Tout d'abord nous voilà éblouis ! C'est certainement un des plus
merveilleux panoramas qui soient au monde que celui que nous
découvrons ainsi tout à coup. Regardons d'abord du côté de
l'Adriatique : A nos pieds le Palais ducal, la Librairie vieille, le quai
des Esclavons, la Zecca; tout cela nous apparaît à la fois, mais petit,
si petit, que les monuments ressemblent à des coffrets de marbre
au couvercle lamé de plomb et que les grandes colonnes de la
Piazzetta, avec le lion et le saint Georges qui les surmontent, ont
l'air de deux quilles de granit, ou mieux encore de deux pièces
empruntées à un gigantesque échiquier. Tout autour , nous voyons
s'agiter une espèce de fourmilière : ce sont les promeneurs qui
prennent le frais du matin ; puis sur l'eau des taches noires avec
des ponts rouges au centre : ce sont les barques qui se pressent tout
le long de la Piazzetta, Plus loin, les gondoles filent sur la mer
émeraude en laissant après elles un sillage argenté, et on dirait, à
cette distance, des insectes qui volent à la surface de l'eau.
Plus loin encore, V Isola di San Giorgio Maggiore, avec son église
élégante et ses lourdes casernes, a l'air d'un navire échoué à l'entrée
du port. Sa façade de marbre, son dôme rebondi et ses murailles
peintes en rose se mirent avec complaisance dans les eaux transpa-
rentes, qui viennent déposer sur ses marches blanches l'empreinte
vert sombre de leurs humides baisers.
A droite, le Giudecca s'arrondit majestueusement, étalant ses
quais de granit, ses poutres bariolées, ses maisons et ses églises.
Plus près, la Dogana di Mare s'avance fièrement dans la mer. Ses
colonnes, ses statues et son globe doré qui reluit au soleil ouvrent
glorieusement l'entrée du Grand Canal; et derrière elle, la Sainte
avec son dôme élégant, ses énormes volutes et son escalier de
marbre, semble veiller sur la santé de la ville'.
' L'élise Santa Maria delta Saluie, ou plus simplement la Soluté, fut élevée
en action de (jrâces pour la cessation de la peste, qui, en 16^, avait coûté la
vie à 46,490 personnes.
76 AMSTERDAM ET VENISE.
A gaucbe, c'est cette corne merveilleuse que nous avons déjà
admirée en veuant de l'Adriatique. Formée par la Riva degli
Schiavoni et les palais qui la bordent, par les quais Cà di Dio et
SaiïBragio avec leurs habitations pittoresques, elle aboutit au Jardin
public , qui arrondit ses grands massifs de feuillage et ses cimes
■ÉBli« Sa
VENISE.
lia Maria délia Satuli
verdoyantes derrière une balustrade de marbre. Cette masse de
verdure termine dijinement c* superbe promontoire et ferme majes-
tueusement l'bdrizon, et Ce grand bassin, avec sa ceinture de temples
et de palais, à l'air d'une coupe magique où coulent à pleins bords
la joie et le plaisir. Puis, au delà de cette enceinte de marbre et de
feuillage, s'étbnd la lagube immi>nse avec San Lazzaro et le vieux
Lazaret, Santa Elena etSanta EUsabetla, la Grazia, San Spirito et
San Clémente, gaiement posés au milieu des flots verts. Et au
A VOL D'OISEAU. 77
loin, tout au loin, derrière Malamocco et son étroit littorale^
derrière Palestrina qui se perd dans la brume, l'Adriatique avec
ses tendres reflets, avec ses horizons indécis, d'une douceur
inexprimable , l'Adriatique qui forme le fond de ce superbe
tableau.
Tournons maintenant nos regards de l'autre côté. Si le spectacle
est moins beau, moins pompeux, moins splendide, il n'est pas
moins intéressant. C'est un amas de toits rou^j^es et gris, un fouillis
de tuiles, de lames de plomb et d'ardoises, un enchevêtrement
inextricable de lignes qui se croisent, se mêlent et^se coupent en
tous sens. A voir cette profusion de maisons pressées, serrées, en-
tassées dans un espace si étroit, il semble qu'elles aient été jetées là
au hasard, sans ordre, sans plan arrêté, sans idée préconçue.
Point de rues, point de canaux, point de places. De loin en loin le
fronton d'une église , la corniche d'un palais ou la galerie d'un
cloître. Puis des campaniles, des tours, des clochetons et des
clochers. N'essayez point de les compter, ce serait un trop rude
travail. Jadis Venise renfermait deux cents églises ouvertes au
culte, aujourd'hui quatre-vingt-dix à peine sont encore desservies.
Mais si le clergé est parti, les clochers sont restés, et ils continuent
à projeter leur ombre sur les maisons d'alentour. Leurs flèches incli-
nées dominent l'entassement confus des toitures et des terrasses, et
celles-ci se succèdent sans interruption jusqu'à ce que la mer,
qui forme une ceinture d'argent, vienne brusquement tout inter-
rompre.
Au pied du Campanile nous apercevons la place Saint-Marc avec
ses galeries et ses promeneurs, avec ses dalles blanches qui res-
semblent à . un damier et 3es pigeons qui la tachètent de points
noirs. Puis c'est l'église et ses mosaïques à fond d'or qui brillent au
soleil, se;$ colonnes de marbre et ses dômes ventrus. C'est la tour
de l'horloge avec son lion d'or, son cadran étoile et ses géants de
bronze qui semblent être des pygmées. Ce sont les grands mâts qui
ressemblent à des baguettes. Puis, si nous portons tout d'un coup
OQS xegards au delà des maisons, des palais, des clochers et des
églises, voilà les lagunes, la mer verte, avec des reflets d'argent,
78 AMSTERDAM ET VENISE.
peuplée d'îles et d'îlots, avec Murano, qui semble être une Venise
en miniature, et le cimetière qu'on prendrait pour un jardin fleuri.
A droite, à gauche, partout, des batteries et des forts protègent les
abords de la ville. C'est San Giacomo, Tessera, Campalto, qui par
leurs feux croisés rendaient jadis Venise imprenable. Ce sont les
batteiies de Bossarol, San Antonio et San Marco, qui l'isolent de la
terre ferme et en rendent l'accès impossible.
Napoléon P*" avait eu de grandes vues sur Amsterdam et Venise :
il voulait faire du Zuiderzée et des lagunes deux réservoirs de vais-
seaux, d'hommes et de canons , Tun perpétuelle menace pour les
puissances du Nord, l'autre chargé de maintenir le prestige de
l'Empire sur la Méditerranée et d'assurer dans tout l'Orient une
suprématie indiscutable au pavillon français. On sait ce que sont
devenus ces projets gigantesques. Ils furent abandonnés à la chute
du Titan. Il en reste cependant encore des traces nombreuses, aussi
bien au Helder que sur le littorale de Malamocco.
Mais ce que le conquérant n'avait point songé à faire, c'est de
relier Venise à la terre ferme. Au commencement de ce siècle, un
tel projet eût passé pour une ambitieuse folie ; en 1845, ce miracle
était accompli . Voyez plutôt cette ix)ute large de neuf mètres, bordée
de parapets de pierre blanche, et qui, assise sur deux cent vingt-
deux arches, s'avance au milieu de la mer. Elle franchit les trois
kilomètres et demi qui séparent Venise de la côte et aboutit au fort
de Malghera.
Au delà de Malghera, apercevez-vous Mestre, puis Spinea, Zella-
rino, Tavaro, Gambaraze et leurs clochers? Et derrière, se perdant
dans la brume transparente, les Alpes bronzées avec leur couronne
de neige et les cimes bleuâtres des monts Vicentins ? Si le ciel était
plus clair et l'atmosphère plus limpide, nous pourrions voir le golfe
de Trieste et les côtes de l'Istrie, les rives italiennes depuis le Pô di
Goro jusqu'au Tagliamento. Peut-être même, avec les « yeux de la
foi », pourrions-nous, comme le président de Brosses, apercevoir
u rÉpire et la Macédoine, la Grèce, l'Archipel, Constantinople, la
« sultane favorite et le Grand Seigneur prenant des libertés avec
u elle, n Mais ne nous plaignons pas trop. C'est cette bruiné
A VOL D'OISEAU. 79
lumineuse qui donne à Venise cette intensité de couleur qui nous
charme. C'est elle qui, accrochant au passage les rayons du soleil,
répand autour de nous cette poussière dorée. Bénissons-la donc de
toutes nos forces, et contentons-nous des merveilles qui se déroulent
sous nos yeux.
Vous plait-il maintenant de descendre de notre belvédère?
La (j^ondole est un oiseau brun,
Qui vole à la surface de l'onde.
C'est le caprice de Tbomme qui rè(;1e sa marche,
Elle obéît à la fantaisie du rameur.
Ainsi s'exprime une vieille chanson vénitienne. Nous pouvons donc
continuer en gondole notre promenade à vol d'oiseau, puisque,
de Taveu des Vénitiens eux-mêmes (qui doivent s'y connaître
mieux que personne ) , la gondole est un oiseau brun, obéissant et
docile.
Nous venons de considérer de loin et de haut les lagunes, la
Giudecca et le Grand Canal. C'est maintenant du Grand Canal, de
la Giudecca et des lagunes que nous allons considérer la ville.
Mollement étendus sur les grands coussins noirs bourrés de duvet,
protégés du soleil par une petite tente de coutil rayé , doucement
bercés par le balancement de la vague et le mouvement des
rameurs, caressés par la brise qui ride la surface de l'eau, nous
n*avons qu'à nous laisser vivre, à regarder, à éprouver des impres-
sions attiédies par l'atmosphère qui nous entoure.
C'est à la Piazzetta que nous avons pris notre gondole, nous voilà
filant à la surface de l'eau , entrant dans le Grand Canal , laissant à
notre gauche la Dogana et la Salute, et à notre droite le jardin du
goavemement, dont les verts massifs reposent un instant nos regai*ds.
Attention ! voilà le défilé des palais qui commence ! *A ce mot de
u palais n, que de merveilles enfantées par notre cerveau ! que de
rêves évoqués par notre imagination ! Mais, en Italie, il faut sin-
gulièrement en rabattre. Tonte maison est un palais, comme tout
voyageur est une Excellence. On ne regagne pas sa demeure, on
rentre dans son palais. Un employé à quinze cents francs est logé
80 AMSTERDAM ET VENISE.
dans UQ palais. Mais de même qu'il y a fagots et fagots, il y a aussi
des palais de tout calibre et de tout aspect. J'en sais quelques-uns
dans des ruelles infectes, sur des canaux puants, dont les murailles
lézardées sont couvertes d'une sorte de lèpre , dont les balcons ruinés
menacent les passants. Leur aspect sordide et repoussant les fait
éviter avec soin ; pour rien au monde on n'y voudrait entrer, à plus
forte raison y loger et y vivre. Ce n'en sont pas moins des palais, et
les hôtes peu susceptibles de ces taudis vermoulus se croiraient fort
amoindris si on leur parlait de leur maison. Les palais du Grand
Canal ne sont point, heureusement, dans ce cas. Leur position sur
le Corso vénitien les préserve de l'abandon auquel tant d'autres
sont livrés sans réserve. C'est à peine si sur cette grande et large
voie, nous en trouverons cinq ou six menaçant ruine ou dans un
état affligeant de dégradation ; et pour la plupart de ces vieilles
et nobles demeurés, le titre qu'elles portent ne nous semblera point
usurpé.
Avec l'écroulement de l'aristocratie vénitienne, et surtout pen-
dant l'occupation étrangère ,' presque tous ces gracieux palais
ont changé de propriétaires et de destination. Quelques-uns con-
servent encore leurs hôtes primitifs et abritent les rejetons des
illustres familles qui les ont édifiés. Mais c'est la grande minorité.
D'autres ont été acquis par de riches étrangers ou sont loués par
des familles du Nord, qui viennent chaque année passer quelques
mois à Venise. Tous ceux-là sont les plus fortunés. Malheureuse-
ment bon nombre, ravagés à l'intérieur, dépouillés de leurs tableaux
et de leurs stucs, veufs de leurs marbres sculptés, badigeonnés, peints
et repeints et tendus de papier à deux francs le rouleau, sont divisés
par tranches et loués en appartements garnis. Il en est même qui
sont devenus de simples auberges. Toutefois ils n'ont point, malgré
cela, abdiqué leur désignation primitive. UJlbergo reale porte tou-
jours le nom de Palais Bemardo, V Hôtel de i Europe celui de Palais
Giustiniani; VAlbergo Barbesi s'appelle encore Palais Zuchelli, et
ces nobles noms, pompeusement étalés sur la note, servent à en
déguiser les exagérations, à distraire l'attention et à rendre le total
moins pénible à solder.
A VOL D*OISEAU. 88
Pour en finir avec la population nouvelle qui occupe les palais
du Grand Canal , il nous faut mentionner encore un certain nombre
de pseudo-collectionneurs de curiosités et d'amateurs de tableauxl
Tout le long de notre promenade , nous ne verrons guère moins
d'une douzaine de ces « galeries n dont les titres ronflants , longue-
ment énumérés dans les guides, s'efforcent d'attirer l'étranger et de
provoquer des transactions plus ou moins fructueuses. Ce n'est
point que Venise manque de véritables galeries. Il y en a plusieurs,
et très-riches et très-belles. De celles-là nous ne pouvons que féli-
citer et remercier les propriétaires. Mais autant l'amateur qui
collectionne pour son plaisir ou par amour de l'art, est digne de
respect et d'estime , autant ces pseudo-brocanteurs , Mécènes d'oc-
casion, qui n'ont d'autre but que de faire un commerce déguisé de
bric-à-brac, nous paraissent peu estimables. Nous leur préférons
cent fois le marchand patenté, qui , lui au moins , ne déguise point
ses allures et ne se donne pas comme protecteur des arts. Pourêti*e
digne de respect, une galerie doit être un sanctuaire et non point
un magasin.
L'énumération de ces hôtes nouveaux qui peuplent les rives du
Grand Canal vous montre suffisamment que c'est peut-être l'endroit
de tout Venise où l'on rencontre le moins de Vénitiens. Aussi
n'allons-nous considérer que les façades des palais , car en visiter
l'intérieur ne pourrait guère augmenter d'une façon utile notre
bagage d'observation^ et de remarques , et nous remettrons
l'inspection dé la maison vénitienne au moment où nous nous
occuperons de la maison d'Amsterdam , c'est-à-dire à la seconde
partie de notre travail.
Après ce long préambule , qui nous a paru indispensable , il doit
vous tarder d'être en route et de commencer la revue que nous vous
avions promise. Partons donc et efforçons-nous, s'il est possible, dé
rattraper le temps perdu.
Nous venons, il vous en souvient, de passer entre la douane de
mer et le jardin du gouvernement. A notre droite nous laissons lé
palais Giustiniani, transformé en auberge et dont la belle façade
datant du quinzième siècle est souillée par un grand écriteau. Plus
81 AMSTERDAM ET VENISE.
loin nous apercevons les palais Tiepolo et Contarini, qui ont subi le
même sort. Mais avant d'atteindre ces palais déchus, il nous a
fallu passer devant la Casa FerrOy qui est un délicieux bijou mau-
resque, et aussi devant le palais Ëmo-Trévés,qui renfermé une des
plus précieuses galeries de Venise : la collection d'objets d'art formée
par le chevalier Trêves de Bonfil. liCS maîtresses pièces de cette
collection sont deux magnifiques statues de Canova^ son Hector
et son Ajax. Elles datent Tune de 1808, l'autre de 1811,c'est-à-dii'e
de son beau temps. Ces deux superbes œuvres, plus grandes que
nature, avaient été conservées par l'artiste. Il avait, dit-on ^ le
projet d'en faire hommage à sa chère Venise. Diverses circonstances
vinrent se jeter à la traverse de son dessein, et quand le gratid sta-
tuaire mourut, il n'avait pris à ce sujet aucune disposition définitive.
Le frère de Canova, qui était évêque, se soucia fort peu, paraît-il,
des intentions que l'illustre mort avait pu nourrir en son vivant. Il
fit mettre les statues en vente. M. Trêves dut en disputer la posses-
sion à des musées et à des princes. Néanmoins la victoire lui demeura
et les deux magnifiques morceaux sont restés à Venise, d'où, espé-
k'ons-le, ils ne sortiront plus.
A gauche nous avons laissé le palais Dario Angarani et le palais
Da Mulà. Tous deux datentduquinzièmesiècle. Gracieux et coquets,
ils appartiennent aux premiers temps des Lombardi. Entre eux se
trouve un grand soubassement, destiné à supporter un édifice
inachevé. C'est le rez-de-chaussée de ce qui aurait été le palais
Vénier, l'un des plus grandioses de Venise, si l'on n'eût abandonné
sa construction alors qu'elle ne s'élevait encore qu'à quelques
mètres du sol. Aujourd'hui ce rez-de-chaussée étrange est occupé
par un ancien valet de chambre du maréchal Marmont , qui , sourd
et perclus de douleurs, mourut à quelques pas plus loin, au palais
Loredan (Zichy Esterhazy). Le maréchal par testament laissa son
mobilier à son fidèle domestique; et celui-ci ne trouva rien de
mieux que de louer le rez-de-chaussée du palais Vénier, et d'y
installer, avec le legs du maréchal, une série de chambres meublées.
Sic transit (jlori a mundi.
En face, voici le palais Corner, construit en 1532 par lé San-
A VOL D'OISEAU. 85
sovino, pour les descendaQts de cette belle Catherine Coraaro
qui fut reine de Chypre. La façade, divisée en trois ordres^ est
imposante. Le perron toutefois n'est pas d'un dessin très-heureux.
Après les élégances que nous venons d'admirer, l'impression que.
produit cette grande masse de pierres n'est guère favorable au
Sansovinoi Aujourd'hui le palais Corner est le siège de la préfec-
ture : sa tournure roide et un peu guindée convient assez bien à sa
nouvelle destination, mais jure singulièrement avec la parfaite cotu'-
toîsie de ses hôtes. Le commandeur Mayr, sénateur du royaume
et préfet de Venise, est bien en effet l'un des hommes les plus
charmants qu'on puisse rencontrer.
A côté du palais Corner^ nous apercevons le palais Barbaro, qui
date dû quatorzième siècle, et fait avec son voisin un curieux
contraste. Puis c'est le palais Cavalli, qui fut longtemps le siège
du consulat général de France i et qui est aujourd'hui la propriété
du comté de Chàmbord. Le quinzième siècle l'a paré de ses
marbres asiatiques, de ses fines ogives et de ses gracieuses colon-
nettes. Derrière lui se trouvent le palais Pisani et le palais Môro-
sini, célèbres tous les deux, mais à des titres bien différents : le
dernier possède une intéressante et majestueuse façade, des œuvres
d'art et quelques tableaux de prix. C'est dans l'autre que s'est sui-
cidé Léopold Robert» Le pauvre grand artiste avait là son atelier. Il
habitait un peu plus loin avec son frère, Âurèle Robert, qui ne le
quittait guère et vivait avec lui, partageant ses tristesses, ses rêves
dotdoureux et ses découragements subits. Un matin, Léopold se
leva plus tôt que de coutume, et vint s'enfermer dans cet atelier où,
quelques jours auparavant, il avait achevé son dernier tableau, les
Pêcheurs de l'Adriatique. Quand son frère accourut pour le rejoindre
il trouva les portes fermées. Un sinistre pressentiment envahit tout
son être. On enfonça les portes, mais il était trop tard. Léopold
était étendu à terre au milieu d'une mare de sang. L'infortuné
s'était coupé la gorge avec un rasoir.
Léopold Robert était arrivé au comble du succès, de la répu-
tation, je dirai presque à la gloire. L* avenir s'ouvrait devant lui
aussi brillant qu'il le pouvait souhaiter; mais il avait levé les yeux
86 AMSTERDAM ET VENISE.
sur une personne de u famille illustre » et lui avait donné tout son
cœur;
Amour, fléau du monde 9 exécrable folie!...
C*est dans cet amour sans espoir que les amis du pauvre artiste
ont voulu voir la cause de sa funeste détermination. Les médecins,
eux, qui ne connaissaient point son cœur, ont fouillé son cerveau.*
Ils y ont trouvé un épanchement séreux auquel ils ont attribué
son suicide. Peut-être les uns et les autres ont-ils eu raisonV
Ce suicide, du reste, n'était point le premier qu'on eût à déplorer
dans cette famille. Léopold mit fin à ses jours le 20 mars 1835; et
dix ans auparavant, dix ans jour pour jour, son frère Alfred s'était
également donné la mort.
Vous voyez que ces deux palais méritent bien qu'on leur consacre
quelques instants. Mais pour les visiter, il nous faudrait débarquer
au Campo San Vitale et gagner le Campo San Stefano. Le temps
dont nous pouvons disposer ne nous le permet guère. Restons donc
en gondole et continuons notre tournée sur le Grand Canal.
Un coup d'oeil, s'il vous plaît, au petit palais Manzoni qu'on
achève de réparer. C'est un bijou que les Lombardi ont déposé là.
Puis fermons les yeux, pour ne point voir ce grand pont de fer que
l'industrie anglaise a jeté en travers du canal, et ce vaste portique
qui sert d'entrée à l'Académie des beaux-arts. Il est l'œuvre mar-
quante de l'occupation autrichienne : c'est froid, roide, guindé,
désagréable , en un mot le comble de l'horrible ! Passons , je vous-
prie, et ne regardons pas.
Voici sur notre droite une habitation bizarre, moitié kiosque et
lîioitié chalet. Elle porte un nom sinistrement illustre, celui du
doge Marino Faliero, decapitatus pro criminibus, comme dit
l'inscription du palais ducal. Toutefois il parait que ce nom n'est
* Voir la Notice sur la vie et les ouvrages de Léopold Robert, par E. J. Dele-
cluze, et l'excellent livre de M. Charles Clément: Léopold Robert <f après
sa correspondance inédite. On y* trouvera une lettre de M. Âurèle Robert
racontant le suicide de son frère.
A VOL D'OISEAU. 89
qu^uiie usurpation ; ou du moins, ce fut une autre branche de la
famille Faliero qui habita cette curieuse demeure. Carie véritable
palais de ce doge qui, selon Pétrarque, avait u plus de courage
que de bon sens » (più di coraggio che di senso)^ se trouvait assez
loin de là, près de l'église des Saints-Apôtres.
IjC palais Giustiniani-Lolin, qui s'élève également sur notre
droite, n*a rien de bien remarquable. Il est du style de la déca-
dence, et nous n'y prendrions point garde s'il n'avait appartenu à
mademoiselle Taglioni. Aujourd'hui il est la propriété de la du-*
chesse de Parme. Quels sont les hôtes que l'avenir lui réserve?
Puis voici à gauche le palais Contarini degli Sctigni, formé de deux
palais bâtis à un siècle de distance ; le palais Rezzonico, œuvre de
Baldazare Longfaena, plus majestueux qu'élégant; le Palazzino
Camerazza et les deux palais Giustiniani. De l'autre côté du canal
le palais Malipiero montre sa jolie façade, qui appartient à la
Renaissance, et le palais Grassi, restauré, embelli par le baron Sina,
développe sa grande masse, qui le fait ressembler à une vaste
caserne. Tout cela est bien froid. Passons vite, il nous tarde d'arri-
ver à cette merveille de goût et d'élégance qui fait l'angle du rio
San Pantaleone et porté le nom de palais Foscari.
Quel nom ! et que de souvenirs entassés dans ces quelques lettres !
Que de fêtes joyeuses évoquent ces gracieuses colonnes, ces ogives,
ces trèfles, ces marbres colorés et ciselés, cette couronne de cré-
neaux à jour qui se découpent sur le ciel bleu, et aussi que de
journées sombres et de drames lugubres ! C'est de là que partit le
doge Foscari, jeune et ambitieux, joyeux et fêté, pour aller à Saint-
Marc ceindre la corne dogale ; et c'est là qu'il revint brisé par
l'âge, abreuvé de dégoûts, le cœur plein d'amertume, en proie au
plus sombre désespoir. Il avait perdu trois de ses fils au service de
la République ; et le quatrième, flétri par un an*êt infâme, torturé
par la main du bourreau, était mort en exil loin de son malheureux
père. Poursuivi par une haine implacable^ injustement frappé dans
ses affections les plus chères, dépouillé de ses titres et de ses
dignités y^ chassé comme un valet, le vieux doge, âgé de quatre-
vingt-quatre ans, revint dans cette gracieuse demeure expier des
12
iM) AMSTEKDAM ET VENISE.
crimes qu'il n'avait pas commis et des fautes dont il n'était
pas coupable. Banni du palais ducal où, pendant trente-quatre
ans, il avait régné en souverain, il vint expirer derrière ces
élégantes murailles, sous ces lambris gaiement sculptés, joyeu-
sement fouillés, entendant au milieu de son agonie la grosse
cloche du Campanile qui sonnait à toute volée pour célébrer l'exal-
tation de son successeur et le triomphe de son plus cruel ennemi.
La fortune des Foscari ne s'écroula point toutefois avec le pou-
voir du vieux doge. En 1574 (cent vingt-cinq ans plus tard par
conséquent), leur palais était encore l'un des plus riches et des plus
beaux de Venise ; et sa merveilleuse position, à l'angle du Grand
Canal, le fit choisir pour abriter l'un de^ plus illustres visiteurs que
la République eût reçus jusque-là , Henri de Valois, roi de France
et de Pologne.
Le roi venait de s'échapper de Vai'sovie. Il avait déposé cette
couronne que, selon le dire de Pierre Mathieu , son conseiller et son
historiographe ; u il portait comme un rocher sur sa teste. » Il
s'était enfui à franc-étrier, non comme un prince, mais biea comme
un vrai malfaiteur, poursuivi par les grands dignitaires du royaume
qui ne voulaient point le laisser partir. Arrivé à Vienne, où il s'ar-
rêta cinq jours, il avait écrit au doge pour lui notifier son désir de
traverser Venise avant que de rentrer en France ; et la République,
fière d'offrir l'hospitalité à « son puissant amy et fidèle allié » , avait
député auprès du Roi très-chrétien ce qu'elle comptait dans son
sein de plus noble et de plus illustre.
Ce fiit le dimanche 18 juillet 1574 que le roi prit possession du
palais Foscari, et, pendant les dix jours qu'il y demeura, le Grand
Canal ne cessa d*étre couvert de gondoles dorées, de seigneurs et
de dames en costume de gala, et de barques chargées de musi-
ciens. Le soir, la ville illuminée présentait un coup d'œil féerique ,
et les régates , les concerts , les sérénades se succédaient sous les
fenêtres du roi '. Henri III ne quitta pas sans regret cette demeure
* Voir pour le détail de ce3 fêles la Vie d'un patricien de Venise, par
Cb. Yriarte.
A VOL D'OISEAU. 91
hospitalière et cette ville plus hospitalière encore ; et pour remer-
cier Pietro Foseari de l'accueil qui lui avait été fait dans son palais,
ce fut dans sa villa de terre ferme , située à Moranzano , qu'il voulut
passer la première nuit qui suivit son départ.
Au commencement du siècle dernier, la famille Foscari n'était
pas tt fort nombreuse^ quoiqu'elle n'eût rien perdu de sa prc<^
mière considération'. » Cependant il suffit des folies d'un de ses
membres pour la ruiner de fond en comble. Et ceux qui visitaient
Venise il y a trente ou quarante ans, rencontraient dans les cham-
bres hautes de ce vieux et magnifique palais, dépouillé de ses bas^
reliefs, de ses tableaux et de ses sculptures, un vieillard octo-
génaire et deux vieilles filles infirmes, seuls habitants de cette
demeure princière. Ces misérables gens logeaient dans un affreux
réduit, sans meubles et sans linge, avec des sièges édoppés et
quelques vieilles malles servant de commodes. C'étaient les derniers
Foscari • !
Depuis ce temps, ce pauvre palais, une des perles du Grand
Canal, a eu des destinées diverses. Après avoir été caserne autri*
chienne, il est devenu école supérieure de commerce. Quelque peu
brillante que cette dernière destination puisse paraître, elle a eu du
moins cet inappréciable avantage de le sauver d'une inévitable
destruction.
Mais continuons notre course.
Voici sur notre gauche, et à la suite du palais Foscari, les
palazzi Balbi et Grimani, d'assez bon style de la Renaissance, et le
palais Persico, œuvre des liOmbardi. Puis les deux palais Tiepolo
qui appartiennent aux premières années du seizième siècle, et le
palais Pisani;, dont les gracieuses ogives remontent à la fin du qua-
torzième. C'est dans le dernier de ces palais qu'on a longtemps con<-
serve le grand tableau de Paul Véronèse représentant Alexandre et
la famille de Darius. Cette vaste et belle toile est aujourd'hui en
' Freschot, Nouvelle relation de la ville et république de Venise (1709).
* M. J. Lecomte, dans son livre intitulé Venise, parle longuement de cette
malheoreuse famille.
92 AMSTERDAM ET VENISE.
Aiigletérre '. Oa l'y a payée 300,000 francs. Elle y est fêtée oommé
un chef-d'œuvre indiscutable, et pendant de longues années elle
avait cependant servi de prétexte aux amateurs de la vérité histo-
rique, pour rompre des lances sans nombre contre Técole véni-
tienne. Il est vrai que ces enthousiastes de l'exactitude archaïque
trouvaient fort naturel que Lebrun, en peignant le même sujet, eût
coiffé ses personnages de volumineuses perruques.
A droite, nous apercevons le palais Moro-Lin, construit par
Mazzoni au dix-huitième siècle , le palais Contarini detle figure, et
les trois palais Mocenigo, que leur nom suffit à rendre célèbres. La
famille qui les fit construire tous les trois porte en effet un nom
illustre s*il en fut dans les fastes de la République. Sept fois, les
Mocenigo furent couronnés de la corne dogale , et, indépendam-
ment de ces magistratures suprêmes, ils ont fourni à Venise une
pépinière de généraux, d'ambassadeurs, d'amiraux, de procurateurs
et de membres du conseil des Dix.
Mais un souvenir plus récent se rattache à ces princières de-
meures. C'est dans l'un de ces palais qu'en 1818 lord Byron vint
s'installer avec sa ménagerie. Les singes, les perroquets, les chats
et les oiseaux de proie encombraient sa cour et faisaient, comme on
pense, une singulière musique. L'intérieur du palais n'était guère
■
plus respecté. Grâce à Shelley, l'ami du noble poète, nous avons
l'inventaire à peu près exact de cette étrange collection : « Il y a
ici (au palais Mocenigo), écrit- il à Thomas Moore, deux singes,
cinq chats, un épervier, huit chiens, une corneille, des perroquets
et un renard ; toute la bande se promène et voltige dans les appar-
tements, comme si chacun en était maître... » Un animal que
Shelley oublie, et qui n'était pas le moins curieux de cette étrange
ménagerie, c'est cette Margarita Cognî, Ir Fornarina du poète, qui
pendant bien longtemps tyrannisa le pauvre homme de la belle
façon.
Ce fut sur les bords de la Brenta que Byron rencontra pour la
première fois cette étrange créature. Ce jour-là, il se promenait à
' A la National Gallcry,
A VOL D'OISEAU.
chevalavec un de ses amis. Il la vît, échangea quelques paroles
avec elle, la revit huit jours plus tard, u Bref, ^crit-il lui-ménie^
après quelques rencontres , nous fûmes au mieux, et pendabtun
long espace de temps, elle conserva seule sur moi un asceodaût qui
VENISE
Porlrait du Titien.
lui fut disputé souvent mais jamais enlevé. » Quand Byrou retourna
à Venise, Margarita le suivit, et malgré son mari, malgré la police,
elle ne tarda pas à s'installer an palais Mocenigo. Une fois là, il
n'est guère d'excentricités auxquelles elle ne se soit livrée, jusqu'à
94 AMSTERDAM ET VENISE.
cette tentative de suicidé, qui mit fin à la tragi-comédie où le
poëte ne jouait plus son rà\e qu'à contre-cœui*.
u Je ne crois pas, écrit-il en parlant de ce dernier accès de folie,
que Margarita eût le projet de se détruire , mais si Ton songe qu'il
était tard, la nuit noire, et qu'il faisait très-froid, il semblerait
pourtant qu'elle eût quelque diabolique envie de ce genre. On
l'avait toutefois retirée sans trop de mal , si ce n'est l'eau salée
qu'elle avait bue et le bain froid qu'elle avait pris. »
Après les palais Mocenigo , voici le palais Gorrer; qui fut habité
par la duchesse de Berri. Puis le palais Corner - Spinelli , dont la
sombre élégance est toute pleine de charme. A voir ses doubles
pleins-cintres , ses balcons et ses frises , tout cela portant le cachet
d'une austère noblesse, on ne se douterait guère de la qualité
de son avant-dernière propriétaire. En effet, ce petit palais , dont
la tournure moyen âge a quelque chose de fermé , de refrogné , de
chevaleresque, je dirai presque de guerrier, appartenait encore
il y a quelques années à madame Taglioni (et de deux!).
En face nous apercevons le palais Barbarigo , dont la principale
façade et l'entrée se trouvent sur le rio San Polo. On l'a surnommé
alla Terrazza, à cause de sa terrasse qui donne sur le Grand Canal.
Son architecture n'a du reste qu'une fort mince valeur, et nous
n'en parlerions pas, s'il n'avait été pendant de longues années la
demeure du Titien. C'est là que le grand peintre aimait à recevoir
ses amis, à festoyer avec eux. L'Arélin était au nombre des
convives; c'est dire que la société n'était ni triste ni réservée.
Titien aimait tant sa Venise et la terrasse de ce palais, qu'il
préféra l'hospitalité de la famille Barbarigo à celle plus somp-
tueuse qu'à maintes reprises Léon X, Paul III et Philippe II
lui offrirent dans leurs résidences royales, au milieu de leur
cour.
Toutefois ce n'est point au palais Barbarigo que l'effroyable peste
fie 1576 vint surprendre le grand artiste presque centenaire, mais
qui, toujours jeune de cœur et les pinceaux en main, travailla
jusqu'à son heure suprême. Il avait à cette époque transporté son
atelier sur le Campo Rotto, et c'est de là que partit le funèbre
A VOL D'ÔISEÀU. 05
cortège qui , dérogeant aux ordonnances du conseil des Dix , cbQ->
duisit le grand homine à sa dernière demeure.
Touchant à Fhabitation des Barbarigo , se trouve le palais Gri*
mani. Dans ses modestes proportions , c*est une des œuvres de
la Renaissance les plus élégantes qui soient sur le Grand Canal.
Puis, toujours du même côté, voici le palais Bemardo, Fun des
édifices les plus sincèrement gothiques de tout Venise; le palais
Donatô, curieux échantillon du style byzantin-lombard ; le palais
Tiepolo , conçu dans la manière du Sansovino ; et enfin le palais
Businello, qui appartient à la fin du dix-sepiième siècle, c'est-à-dire
à la décadence, et a été la propriété de mademoiselle Taglioni
(et de trois!).
Sur la droite du Canal, les palais sont sinon plus beaux, du moina
plus vastes et plus grandioses. C'est d'abord le palais Grimani, qui
passe pour le chef-d'œuvre de Sanmichieli, et dont la niasse
imposante possède une majesté vraiment royale. Sa façade com-
porte tous les caractères de la force et de la magnificence. C'est
aujourd'hui l'asile de la cour royale; longtemps il fut celui de la
poste , et comme en ce temps-là le pont qui relie Venise à la côte
n'existait pas encore , c'était un des endroits les plus animés qui
fassent sur le Grand Canal. Mais aujourd'hui le calme a succédé à
l'activité bruyante. Seuls, des avocats, des magistrats et quelques
plaideurs endurcis gravissent encbi*e son majestueux péristyle, et
c'est un palais voisin, le palais Farsetti, qui semble avoir hérité de
toute cette animation. Le palais Farsetti en effet sert d'hôtel de
ville. C'est là que les fiancés viennent chercher la légitimation de
leur tendresse, qu'on apporte les nouveau-nés et qu'on déclare
les décès. Tout cela se fait naturellement en gondole, et ne manque
pas de répandre dans tous les environs une certaine dose de vie
et de bruyante activité mêlée parfois d'une pointe de gaieté folâtre .
Jadis le palais Farsetti appartenait à un descendant de la famille
du trop célèbre Marino Faliero, JeanFaliero, qui fut non-seulement
un homme politique remarquable, mais encore un protecteur éclairé
des arts. C'est lui qui devina Canova, et l'aida à devenir l'un des
plus grands sculpteurs des temps modernes. Canova reconnaissant
96 AMSTERDAM ET VENISE.
fit hommage à son protecteur de sa première œuvre , deux cor«>
beilles pleines de fruits, qui, sculptées. en plein marbre, décorent
encore aujourd'hui l'escalier du palais Farsetti. Il fit aussi à ce
digne protecteur le dernier cadeau qu'il pût attendre de son pro*
tégé. Le grand artiste, en effet, sculpta lui-même le mausolée de
l'homme de bien à qui il devait une partie de sa fortune et de sa
gloire.
Après le palais Farsetti voici le palais Lorédan, où naquit Elena
Cornaro Piscopia, l'une des femmes philosophes les plus connues du
dix-septième siècle ; mais tout à côté , regardez avec attention cette
demeure étroite et modeste. On ne supposerait point, à première
vue, qu'elle a été la résidence d'une des familles les plus glorieuse-
ment célèbres de la République vénitienne. C'est pourtant le palais
Dandolo. C'est là que, pendant bien des siècles, résida l'illustre
lignée de celui qui deux fois s'empara de Constantinople, de ce
guerrier aveugle qui enrichit sa patrie des dépouilles de l'Orient et
porta si haut la gloire maritime et militaire de Saint-Marc ^ C'est
de ce petit patazzino que partirent quatre de ses descendants pour
aller s'asseoir sur le trône des doges , et une foule de héros jaloux
de soutenir la gloire impérissable de leur illustre aïeul.
Aujourd'hui que nous jugeons Thistoire des temps passés d'une
façon presque humaine, la renommée du vieux Dandolo est peut-être
bien un peu discutable. Si sa valeur, sa prudence dans le conseil,
son énergie dans l'action le signalent à Tadmiration de tous, sa
gloire est singulièrement ternie par cet effroyable pillage de Con-
stantlnople, qu'il autorisa alors qu'il eût pu l'empêcher. La perte de
* Bien qii'avcu{]^1c et âgé de près de qualrc-vliigt-dix ans, Dandolo voulut
diriger lui-même Tassaut de Constantînople : u Ores pourrés, dit Villehardouîn,
ouïr esf range prouesse. Le duc de Venise qui, vieil homme ètoit et goutte
ne voyoit, tout armé sur la proue de sa galère, le gonfanon de Saint-Marc
par-devant lui, s*écriant aux siens qu'ils le missent à terre. » Il fut en effet
débarqué le premier et commanda l'assaut. Le vieux Dandolo avait du reste
des raisons toutes particulières pour haïr les Grecs. C'était l'empereur grec Manuel
qui, en 1173, lui avait fait brûler les yeux, lorsqu'il vint, au nom delà Ré-
publique, réclamer les ambassadeurs vénitiens que l'empereur retenait au mépris
du droit des gens.
A VOL D*OISEAU. 91
tous les trésors qui avaient été accumulés dans cette capitale de
rOrient, la destraction par le fer et par le feu de toutes ces mei*-
veilles qui, enlevées à la Grèce, avaient d'abord séjourné à Borne
pour venir ensuite parer la vieille Byzance, de ces manuscrits qui
renfermaient le travail de Tesprit humain pendant plus de dix-huit
siècles, tout cela doit bien compter pour quelque chose. 11 faut
donc, pour juger équitablemenl sa mémoire, se souvenir de ce mal-
heur irréparable et de la part qui en revient au vieux doge.
Dandolo, en e£Fet, permit à ses troupes le pillage de la ville prise.
Il autorisa la plus effroyable dévastation et ne recommanda à ses
soldats enivrés de sang et de caimage, que d'épargner la vie des
hommes et Thonneur des femmes. Une fois lancés sur cette proie
sans défense, ceux-ci ne tinrent même pas compte des ordres de
leur chef trop confiant, et c*est à peine si la vie des hommes fut
respectée.
Il faut lire dans Villehardouin, qui, après avoir pris part à cette
terrible expédition, s'en est plus tard constitué l'historien, le
récit de toutes ces dévastations. Le butin à partager s'éleva à une
somme supérieure à deux cents millions de notre monnaie. C'était
seulement la valeur du métal, car les statues de marbre, brisées
et mises en pièces, étaient des objets sans prix, et les vases d'or et
d'argent fondus par la flamme ou détruits par le glaive, étaient
taxés au poids et considérés comme lingots. Nul ne saura jamais
la somme de richesses intellectuelles et artistiques qui furent
anéanties en quelques jours. Mais Tesprit humain est ainsi fait. Les
peuples gardent fidèlement la mémoire de ceux qui ont renversé ou
dévasté et ne se souviennent guère de ceux qui ont édifié. Les
grands destructeurs sont assurés de la gloire et de l'immortalité ;
quant au nom du fondateur, on l'ignore presque toujours.
Une seule chose fut respectée dans cette destruction effroyable ,
et si nous en parlons ici , c'est qu'elle peint merveilleusement cette
singulière époque; les reliques trouvèrent grâce devant les pil-
lards. Les alliés se partagèrent le corps de saint Jean-Baptiste et
celui de sainte Luce. Henri Dandolo put envoyer en outre à sa
dhère patrie le corps du prophète Siméon, un bras de saint Georges,
13
98 AMSTERDAM ET VENISE.
un autre de saint Jacque$, un morceau de la vraie croix et une fiole
contenant du sang de Jésus-Christ. En même temps il expédiait
quelques bas-reliefs et quelques statues qui avaient été sauvées du
pillage on ne sait comment, une foule de marbres précieux et de
colonnes dont les Vénitiens trouvèrent facilement l'emploi, et aussi
les quatre . chevaux qui ornent encore aujourd'hui la façade de
Saint-Marc.
Mais nous voici bien loin de Venise et du Grand Canal. Reve-
nons-y de suite, pour jeter un coup d'oeil sur le palais Bembo et le
palais Manini, les deux seuls qui nous restent à voir avant d'arriver
au pont du Bialto. Le palais Bembo, gentille demeure construite
dans le style ogival, remonte au quatorzième siècle. Ce n'est point
là qu'habita la famille Bembo qui fournit un doge à la République,
mais bien celle de cet écrivain distingué qui fut secrétaire de
Léon X et demeura célèbre par ses galanteries au moins autant que
par ses écrits. Avant que d'être nommé cardinal, Bembo fut en
effet l'amant de la trop fameuse Lucrezia Borgia, que ses con-
temporains jugeaient, parait-il, moins sévèrement que ne Va
fait la postérité, car l'Arioste l'a placée au-dessus de la Lucrèce
romaine.
La cui bellezza ed onestà preporrc
Deve air antiqua la sua patria Rom a.
Bien que les éloges du poète soient incontestablement outrés et
qu'on puisse facilement trouver la cause de sa bienveillante exagé-
ration dans l'accueil qui lui était fait à la cour de Ferrare, il faut
dire cependant que les mœurs de cette cruelle époque étaient si
éloignées des nôtres, qu'il n'est guère surprenant qu'on se soif alors
montré pour Lucrezia Borgia moins sévère que de nos jours. A diffé-
rentes reprises toutefois, et tout récemment encore, les esprits amou-
reux du paradoxe ont essayé de réhabiliter cette princesse. On a
voulu en faire une victime de l'affection fraternelle. Ses relations
avec Bembo cependant ne sont point à nier. Tous ceux qui ont visité
à Milan la bibliothèque Ambrosienne, ont pu voir dans l'angle d^une
vitrine un paquet de lettres jaunies parle temps, attachées ensemble
A VOL D'OISEAU. 99
et supportant uae mèche de cheveux roux. Ce sont dix lettres d'amour
adressées par Lucrezia à Bembo et un échantillon de la blonde che-
velure de cette femme passionnée. A Tun de ses voyages à Milan,
lord Byron demanda la permission de toucher la précieuse mèche^
et pendant qu'on ne l'observait pas, il en déroba deux cheveux. Ce
larcin contribua-t-il à le rendre plus indulgent pour la pauvre prin-
cesse? Je l'ignore, mais c'est lui, je crois, qui le premier dans ce
siècle se fit son champion et chercha des excuses à ses fautes et des
atténuations à ses crimes.
Toutefois, si nous en croyons le docteur Oltrocchi , ancien préfet
de la bibliothèque Ambrosienne, qui a consacré son temps à étudier
cette importante question^, cette liaison avec la duchesse de Ferrare,
qui suffit à illustrer Pierre Bembo, ne dura guère que trois années:
Son commerce épistolaire se continua toutefois jusqu'en 1517, c'est-
à-dire pendant quatorze ans. Puis Bembo épousa l'une des plus jolies
femmes de Venise, qu'on nommait la Morosina. Il la célébra dans
ses écrits, et quand elle mourut après douze ans de mariage, elle
laissait à son galant mari, comme gages d'une tendresse réciproque,
plusieurs enfants qui se chargèrent de perpétuer son nom. Cène fut
qu'en 1539 que Bembo, revenu de ses égarements et « devenu
homme de piété exemplaire », reçut de Paul III le chapeau de
cardinal.
Le palais Manini est une des bonnes œuvres du Sansovino. C'est
lui qui termine la série des palais qui s'étendent de l'entrée du
Grand Canal au pont du Bialto. Il contient une galerie de tableaux
remarquables et a été restauré fort habilement par l'architecte Selva.
Il était la propriété de Ludovico Manini, qui fut le dernier doge de
Venise. C'est là que ce respectable vieillard vint mourir, quelques
années après avoir assisté aux funérailles de cette république aristo-
cratique qu'il enterra lui-même en signant son abdication. Cepen-
dant, ni Manini ni ses conseillers, ni même le sénat d'alors, ne
doivent être, aux yeux de la postérité, rendus responsables de
* Voir les Premières amours de Pierre Bembo, dissertation par le docteur
Oltrocchi (Venise, 1758).
100 AMSTERDAM ET VENISE,
l'écroulement de leur patrie. On peut dire eu effet que lorsque
Venise acheva de tomber, elle était morte depuis longtemps. Mais
son gouvernement mettait à garder son cadavre la même vigilance
qu'il avait mise à veiller sur elle au temps de sa splendeur. Les
patriciens de Venise, dit nn historien de mérite *, s'étaient endormis
sur leurs chaises curules; leurs idées, leurs connaissances, leur
politique étaient exactement celles de leurs bisaïeuls. Depuis le dix-
septième siècle, la République avait cessé de vivre, elle gisait sur
son lit de parade, et pour cacher ce grand secret d'État ce n'était
pas trop de ses Dix, de ses TroiSt de ses correcteurs, de ses
plombs et de ses puits. Les premiers qui franchirent cette enceinte
et soulevèrent les voiles qui cachaient son existence au monde, ue
trouvèrent au fond de tout ce mystère qu'un simple fantâme. Aussi
le seul reproche qu'on peut adresser à tous ces politiques ver-
moulus n'est-il pas de s'être laissé emporter par le tourbillon qui
dévorait les royaumes et les empires, c'est d'être tombés sans
gloire.
Aujourd'hui le palais Manînî est habité par la Banque nationale.
' L. Gallbert, Histoire de Venise.
VENISE
Poulo di Rialto.
VI
A VOL D'OISEAU
(suitb)
Le Riaho. — Le ceinte Andréa. — La Peschiera, — Les hdtes de TAdriatique. — Nature
morte. — UErbaria. — Le Fondaco dei Tedeschi. — Enterrement d*un maître d*hôtel. —
Un cheF-d^œuvre du Titien. — Le doge Michieli inventeur de la monnaie fiduciaire. — La Cà
d'oro. — Le Fondaco dei Ttirchi, — La Raccolta Correr, — Souvenirs historiques. —
Le drapeau de Manin. — André de Mantegna et Léonard de Vinci. — Les petits
maîtres. — Ganaletto, Longhi, Belloti et Guardi. — Leurs confidences et leurs indis-
crétions. — La société hollandaise et la société vénitienne au siècle dernier. — Bibelots
d*art et de toilette. — Souvenir du siège de Paris.
Puisque nous voici arrivés au pont du Rialto, nous allons, si vous
le voulez bien , quitter notre gondole , descendre à terre et jeter un
coup d'oeil sur les environs. Mais, avant cela, accordons un regard
à cette construction si pittoresque , qui pendant bien des siècles a
passé pour une merveille d'élégance et d'audace. De nos jours
l'admiration ne s'est point amoindrie; mais depuis ce temps nos
ingénieurs et nos architectes ont résolu de tels problèmes , que si
l'élégance du chef-d'œuvre de Luigi Boldù nous ravit toujours et
nous enchante, nous ne songeons guère à nous extasier sur une
hardiesse qui a été dépassée depuis longtemps.
Ainsi que nous l'avons vu, le rivage élevé {Rivo alto) fut le point
central autour duquel vinrent se grouper les premières habitations
qui plus tard devaient constituer Venise. C'est là qu'est pour ainsi
dire le point de départ de la glorieuse cité , qui rayonna bientôt
dans toutes les directions et s'étendit dans tous les sens, jusqu'à ce
que la mer prononçât son Quos ego! et rempéchât de s'étendre
davantage. Il est donc naturel que les Vénitiens du vieux temps
aient songé tout d'abord à construire sur ce point primordial un
102 AMSTERDAM ET VENISE.
pont traversant le Grand Canal; et jusque dans ces temps der-
niers, le pont du Bialto était encore le seul pont qui joignit les deux
grandes îles qui constituent la Venise moderne.
Dans le principe, le Ponte di Rialto était en bois. Plus solide qu'élé-
gant, plus simple que luxueux, il n'avait d'autre but que d'établir
une communication entre les deux rives. Détruit à maintes reprises,
il fut toujours reconstruit à la même place, et le tableau de Garpaccio,
qu'on conserve à l'Académie des beaux- arts, nous le montre tel
qu'il était dans sa simplicité primitive. Mais en 1588, on estima
qu'un pont de bois ne répondait plus aux besoins de la circulation
ni aux splendeurs de la ville , et l'on résolut de le renUplacer par un
pont de marbre. Antonio da Ponte fournit le dessin; Luigi Boldù
se mit à l'œuvre, et en 1591 il livrait à ses concitoyens l'édifice
tel que nous le voyons aujourdVbui. Si vous tenez aux détails
techniques , nous pouvons constater qu'il est composé d'une
seule arche, en marbre d'Istrie, ayant 22 mètres 10 centimètres
d'ouverture et 10 mètres d'élévation. Sa longueur totale est de
48 mètres, sa largeur de 14 mètres, et la corde de l'arc est de
27; mètres 70 centimètres. Sa beauté consiste beaucoup plus dans
l'élégance de ses formes, dans la pureté de son ordonnance géné-
rale, que dans les ornements dont on l'a décoré. Il est en effet d'une
grande et noble simplicité ; et les deux seuls bas-reliefs qu'il pos-
sède, et qui sont inscrits dans le tympan de l'arc, sont de très-
faible qualité, pour ne pas dire davantage.
Une des particularités qui font du Rialto un pont unique en son
genre, c'est qu'il porte trois rues et deux rangées de maisons. Ai-je
besoin d'ajouter que les rues sont étroites et les maisons de peu
d'épaisseur? A bien prendre, ce sont des rangées de petites bou-
tiques, des étalages sans profondeur, dans lesquels on vend un peu
de tout. Gependant, à votre grande surprise, vous y trouverez peu
de bijoutiers et d'orfèvres. Il semble pourtant que ce soit une cou-
tume des marchands d'or de s'établir sur les ponts; témoin le Ponte
Vecchio à Florence, le pont au Change et l'ancien pont Neuf à Paris.
Sous ce rapport, le Ponte di Rialto rompt avec les traditions. Au
milieu se trouve une sorte de terrasse qui met en communication les
A VOL D'OISEAU. 103
trois rues et que couronne une manière de double portique. De cette
terrasse on a une vue merveilleuse et peut-être sans pareille au
monde. Des deux côtés, le canal s'arrondit dans une courbe gra-
cieuse que bordent ces beaux palais que nous venons de décrire et
qui , construits chacun pour soi-même, n'en forment pas moins le
plus magnifique ensemble que l'on puisse rêver. C'est un amas de
lignes élégantes, sveltes et gracieuses, de courbes harmonieuses,
un joyeux cliquetis de couleurs vives, douces et fraîches malgré
la patine que le temps a imprimée sur toutes les façades, malgré la
livrée grise qu'il a essayé de leur faire porter.
Beaucoup de ces palais en effet sont noirs et sales ; on les dirait,
comme les maisons de Londres, brunis par la poussière et noircis
par la fiimée. La fumée! la poussière! où les prendre à Venise pour
une semblable besogne? Mais, malgré leur aspect sombre, ces
demeures aristocratiques se colorent sous les feux du soleil , et leurs
façades brunies semblent trancher en clair sur l'azur foncé du ciel.
Et puis ce sont les flots veit tendre qui s'argentent de joyeux
reflets , les grands poteaux qui sortent de l'eau tout enrubannés de
couleurs vives et coiffés de la corne dogale , les gondoles noires qui
filent comme des hirondelles, laissant à leur suite un sillon de
mousse blanche. C'est le ciel, le soleil, la lumière dorée, les
marbres blancs et roses, les ombres transparentes, que sais-je?
C'est le charme, c'est la vie, la paresseuse rêverie qui s'empare de
tout votre être, qui prend possession de votre cerveau, qui pénètre
votre cœur, pendant que l'air moite caresse votre visage et vous
baigne dans ses énervantes vapeurs.
On resterait là des heures entières à ne rien faire, à ne rien dire,
à ne rien penser, — que dis-je, des heures! des journées, des
années , toute sa vie ! Demeurez quelques instants sur ce merveil-
leux belvédère, abandonnez -vous aux émotions qui vous enva-
hissent et ne réagissez point contre la langueur qui s'empare de
vous. En bien peu de temps vous comprendrez l'influence magique
que de pareils spectacles exercent sur ceux qui les voient depuis
leurs premières années , et pourquoi tant de Vénitiens ne veulent
connaStre que leur bien-aimée Venise.
104 AMSTERDAM ET VENISE.
Mais c'est aujourd'hui veadredi, et, sur notre gauche , voici des
tentes jaunes qui abritent une foule empressée et babillarde. De
gentilles ménagères, coiffées de la mantille traditionnelle , circulent
an milieu des plaques de marbre, empressées, curieuses, affairées et
furetant partout. Chaque vendredi, le spectacle est le même, car ces
grandes tentes recouvrent la Peschiera, le marché aux poissons,
et tout bon Vénitien regarde comme une grosse affaire l'acquîsi'
tion du plat maigre qui doit ce jour-là relever son dîner. A Venise
VENISE
i; Kiallo vil de h Pesrhi'ri
on est très-friand des poissons de l'Adriatique. On n'imagine point
qu'il s'en puisse trouver ailleurs d'aussi fins et d'aussi délicats.
C'est uu objet de gourmandise et un sujet de fierté; et l'on a vu
des Vénitiens sensuels faire de gros sacrifices pour ne pas renoncer
aux plaisirs que leur offrent les hôtes momentanés de la Peschiera.
Consultez plutôt M. Paul de Musset, il sait sur ce chapitre une
histoire édifiante.
Un jour, un grave personnage, le comte Andréa, racontait
devant notre érudit compatriote ses douloureux chagrina d'amour.
À VOL D'OISEAU. \0S
La belle que le comte adorait , ayant été rappelée par sa famille,
avait dû quitter Venise et retourner à Milan. Désespéré par son
départ, le pauvre Andréa avait failli en mourir de douleur. — A
ce moment du récit, dit M. Paul de Musset, je demandai au
narrateur pourquoi il n'avait pas abandonné sa ville natale pour
courir après son amie.
— J'ai toujours habité Venise, répondit-il, et je ne saurais vivre
à Milan, où l'on parle un dialecte blessant pour mes oreilles; le
poisson d'ailleurs n'y est pas frais!
Cette raison parut à M. de Musset sans réplique. Toutefois,
reconnaissons que si le poisson qu'on pèche dans l'Adriatique est
supérieur à celui qu'on trouve généralement dans la Méditer-
ranée , il est très-inférieur à celui que nous mangeons sur les côtes
de l'Océan. Mais ce qu'il perd en qualité , il le rattrape largement
en variété de formes et en diversité de couleurs. Rien n'est curieux,
au point de vue pittoresque, comme cet amas de petits monstres
de toutes nuances, de toutes dimensions et de tout calibre. Vous
trouvez en effet à la Peschiera de Venise tous les poissons imagi-
nables, depuis le rombo, grand, plat et large, qui ressemble assez
à notre turbot, jusqu'à la cepa^ sorte de pieuvre informe, et la
lucerna avec ses ailes d'azur. Approchez-vous de l'étalage d'Angelo
Cavallarin. C'est le poissonnier le plus complaisant et le mieux
assorti. Il vous montrera, avec son amabilité inaltérable, l'esturgeon
au bec pointu , le thon à la chair rouge et saignante qui se coupe
par tranches et se débite comme le bœuf ou le mouton, les brancini
argentés, les passarini verts et blancs, les barboni rosés avec leur
grande barbiche, les cicoli, le corbeto, la sfogtia, plate comme une
feuille et blanche comme la neige, les go, les granecole qui sont de
grands crabes rouges, et les moleche qui sont des crabes verdâtres.
Dans les baquets rangés auprès de son étal, il vous fera voiries
bizati, énormes anguilles vertes aussi grosses que des serpents, les
caparocili, qui sont des coquillages microscopiques, les perdocce
avec leurs coquilles noires, et les cape-sante, beaux coquillages qui
renferment dans leurs doubles écailles une huître rouge, couleur
de brique. Puis à côté de la pruto^ qui étale orgueilleusement sa
14
106 AMSTERDAM ET VENISK.
grande taille et ses belles écailles argentées, vous remarquerez les
astezi, sorte de homard vert et rose, la gâta et Vazia qui ont l'air
d'avoir élé écorchées , et vingt autres espèces pins bizarres , pins
étranges, plus curieuses, qui forment un amalgame capable de faire
pâmer d'aise un peintre de nature morte.
De l'autre côté du ponte di Rialto se trouve l'Erbaria, os
marché aux légumes, qui s'étend surtout le campoSan Giacomo.hi
aussi, le spectacle est assez intéressant pour que nous nous arrêtions
quelques minutes. Les oignons en chapelet ornent les arcades de
VENISE
Marché aux Irgumcs.
la place de leurs gracieux festons, pendant que, sur des tables rus-
tiques, les asperges, les broccoli, les salades jaunes elles carottes
roses, alternent avec des corbeilles pleines d'oranges, de pommes
rouges, de tomates et de citrons, qui renvoient joyeusement les
rayons du soleil et dorent de leurs beaux reflets les maisons d'alen-
tour. Les fraises, les cerises, les abricots et les pêches, s'étalent
côte à côte avec les figues de Barbarie, les melons verts, les dattes,
les pastèques et les raisins muscats. C'est un régal pour les yeux en
même temps qu'un plaisir pour les oreilles ; car le babillage vénitien
de toutes ces joyeuses commères a quelque cho$e de musical, qui
le fait ressembler au gazouillement d'une bande d'oiseaux.
À VOL D'OISEAU. 107
Maintenant regagnons, s'il vous plaît, le quai, et. par Tescalier de
marbre, notre gondole. Nous allons passer sous le ponte di Rialto
et entrer dans la seconde partie de notre excursion. Celle-ci, toute-
fois, sera moins longue que la première, car, bien que le Rialto
puisse être considéré comme le point central du Grand Canal, que
son pont divise en deux parties à peu près égales, la fraction qui
nous reste à parcourir, étant moins peuplée de palais et moins
féconde en souvenirs, nous retiendra moins longtemps. Ajoutons
<qu'eHe est aussi moins aristocratîquement habitée, et que les gon-
doles du tf high-life », qui sont fort nombreuses eu toutes saisons
sur la première moitié du canal, sont plus rares sur la seconde
partie.
Cette voie superbe, qui est une des plus magnifiques qui soient au
monde, forme cependant un tout indivisible qui comporte près
d'une lieue de longueur sur 50 à 70 mètres de large. C'est le
Corso de Venise. Tous les autres canaux, à l'exception de celui de
la Giudeccay n'étant guère plus larges que les ruelles que nous
avons parcourues, en quittant la place Saint-Marc, le Grand Canal
forme la principale artère de la cité. C'est, en conséquence, la pro-
menade favorite et l'inévitable rendez-vous de tous ceux qui sont
trop aristocratiquement nés pour aller à pied comme le commun
des mortels.
Je voudrais, pendant que nous sommes sur le ponte di Rialto,
^ous parler des Traghetti^ vous raconter l'histoire des Nicolotti
«t des Castellani, leurs mésintelligences et leurs batailles, vous
dépeindre les régates qui avaient lieu jadis à cette place. Mais l'heure
s* avance et nous avons encore beaucoup à voir. Réservons donc
toutes ces choses pour plus tard. Tout cela, du reste, pourra trouver
sa place dans le chapitre que nous consacrerons au gondolier.
Lé premier palais que nous rencontrons à notre gauche est celui
des trésoriers ou camerlinghi. C'est une grande construction, assez
élégante de style mais irrégulière, qui remonte à 1525. Son irrégu-
larité, toutefois, ne peut être imputée à G. Bergamasco, qui en fut
l'architecte. Le terrain, en effet, commandait en maître et ne per^
mettait point le développement d'une façade correct^. De l'autre
108 AMSTERDAM ET VENISE.
côté du Canal voici leFondaco dei Tedeschi, l'entrepôt des Allemands.
I/édifice que nous avons sous les yeux n'est pas des plus vieux, il ne
remonte pas au delà de 1506. A cette époque, il succéda à un bâtiment
ayant la même destination, qui existait à cette même place depuis les
premières années du treizième siècle et qu'un incendie dévora en
quelques heures. Frà Gioconde, de Vérone, en fut l'architecte;
le Giorgione et le Titien le couvrirent de fresques que malheureuse-
ment le temps a détruites. C'est là une perte d'autant plus regret-
table que Venise, qui ne possède que deux œuvres du Giorgione, est,
comme fresques du Titien, encore plus pauvre. Elle n'a conservé, en
effet, que celle qu'on voit au palais ducal dans le petit escalier voisia
de la chapelle du doge, et qui représente saint Christophe.
Le Fondaco dei Tedeschi renferme à peu près deux cents chambres.
C'était jadis non-seulement un superbe magasin, mais encore une
sorte de logement où les négociants allemands descendaient à leur
arrivée à Venise. Ils jouissaient, à l'intérieur de ce Fondaco, d'une
liberté absolue, qu'ils n'auraient point trouvée au dehors. Ils pou-
vaient même s'y livrer à l'exercice du culte protestant. Le gouver-
nement vénitien tolérait en effet les cérémonies luthériennes à l'in-
térieur de cette libre demeure, et n'exigeait qu'une chose de ses
habitants : ils ne devaient, une fois en public, rien faire qui indi-
quât qu'ils n'appartenaient point à la religion catholique. Cette
condition s'étendait même au delà de la mort. Aussi , lorsqu'un de
ces protestants venait à mourir, il devait être porté à l'église Saint-
Bailhélemy, qui était également la propriété des Allemands , mais
relevait des autorités catholiques. On présentait le corps. I^es prêtres
récitaient l'office des morts et chantaient comme si le défunt eht
appartenu à la religion romaine. Mais, le soir venu, au lieu de l'en-
terrer dans l'église, on le transportait secrètement à un petit cime-
tière que les protestants possédaient hors la ville. Grâce à quelques
subterfuges de cette nature, on jouissait à Venise de la plub grande
tolérance religieuse; le conseil des Dix fermait les yeux, et l'on
pouvait y exercer tous les cultes possibles, être luthérien, calviniste,
grec, hérétique, schismatique, turc même, sans que personne eût
rien à y voir.
A VOL D'OISEAU. 100
Les protestants^ du reste, s'accommodaient fort bien des céré-
monies funèbres du culte catholique. Beaucoup d* entre eux laissaient
même des sommes assez considérables, pour être enterrés avec
ma{]^Qigcence par le clergé romain, et je trouve à ce sujet, dans un
livre qui remonte au commencement du siècle dernier', une anec-
dote assez intéressante pour que nous lui fassions place ici.
Un brave luthérien, maître d'hôtel de S. A. E. l'électeur de Saxe
Georges IV, venu à Venise avec son maître, y trouva les vins si
fort à son goût, qu'il en contracta une maladie inflammatoire. La
maladie conduisit notre homme au tombeau. « Se voyant prest de
mourir, il ordonna par son testament que son corps seroit accom-
pagné à la sépulture ordinaire de ceux de sa nation, par cent prêtres
de la ville tenant en mains chacun une torche et auxquels il assi-
gna, pour cette assistance, une rétribution plus abondante qu'à
l'ordinaire. En effet, ils assistèrent tous gayement à ses obsèques,
chantant sur le même ton et les mêmes prières qu'on a coutume de
chanter pour ceux qui meurent dans la communion de l'Église
romaine, qu'il n'avoit cependant nullement embrassée. »
L'auteur du livre ayant eu, quelque temps après, roccasion de
rencontrer un des ecclésiastiques qui avaient si gayement assisté le
maître d'hôtel dans son dernier voyage, lui demanda « avec quel
esprit ou plutôt avec quelle espérance il avoit chanté, et s'il croioit
que ses prières eussent profité au deffunt. » « Et je le trouvai, pour-
suit notre auteur, assés instruit pour me répondre (quoique la
science des cas un peu difficiles à résoudre ne soit point trop le fait
des prêtres de Venise) qu'il avoit chanté pour la pure gloire de Dieu
et sans aucune pensée que ses prières dussent servir au soulage-
ment d'un homme mort hors de la communion de l'Lglise romaine,^
qui n'offre point ses suffrages et ses oraisons à Dieu pour ceux qui
meurent hors de son sein et de sa communion, »
L'église San Baitolomeo, qui, ainsi que nous l'avons dit, appar-
tenait aux Allemands et dans laquelle avaient lieu ces cérémonies
mixtes, si je puis m'exprimer ainsi, existe encore. Elle se trouve
' Nouvelle relation de la république ei de la ville de Venise.
110 AMSTERDAM ET VENISE.
tout auprès de là, derrière le pont du Bialto. Mais revenons, s'il
vous plaît, à nos moutons, c'est-à-dire au Grand Canal et à ses
palais.
A notre gauche, voici une longue suite de bâtiments déla1)rés
<|u'on appelle les vieux et les nouveaux portiques du Rialto (Faft-
briclie vecchie e nuove di Rialto), Les vieux portiques sont de
Scarpagnino et remontent à 1520. Les nouveaux sont du Sansovino
et datent de 1555. Vous voyez que le nom de ces derniers n'est
guère justifié , et qu'on leur a conservé ce qualificatif de Nuove
fabbriche un peu con^nie, par habitude, on conserve aux vieillards
un surnom enfantin. A notre droite, accordons un regard au palais
Valmarana. Sa façade régulière appartient au dix-huitième siècle;
mais à Tintérieur il renfei*me des trésors. C'est d'abord une superbe
collection de gravures, comprenant une foule de séries à peu près
introuvables, des épreuves très-rares et l'œuvre complète du
célèbre graveur florentin Bartolozzi. Puis c'est sa bibliothèque,
qui est une des plus précieuses qui soient en Italie. Elle pos-
sède en effet une quantité considérable de classiques latins et
grecs; tous les ouvrages publiés sur Venise et la réunion de
toutes les pièces de théâtre, libretti d'opéra, farces, comédies de
l'art, etc., etc., qui ont été représentés sur les différents théâtres
vénitiens depuis leur fondation. Enfin ce sont des bronzes, des
bas- reliefs, des ivoires sculptés, des faïences italiennes, des
verreries de Murano qui ont été rassemblés avec un goût
parfait.
Mais la perle de cette intéressante collection est, sans contredit,
la Mise au tombeau du Christ y du Titien, première idée du magni-
fique chef-d'œuvre qui est au Louvre. C'est une œuvre de toute
beauté. Tout y est admirable. La composition et l'exécution en sont
irréprochables et ne laissent rien à reprendre, rien à désirer. Quant
à la généalogie de ce merveilleux tableau, elle est des plus simples.
Le comte Benedetto de Valmarana^ son heureux possesseur, en a
hérité de ses ancêtres qui habitaient Vicence et qui l'avaient acquis
de Titien lui-même.
Voici maintenant le palais Michieli dalle colonne, qui doit son
À VOL D'OISEAU, 113
surnom aux colonnes qui supportent son portique ^ II appartient
également à la décadence, et nous ne nous y arrêterions pas long*
temps si nous n'avions à considérer que la façade. Mais, àFintérieur,
il contient^ lui aussi, d'inestimables trésors. Ce sont des tapisseries
merveilleuses, tissées d'après les cartons de Raphaël et représen-
tant les Batailles d'Alexandre et de Darius. Trois chambres en sont
complètement garnies. Soignées comme des enfants qu^on chérit,
n^ ayant presque jamais été touchées, ces tapisseries août itia^i*
fiques de conservation. On dirait qu'elles viennent d'être achevées,
et quelques nuances qui sont un peu passées ne font qu'ajouter au
charme qu'on éprouve à les regarder.
X^a famille Michieli, qui possède ces merveilleux trésors, est une
des plus anciennes qui soient à Venise, et c'est aussi l'une des plus
Bobles. Elle a donné trois doges à la République et tous les trois
illustres. Vitale Michieli, qui monta sur le trône en 1096 et s'illustra
dans la conquête de la Terre-Sainte; Domenico Michieli, qui,
pommé en 1117, devint la terreur des Sarrazins et des Greqd; et
enfin Vitale Michieli II, qui succéda en 1156 à Domenico Morosini,
soumit le patriarche d'Aquilée, prit Zara et Raguse, et mourut au
inilieu d'une sédition.
. Vue si noble lignée ne pouvait manquer de laisser dans le palais
Michieli dalle colonne des traces nombreuses de sa gloire militaire.
Aussi est-ce sans étonnement que nous voyons, dans une des salies
du palais, une quantité d'armures, de casques, de hallebardes et de
piques, ayant appartenu à Domenico Michieli et aux intrépides
compagnons qui conquirent avec lui Tyr et Ascalon, prirent
d*assaut Rhodels, Samos, Paros, Scio, Lesbos, Andros, et soumirent
tant d'autres places appartenant à l'empire grec et aux Sarrazins.
Mais Un souvenir d'un autre ordre se rattache encore à ce nom
* Suivant un auteur contemporain, le surnom u dalle colonne » appartien-
drait à la Famille Micbieli et non point au palais. Domenico Michieli l'aurait
reça de ses concitoyens lorsque, revenant de Terre sainte, il rapporta dans «a
patrie les deux colonnes qui décorent la Piazzetta et portent le ^int Georges et
le lion de Saint-Marc. U avait repris le chemin de Venise quand, pour se venger
de l'empereur Jçan Comnène» il entra dans l'Archipel, mit tout à feu et à sapg,
et s'empara de ces deux colonnes comme d'un trophée de sa victoire.
15
114 AMSTERDAM ET VENISE.
m
glorieux. Ce Domenico Michieli, le plus illustre des trois doges, fiit
non-seulement un guerrier intrépide , mais encore un des hommes
les plus honnêtes de son temps. Ses soldats le savaient, et la con-
fiance absolue qu'ils avaient en leur chef contribua pour beaucoup
à ses glorieuses conquêtes. Pour eux, sa parole valait de For. Bien
ne le prouve mieux du reste que le fait suivant, qui signala Tune de
ses dernières expéditions.
Un jour l'argent vint à manquer, les troupes étaient à la veille
de se mutiner ; le mécontentement se faisait jour de toutes parts.
Domenico M ichieli, ne sachant comment les satisfaire, eut une idée
sublime. Il fit couper en un grand nombre de morceaux ses ceintu-
rons et ses pourpoints de cuir, et sur chacun- de ces morceaux il
appliqua son cachet. Puis, les distribuant à ses soldats, il leur affirma
sur l'honneur , qu'à leur retour à Venise chacun de ces morceaux
de cuir serait échangé contre une pièce d'or. Personne n'hésita
un instant, et grâce à cet expédient plusieurs fois répété, l'armée
la plus pauvre du monde devint celle où la solde fut payée
avec la plus grande ponctualité. C'est là, croyons-nous, la pre-
mière fois qu'on fit usage dans une armée de cette monnaie de
convention, qui devait dans la suite s'appeler monnaie obsidionale.
En tout cas, c'est bien l'un des premiers emplois de ces valeurs
fiduciaires qui devaient aboutir, bien des siècles plus tard, au
billet de banque et au papier-monnaie.
Après le palais Michieli, voici le palais Morosini, qui date du
treizième siècle, et porte l'empreinte de cette architecture b y zanto-
mauresque qui donne à certains palais vénitiens un aspect si carac-
téristique. Puis c'est la Cà d'oro^ (ou Doro), qui ' appartient au
quatorzième siècle, mais qui est bien l'habitation la plus gracieuse,
la plus élégante, la plus aimable qui soit surtout le Grand Canal.
Les styles arab e , mauresque , sarrasin et gothique s'y confondent et
' Ci, abréviation de casa, maison. La Cà d'oro veut dire la Maison d'or.
C'est sous ce nom que ce délicieux palais a été Jong^iemps connu. Mais dans ces
temps derniers on a découvert qu'il avait été construit par une famille Doro,
d'où lui vient sans doute son appellation. Dans ce cas-là, c'est Gà Doro qu'il
faudrait dire.
A VOL D'OISEAU. 115
forment, s*ii est permis de s'exprimer ainsi, un composite charmant.
Tout y est déficat, pimpant et coquet. Ses ogives, ses trèfles et ses
quatrefeuilles qui s*entre-croisent , ses bas-reliefs, ses médaillons
et ses balcons à jour, les entrelacs et les arabesques qui encadrent
ses fenêtres et courent le long des frises , les colonnettes qui sou*
tiennent ses galeries et celles qui ourlent les encoignures, tout cela
est d'un goût exquis et d'un ravissant aspect. C'est un patazzino
des Mille et une Nuits; un abri, un asile, une retraite comme en
peuvent rêver les amoureux de l'art; en un mot, une petite mer-
veille de l'écrin de Calendario.
La Cà (foro, après avoir abrité une famille illustre, était devenue
dans ces temps derniers la propriété de mademoiselle Taglioni
(et de quatre!) , qui collectionne les palais vénitiens comme les ama-
teurs collectionnent les vieux pots et les numismates les gros sous.
Mais la célèbre danseuse s*en est dessaisie en faveur du banquier
Errera. La puissance de l'or a ainsi remplacé celle des charmes.
En face de la Cà d'ara, nous apercevons le palais Corner délia
ReginQy ainsi nommé parce qu'il fut édifié sur l'emplacement
qu'occupait l'antique palais habité par Catherine Cornaro , reine
de Chypre. Construit en 1724, sur les dessins de Domenico Rossi,
il est par conséquent postérieur à tous les glorieux souvenirs dont
cette noble famille a rempli l'histoire de son pays. Son architecture,
qui est de troisième ou quatrième qualité , n'a rien qui doive sus-
pendre notre marche. Aujourd'hui il sert de Mont-de-piété et de
Caisse d'épargne.
Le palais Pesaro, qui se trouve du même côté et un peu plus
loin, donne un peu dans le baroque et beaucoup dans l'extrava-
gant. C'est un énorme édifice à trois étages, avec une disposition
en trois ordres : rustique diamanté pour les assises et le rez-de-
chaussée, ionique pour le premier étage, et composite pour le
second : le tout orné, paré, chargé et surchargé de figures, de mas-
ques et de cariatides, de casques, de panaches et de trophées. C'est
Longhena, l'architecte de la Salute, qui l'a construit. Il s'est montré
sans pitié pour la pierre. Ce qu'il a pétrifié là de tritons et de
nymphes, de naïades et de fleuves, ramassés en équerre dans les
116 ASHSTERDAH ET VENISE,
écoinçons des fenêtres et soutenant du crâne et du coude la charge
efïroyal*)^ ^^ l'entablement, est à peine croyable. Ces pauvres
divinités, écrasées par le fardeau qu'elles portent, n'ont toutefois
pas eu le pouvoir de satisfaire l'architecte, dont l'imagination
déboisante paraît s'être complu dans la création d'une foule de
monstres absolument inconnus du vénérable Noé. C'est un vrai
cauchemar que cet amas de figures tournées et contournées , aui
bouches crispées et lippues, aux nez tordus, aux oreilles en éventaiU
Le jour où il a conçu le plan de son palais Pesaro, Longhena se
sera bien certainement souvenu de la descente d'Énée et d'Orpbée
aux enfers.
Après le palais Pesaro , il nous faut passer devant le palais
Grimani, qu'on attribue à Sanmichieli ou à Scamozzi, et qui,
bien qu'il soit d'une bonne ordonnance, ne saurait augmenter le
bagage de gloire de l'un ou de l'autre architecte. Puis viennent les
deux palais Piovene et Emo, le premier attribué aux Lombardi, le
second appartenant à la décadence ; le palais Erizzo , où vécut la
famille de l'héroïque défenseur de Négrepont; le palais Marcello,
qu'habita te père de la musique sacrée; et, sur notre gauche, le
k VOL D'OISEAU. 117
palais Tron, datant da seizième siècle, et le palais Battagia, œuvre
de Longhena.
Enfin nous voici au palais Vendramin-Galergi, qui passe pour
étne l'un des pins beaux édifices qui soient à Venise. Il date de 1481,
et peut être regardé comme le chef-d'œuvre de Pierre Tjombardo.
La fiçade, qui est corinthienne, est. tout incrustée de serpentine,
VENISE
Le Fondaco dei Tnrcbi.
de 'Vert antique, de porphyre et de marbres précieux. I^e palais
lui-même est entièrement construit en marbre d'Istrie. Les co-
lonnes sont en marbre grecj mais, à considérer cette snperbe
façade , on oublie bien vite les matériaux de prix qu'on a employés
à sa construction , pour porter toute son attention sur son mérite
artistique, cent fois plus précieux que tons les marbres du monde.
L'architecture du Pulazzo Vendramin est en effet d'une parfaite
élégance; les arcs des fenêtres ainsi que les meneaux sont à la
lois déhcats et forts, et surtout pleins de grâce. Rien de char-
118 AMSTERDAM ET VENISE.
%
mant comme le grand balcon. Les colonnes et leurs chapiteaux,
l'entablement , tout est à louer dans cette œuvre exquise, et rien
n'est à reprendre, pas même son aspect un peu froid, qui lui donne
une certaine majesté, dont, sans cela, elle manquerait peut-être.
En face du palais Vendramin^Galergi, nous voyons une grande
construction, plus étrange que belle, plus curieuse qu'élégante, et
qu'il est cependant d'usage ici de placer au premier rang des palais
vénitiens. C'est le Fondaco dei Turchi, ou entrepôt des Turcs.
Construit au dixième siècle par la famille Valmieri, il fut en 1381
donné au marquis d'Esté, en récompense de la bravoure qu'il avait
déployée au service de la République. Mais en 1621, celle-ci le
racheta pour en faire une sorte de ghetto destiné aux négociants
orientaux qui venaient commercer à Venise. Les Turcs et l'es maho-
métans de toutes provenances jouissaient, dans l'intérieur de ce vaste
local, d'une liberté complète et de franchises analogues à celles que
les Allemands possédaient au Fondaco dei Tedeschi. Cette résidence
resta affectée aux disciples du Coran jusqu'en 1797. A partir de cette
époque ce curieux palais demeura inhabité. Dans ces années der-
nières, il tombait en ruine, et l'administration vénitienne dut le
faire reconstruire presque entièrement. Aujourd'hui la façade est
terminée, mais il s'en faut que les agencements intérieurs soient
aussi avancés. Dès qu'il sera en état de recevoir le public , la
municipalité vénitienne se propose d'y établir le Musée Correr,
dont l'installation provisoire se trouve actuellement à quelque
distance de là.
Ce Musée a eu pour point de départ une collection particulière ,
et fut, il y a quarante ans, légué à la municipalité vénitienne par
un de ses enfants affectionnés. Comme il est sur notre chemin,
nous pourrons, si vous le voulez bien, y faire un léger temps
d'arrêt, en inspecter les pièces les plus importantes, et, avant
cela ,' noter les quelques particularités qui ont présidé à sa fon-
dation.
u Théodore Correr, patricien de Venise, né en 1750, avait
consacré toute son existence à recueillir des objets anciens, pou-
vant servir à l'histoire de son pays. Agé de quatre-vingts ans et
A VOL D'OISEAU. 119
voyant sa fin approcher à grands pas , il institaa , par testament du
1*' janvier 1830, une fondation à laquelle il consacra tout son avoir.
Il établit à la garde de sa galerie un préposé, un gardien, un admi-
nistrateur et un portier, tous rémunérés par des fonds qu'il laissait;
et, ayant stipulé que sa collection porterait le nom de Musée Gorrer
{RaccoUa Correr), il la plaça sous la tutelle de la municipalité véni-
tienne. Théodore Gorrer étant mort le 20 février 1830, le conseil
communal nomma, en 1835, comme directeur du Musée, M. Mar-
cantonio Gomiani, qui exerça ses fonctions jusqu'en 1846, époque
à laquelle il fut remplacé par le docteur Luigi Carrer, qui, à son
tour, eut pour successeur, en 1851, le chevalier Vincenzo La-
zari '. »
C'est dans ces termes que le comte Pierluigi Bembo , podestat
de Venise, expliquait, dans son rapport trimestriel de 1863, la fon-
dation du Musée Gorrer'. Cette même année la municipalité véni-
tienne décidait la reconstruction du Fondaco dei Turc h i, et le
transport de la collection Gorrer dans ce palais, sitôt qu'il serait
restauré. Franchement, jamais déplacement n'a été rendu plus
légitime par le délabrement du bâtiment actuel. Non-seulement le
palais Gorrer n'a point un aspect en harmonie avec- les richesses
qu'il renferme, mais il est à moitié ruiné et fait peine à voir. On
croirait en effet entrer plutôt chez un brocanteur que dans un
musée. Heureusement à l'intérieur il n'en est pas de même, et les
choses intéressantes qui sont répai*ties dans les diverses salles de ce
curieux musée font bien vite oublier la pauvreté du local qui les
renferme.
Le rez-de-chaussée du Musée Gorrer est occupé par des statues,
par des fragments de sculpture et d'architecture découverts soit
à Venise, soit dans les environs, et possédant pour la plupart une
importance historique ou un intérêt local. Quelques-uns de ces
intéressants débris remontent à l'antiquité. Toutefois, nous ne ferons
> M. Vincenzo Lazari mourut le 25 mars 1864, et fut remplacé par M. Giro-
lamo Soranzo.
* ïl comune di Yenezia net irienno 1860, 1861 , 1862.
120 AMSTERDAM ET VENISE.
que les mentionner, car l'Italie est trop riche en chefs-d'œuvre
antiques pour que ces échantillons puissent nous retenir bien long-
temps.
Au premier étage, nous trouvons quelques grands tableaux d'un
peintre peu célèbre et de second ordre, Gregorio Lazarini. Ils occu-
pent les murailles depuis le haut jusqu'en bas et sont disposés de
telle façon qu'on ne peut guère les voir ni les juger. Us repré-
sentent, si j'ai bonne mémoire, Hercule aux pieds ifOmphale,
V Enlèvement des Sabines et Orphée poursuivi par les bacchantes.
La composition n'en est pas mauvaise, mais c'est de Fart de
seconde main. Auprès de ces vastes machines, un certain nombre
de vitrines contiennent des souvenirs historiques. C'est le drapeau
de Manin. Ce sont les clefs de la ville (une ville sans portes), les
battants de la porte du Bucentaure. Des armes sont disposées eh
trophées le long des murailles, et quelques belles cuirasses montées
sur leurs chevalets alternent avec des statuettes et des bustes.
Dans les salles voisines, les murs sont occupés par des dessins de
maître et par quelques bons tableaux, le centre de la pièce par des
vitrines renfermant des faïences, des camées, des émaux, quelques
bijoux anciens, des ivoires sculptés et toute la série des monnaies et
médailles relatives à l'histoire vénitienne. Parmi les tableaux, il
nous faut noter un Saint François d'André de Mantegna, et une
Transfiguration qui, bien qu'attribuée au même peintre, nous
parait plutôt être d'un de ses contemporains. Le coloris en est un
peu trop noir et la peinture beaucoup trop sèche pour que l'altri*
bution soit bien justifiée.
Ensuite vient un panneau de Lorenzo Veneziano, daté de 1369
et représentant le Rédempteur et quelques saints^ et un PasqUalino
Veneziano, figurant la Vierge avec l* Enfant Jésus; tous deux possé-
dant déjà ce coloris vigoureux et brillant qui rend l'école vénitienne
si remarquable. La robe de la Vierge, dans le second de ces tableaux,
est un véritable tour de force d'exécution. Elle est couverte d'une
broderie d'or, qui s'enlève en relief, et qui est un chef-d'œuvre
i
d'habileté et de patience.
Puis c'est toute une série de portraits fort intéressants : celui du
A VOL D'OISEAU. 12!
doge Foscari, par Vivarini; celui du doge Moceaigo, par Jean
Bellin ; celui de Gentil Bellio, peint par lui-même ; un portrait de
femme attribué à Holbein et qui est plein de qualités ; et enfin la
pièce importante dans ce genre : le portrait de César Borgia attri-
bué à Léonard de Vinci. Si cette belle œuvre n'est point du grand
maître, comme le prétendent certains critiques, elle est au moins d'un
de ses meilleurs élèves; et dans tous les cas la peinture en est excel-
lente et d'une finesse incroyable. C'est un tableau de grand prix, au
double point de vue du talent dépensé et de la valeur historique. Ce
prince, fameux par son esprit et par ses cruautés, est représenté de
profil. Il a la barbe rouge, et la figuré s'enlève en tons clairs, presque
fades, sur un fond très-brun. C'est bien cette lèvre mince, ce regard
sec, ces traits froids et durs qu'on s'attendait à rencontrer. Avant
d'avoir vu ce portrait, od pouvait se figurer César Borgia d'une façon
différente. Une fois qu'on Ta vu, il est impossible de se le repré-
senter autrement.
Nous passerons, si vous lé voulez bien, avec une certaine rapi-
dité devant un tryptiquè d'Altighiero dà . Zevio , un Banquet de
Nabal de Giâmbattîsta Tiepolo, une Madeleine d' Alexandro * Tia-
rini, une Tentation de saint Antoine de Civetta, qui est bien une
des choses les plus -curieuses qu'on puisse inventer. Nous néglige-
rons aussi toute une série de tableaux allemands, flamands et bol
landais', plus ou moins apocryphes, et de trop médiocre qualité!
pour mériter un examen sérieux, et nous nous dirigerons vers les
petits maîtres vénitiens , les Canaletto , les Pietro Longhi et les
Pietro Belloti. Ce n'est point qae dès échantillons de ces petits
maîtres, que possède le Musée Correr, soient exceptionnellement
beaux et précieux. Mais nous allons retrouver là les confidences de
la vie vénitienne, les mystères de la galanterie et de la vie familière
' Il y a un peu de tout dans cette partie de la Raccolta Correr, qui est une
sorte d'encyclopédie; nous y voyons presque tous les noms des maîtres hollan-
dais et flamands. Les noms seulement, car les tableaux sont d^une telle faiblesse
qu'il n'y a point d'erreur possible. Les noms eux-mêmes ne paraissent pas très-
familiers aux amateurs vénitiens, car sur un mauvais catalogue que nous avons
sous les yeux, nous pouvons lire le nom de Gérard Dov transformé en don
Gerardo,
16
122 AMSTERDAM ET VENISE.
vont nous être dévoilés, et nous rattraperons en indiscrétions inté-
ressàntes ce que nous perdrons en habileté et en talent.
De Ganaletto nous n*avons que des vues de Venise, mais si spiri-
tuellement étoffées, peuplées de si charmants petits personnages,
qu^à les considérer on se sent transporté en plein dix-huitième
siècle et qu'on revoit Venise telle qu'elle était à cette intéressante
époque. Un petit tableau d'Antonio Bonacino, daté de 1638, nous
montre une lutte de gondoliers sur un pont. C'est là encore une page
curieuse des anciennes coutumes. Mais avec Lionghi et Pietro Belloti,
nous voilà en plein dans la vie privée, pénétrant partout jusque dans
les réduits les plus secrets ; assistant à la toilette des dames , à leur
lever, nous promenant dans leurs boudoirs et prenant part à leurs
plus intimes conversations.
Cette petite peinture est pleine de révélations piquantes. Remar-
quez que c'est là une phase de l'art absolument propre à Técole
vénitienne, et que vous ne retrouverez dans aucune des autres
écoles d'Italie. Elle n'a même d'équivalent dans le Nord que dans la
peinture hollandaise, sur laquelle elle s.emble du reste s'être mode-
lée. A la finesse et au talent près, les oeuvres des Longhi, des Guardi
et des Belloti ne peuvent se comparer qu'à celles des Terburg, des
Metzu, des Mieris et des Steen; de même que les vues de Cana-
letto et de Pietro Lazari ne peuvent être comparées qu*aux archi^
lectures des Van der Heyden et des Berckheyden.
Voyez un peu cette dame qui se fait coiffer, cette autre qui, tout
en causant, caresse son petit chien; regardez avec soin cette Leçon
de musique et rapprochez cela des pastels de Comélis Troost, et
des petits panneaux des peintres de conversation. N'y a-t-il point
entre eux comme un air de famille? Cet entretien mêlé de chant ne
rappelle -t-il point les sujets semblables qui sont aux Musées
d'Amsterdam et de la Haye? Cette jeune fille souffrant du joU mal
d'amour, à laquelle un grave médecin tàte sérieusement le pouls,
pendant que la maligne se tient à quatre pour ne point rire, combien
de fois ne la trouvez-vous pas dans l'école hollandaise? C'est une
des scènes familières à .Tan Steen. Il l'a répétée une dizaine de fois.
A étudier ces petits panneaux pétillants d'esprit, on se convainc
A VOL D'OISEAU. 123
bien rapidement qu'il y avait, au siècle dernier, plus d'un point de
contact entre la société vénitienne et la société hollandaise. Celle-ci
n'était pas aussi collet monté qu'on veut bien le croire, et l'autre
n'était pas aussi dépravée qu'on le dit.
A côté de ces traits communs aux deux peuples, en voici qui
sont tout à fait spéciaux à Venise. Je veux parler de ces visites de
masques à la grille des couvents, de ces scènes de marionnettes
dans les parloirs des religieuses. Rien n'est curieux comme ces
mélanges de costumes sacrés et profanes. Rien n'est plus étrange
que de voir ces beaux seigneurs masqués contant fleurette à de
jolies recluses, pendant que celles-ci assistent à quelque désopi-
lante comédie racontée, dans le doux parler vénitien, par des fan-
toccini de bois peint. IjCs scènes de mascarades sont aussi fort
bizarres et très-instructives ; elles contiennent toute une série de
révélations, que vient compléter une intéressante collection de
chaussures, d'éventails, de boites à mouches, de bijoux et de bibe<>-
lois de toilette, qui sont réunis dans de précieuses vitrines. Joignez
à cela les petits meubles, cabinets, tables, chaises et coussins, les
broderies et les tapisseries, les étoffes de soie et les objets de toi-
lette, et vous comprenez quelle récolte nous pouvons faire dans le
Musée Correr.
Mais pénétrons dans la pièce du fond ; il y a encore là deux ta-
bleaux qui passent généralement inaperçus et qui, cependant, méri-
tent qu'on les regarde : ce sont deux plaques de faïence de moyenne
grandeur, sur lesquelles un élève de Canaletto a peint, en rouge-
brun, deux vues de sa belle patrie. L'une représente le Grand
Canal, avec la Carita au premier plan, et l'autre le palais ducal et
la Piazzelta avec une quantité de gondoles et une foule de petits
personnages. C'est fort joliment traité et très - prestement fait.
Cherchez maintenant dans toute la céramique européenne l'équi-
valent de ces deux plaques, vous ne trouverez rien qui en ap-
proche, si ce n'est en Hollande. A Delft, les plaques abondent
traitées dans le même genre et si bien conçues dans le même esprit,
qu'on les dirait presque sorties de la même main. N'est-ce point
là encore une curieuse coïncidence ?
lU AMSTERDAM ET VENISE.
' Vous le voyez, le Musée Correr contient une foule de choses inté-
ressantes. Ajoutez à l'éauinératioa que nous avons déjà faite an
certain nombre de cristaux de roche taillés, des meubles incrustés,
quelques pendules de prix et nue belle séiie de verreries de Murano
et de verres de Venise, une esquisse de Paul Véronèse, paraissant
être sa première idée des Noces de Cana qui sont à Paris, et vous
avouerez avec moi que c'est une sorte d'encyclopédie artistique,
historique et religieuse. On y trouve un peu de tout, comme daos
l'enseignement du petit Faust. J'y ai même vu un souvenir do
dernier siège de Paris , un morceau de ce pain afireux que nous
mang[ïons sans nous plaindre, et le tarif des provisions aux derniers
jours du siège. Cette petite exhibition m'a touché.
Il est bon, quand on est éloigné de sa patrie, de voir qu'on lui
tient compte des souffrances qu'elle a endurées. Pendant que nous
nous dénigrons avec fureur et cherchons à nous rapetisser, au loin
on nous grandit, on nous plaint, on compatit à nos douleurs. Peu
s'en faut même qu'on ne nous admire. Que quelques siècles passent
sur ces événements, et ceux qui verront ce petit morceau de pain
noir ratatiné nous prendront pour des héros.
Peut-être l'étions-nous sans le savoir. Cela est bien possible,
car le vrai courage s'ignore, et si l'on avait dit en leur temps à
ceux dont nous glorifions aujourd'hui la bravoure qu'ils étaient, eux
aussi , des héros , combien auraient répondu avec étonnement : —
L'héroïsme !... n'est-ce donc que cela?
VENISE
Let bateaux de U'E
vu
SUR LES LAGUNES
Les jardini Papadopoli. — Un coup d*œii sar Venise^ — Misère et silence. — Le Campo
di Marte, — Les barques de la douane. — La Giudecca, — Le Canareggio, — Les
palais Labia et Manfrin. — La lagune. — Le Champ du repos. — L'égalité posthume. —
Saint Michel. — Murano. ^-> Verreries et verroteries. ^ Henry IH. — Saint Donat. —
L'Arsenal et les arsenaloUÛ — Les fiançailles de la mer. — Les lions de la Grèce. — Le
Musée des modèles. -^ Le Bucentaure. — Un patricien forgeron. — Instruments de tor-
ture.— Francesco Carrara, tyran de Padoue. — Assassinat de Marinowich. — Les
Giardinù — Ghevaus et voitures. — Un animal fantastique* — Le Lido. — Le ch&teau
Saint-André. — Le massacre d'un équipage français. — Le général Bonaparte. — Ker-
messe vénitienne. — Sport nautique. — Retour dans la nuit.
En sortant du Musée Gorrer nous avons repris notre gondole , et
nous voilà de nouveau voguant au milieu du Grand Ganal. Les
flots verts , le ciel bleu , les murailles rosées , les balcons en saillie
et les stores rayés brillent partout et nous éblouissent de leurs
teintes joyeuses. C'est comme une fanfare de notes tapageuses et
riantes qui se perdent dans' une harmonie générale; car rien ne
détonne dans ce concert magique , et toutes ces nuances vibrent à
l'unisson.
Mais si le Grand Ganal nous offre encore ses colorations mer-
veilleuses; si les maisons se suivent, accrochant les rayons du
soleil et reflétant toutes les couleurs du prisme ; si quelques blanches
églises consentent à baigner dans les flots verts les marches
étincelantes de leurs escaliers de marbré, par contre les palais
ont disparu. Au loin, dans l'ombre vacillante qui baigne le Cana*
reygio, nous apercevons bien les corniches de marbre des palais
Labia et Manfrin qui s'enlèvent en teintes sombres sur l'azur du
ciel; mais, pour voir leurs façades, il nous faudrait remonter au
nord, alors qu'au contraire c'est vers l'ouest et ensuite vers le sud
126 AMSTERDAM ET VENISE.
que nous allons diriger nos pas. La Giudecca en efFet nous réclame,
et c'est elle que nous allons visiter tout d'abord , nous réservant de
reprendre dans quelques instants le chemin que nous abandonnons
en ce moment.
Continuons donc en ligne droite. Saluons au passage l'église de
San Geremiay dont la masse imposante domine toutes les maisons
d'alentour. Adressons un regard à la façade pittoresque des Scalzi^\
donnons un coup d'œil à la colonnade, au portail et à la coupole de
San Simeone Piccolo, et marchons sur cette belle masse de verdure
qui garnit le tournant du Grand Canal, et élève devant nous un frais
rempart de feuillages admirablement nuancés. Ce sont les jardins
Papadopoli. Ils appartiennent à une famille grecque d'origine,
noble en son pays et alliée aux plus grandes maisons de Venise.
Son inaltérable hospitalité nous permettra de nous reposer quelques
minutes sous les allées ombreuses, au milieu des rhododendrons en
fleurs et des cactus , ayant sous les yeux la flore des deux mondes,
le palmier des tropiques et la bruyère du Nord. Dès l'entrée, des
perroquets suspendus aux maîtresses branches des arbres , ou
grimpés sur leurs grands perchoirs, nous saluent de leurs joyeux
babillages. Leur blancheur lactée, leurs huppes rouges et leurs
poitrails bleu de France , tranchent sur le fond de verdure et le
piquent en cent endroits divers de points vifs et brillants. La volière,
elle aussi, renferme de joyeux hôtes. La perdrix du Chili, les faisans
dorés, les faisans argentés, les paons et les pintades, roucoulent
à terre leurs bruyantes chansons, pendant que sur les branches
volette et caquette une armée de gracieux oiselets, au plumage
émaillé des nuances les plus folles.
Mais rien n'approche de la merveilleuse surprise qui nous attend
sur la terrasse des jardins. Celle-ci domine le Grand Canal. Elle le
borde de sa balustrade de marbre , et la rive, qui tourne brusque-
ment en cet endroit, permet au regard d'enfiler une immense
perspective. Dômes et clochers, palais de marbre, églises roses et
blanches , flots d'émeraude verts et gondoles noires , Venise tout
' Égalise des Carmes déchaussés.
SUR LES LAGUNES. 127
entière nous apparaît encore une fois baignée' dans le soleil,
éblouissante de beauté comme Vénus sortant de Fonde.
On passerait des heures dans ces kiosques magiques , le visage
caressé par la brise, l'oreille doucement occupée par le bruisse*'
ment des feuilles et le chant des oiseaux. Quand on a sous les yeux
ce merveilleux spectacle, il semble qu'on n'ait rien à envier au
monde et qu'il n'y ait plus qu'à se laisser vivre. On n'ambitionne
rien au delà, on ne peut souhaiter davantage.
C'est le paradis des rêveurs; c'est le rêve de l'artiste.
Mais il nous faut repartir et pour un instant renoncer au soleil,
aux palais de marbre et aux fleuri empourprées. Nous voilà perdus
dans les petits canaux. A droite et à gauche, de grandes façades
jadis somptueuses, aujourd'hui vermoulues et fendillées, se dressent
et nous cachent presque le ciel bleu. Les balcons disjoints et qui
semblent suspendus par un miracle d'équilibre , des balustrades
chancelantes qui paraissent prêtes à tomber dans l'eau, des fenêtres
murées , d'autres garnies de barreaux descellés par la rouille , et
partout une sorte de lèpre qui s'écaille sous l'action du temps et
de l'humidité ,
Des lucarnes sans vitre et par le vent cognées ,
Qui pendent, comme font les toiles d'araignées;
Des pignons délabrés où glisse par moment
Un lézard au soleil, — d'ailleurs nul bruit...
tout cela nous transporte dans un monde bien différent de celui où
nous nous complaisions il y a quelques minutes.
Voyez! les murailles se dégradent et suintent l'abandon; des
perches de bois blanc allongent en avant leurs grands bras chargés
de linge mal blanchi et étalent aux regards du passant la défroque de
la famille. Tout ici respire la misère, la solitude et l'abandon. Sur les
fondamenta, une fille en haillons, à peine vêtue, les cheveux ébou-
riffés et la face noircie par le soleil et par la crasse, nous poursuit en
courant et implore notre pitié. Parfois c'est une fenêtre qui s'ouvre;
un visage inquiet et curieux laisse tomber sur nous un regard. Et les
frêles arabesques qui , de loin en loin , se dessinent avec grâce sur
128 AMSTERDAM ET VENISE.
ces vieux murs dégradés , le reflet du marbre qu'on aperçoit sous
la lèpre qui le recouvre , les escaliers verdis par la mousse , qui bai-
gnent leurs marches jadis blanches dans les eaux noires et opaques^
tout cela complète merveilleusement ce lugubre tableau et semble
souligner cette désolation poignante et ce cruel abandon. Il n'est
pas jusqu'au cri monotone des gondoliers et au bruissement de la
gondole glissant entre ces palais solitaires , qui ne viennent ajouter
à cette pénible impression. Loin de troubler le silence, ils semblent
le rendre plus solennel et pour ainsi dire plus pénétrant.
Malgré soi l'on ferme les yeux ; et alors, par une sorte de mirage,
on revoit ces lieux comme ils étaient au temps de leur splendeur.
Les étoffes chatoient, les armes brillent, les bijoux et les pierres
précieuses étincellent comme aux beaux jours. Puis ce sont les
vieux palais avec toutes les séductions de la jeunesse, éclatants
de fraîcheur, superbement colorés par leurs saillies de marbre , et
derrière le store empourpré , il semble qu'on entende deux belles
voix qui chantent à l'unisson , ou l'éclat d'un rire argentin qui fait
vibrer de joie les échos du voisinage.
Mais c'est un rêve, un doux rêve qui, comme tous ses pareils,
ferait paraître le réveil plus poignant, si la gondole, en tournant
brusquement^ ne nous rendait tout à coup le ciel bleu , le soleil , le
bruit et le grand air. Nous quittons en effet brusquement les petits
canaux et nous voilà longeant le Champ de Mars. Les arbres
qui bordent le rivage projettent sur nous leur ombre vivifiante.
L'eau se paillette de reflets joyeux. Le ciel brille dans toute sa
splendeur, et sur le Campo di Marte nous entendons le pas sonore
des troupes qui manœuvrent , les cris et les commandements des
chefs , le bruit des armes qui résonnent en cadence et les clairons
qui s'exercent et répètent leur leçon.
C'est une sorte de résurrection, un rappel à la vie. On goûte avec
un plaisir acre ce retour à la lumière , au soleil et au bruit. On
rejette le manteau glacé qui pesait sur les épaules, on respire à
pleins poumons ; car il semble que l'on sorte d'une espèce de froid
tombeau. Tant il est vrai que, dans notre frêle existence, toutes les
émotions fortes naissent des contrastes violents.
SUR LES LAGUNES. . 129
A mesure que nous avançons , le chemin s'élargit et l'horizon se
développe , la lagune apparaît avec ses colorations étranges , son
ciel bleu et ses flots plombés. Au loin, voici les rivages de Fusine et
derrière eux les vertes prairies et les montagnes grises, plus près
San Giorgio in ÀlgaetSan Angelo posées là comme des sentinelles
avancées , et à cent pas de nous le pavillon italien flotte joyeuse*-
ment sur de grandes barques couvertes ; ce sont les bateaux de la
douane qui guettent les fraudeurs. Heureux douaniers! vivre là sans
rien faire. Rêver du matin au soir et du soir au matin, admirer la
nature et contempler Venise ; respirer le grand air sous un ciel
*
clément , exister sans soucis , sans préoccupations et sans craintes 1
On peut bien dire que les douaniers vénitiens sont les rois de la
création. Mais notre gondole tourne encore sur elle-même, et nous
voilà pénétrant dans le canal délia Giudecca.
Ici nous rentrons dans Venise, non pas dans la ville de marbre,
dans l'asile de la puissance, de la joie, du plaisir, mais dans la
cité commerçante, dans la partie industrieuse, dans le quartier du
négoce, des ateliers, des chantiers et des magasins. Large cinq fois
comme le Grand Canal, bordé de quais, encombré de vaisseaux,
le canal delta Giudecca était jadis le vrai port de Venise. C'est là
encore que de nos jours on retrouve un peu d'activité commerciale,
et c'est sur les fondamenta qui longent les deux rives que
viennent s'entasser les marchandises et les produits sur lesquels on
trafique, les provisions qu'on apporte, et tous les matériaux indis-
pensables à cette improductive cité. C'est bien certainement un
des plus beaux endroits qui soient au monde. Cette immense nappe
d'eau, bordée de maisons basses et fortement colorées, avec les
églises de Santa Maria del Rosario^ Santa Eufemia et du Rédemp^
teury qui tranchent, par leurs masses blanches sur les habitations
qui les entourent; les bateaux qui se pressent et s'entassent, avec
leurs coques brunes , leurs voiles multicolores et leurs grands mâts
empanachés de flammes rouges ou bleues, et dans le fond,
fermant l'horizon, San Giorgio Maggiore avec sa façade de
marbre^ son superbe péristyle et sou campanile orgueilleux, qui
dresse dans les airs ses grandes lignes roses et blanches, tout cela
17
130 AMSTERDAM ET VENISE.
forme un merveilleux tableau, baigné dans une lumière sans
pareille.
Ah ! ils sont bien coupables les peintres qui, possédant sous leurs
yeux un semblable spectacle, s'amusent à inventer une Venise de
convention faite de couleurs criardes et de tons discordants ! Au
lieu de recevoir des impressions, de les traduire et de nous les
transmettre, alors qu'il leur suffirait d'éprouver ces beaux paysages,
de s'imprégner de cette lumière , de copier servilement ces lignes
et ces couleurs, ils préfèrent substituer leurs fantaisies à la vérité,
leurs imaginations à la réalité. Ah ! ils sont bien coupables, car ils
nous privent, nous autres éloignés, de grandes joies et de bien
doux plaisirs.
Maintenant que nous avons embrassé d'un regard le canal délia
Giudecca, nous allons, s'il vous plaît, retourner au point où nous
étions tout à l'heure, et par le Canareggio, qui monte vers le nord,
gagner l'autre partie de la lagune.
Le Canareggio n'est point sombre et lugubre comme le Rio de
Saint-André ou celui de Sainte-Marguerite : il est large, bien aéré
et visité par le soleil. A peine y sommes-nous entrés que voilà
Saint-Gérémie qui semble nous saluer et nous fait bon accueil.
Ensuite c'est le palais Labia qui développe sa somptueuse façade,
annonçant plus d'argent dépensé que de goût et de style. — Il a
coûté quatre millions et demi; on le dit du moins, et je le crois sans
peine. Cela prouve une fois de plus que le bon goût est plus rare
que les écus. A l'intérieur, le palais Labia renferme une grande
salle couverte de fresques par le Tiepolo ; c'est un des plus beaux
ouvrages de ce maître facile. A ce titre, ce vaste palais mérite que
nous lui rendions son salut. Ce devoir rempli, continuons notre
marche. Ce petit pont, sous lequel nous allons passer, porte le nom
du canal : c'est le ponte di Canareggio, Une fois le pont franchi,
nous allons nous trouver en face du palais Manfrin. Jadis il y avait
là une des plus belles galeries de tableaux qui fussent non-seulement
à Venise, mais dans le monde entier. Malheureusement, les musées
et les collections princières sont .venus y puiser à pleines mains,
et, quoiqu'elle conserve encore quelques nobles œuvres de Lau-
SUR LES LAGUNES. 13t
renzo Lotto, du Bonifazio et de Filippo liippi, la {paierie Manfrin a
perdu son prestige. Sa renommée a disparu avec ses principaux
chefs-d'œuvre.
A mesure que nous approchons des lagunes^ le Canareggio va
en s'élargissant. Des deux côtés s'alignent des quais assez vastes ;
aussi, voyez comme l'aspect change tout d'un coup. Vous croiriez-
vous encore à Venise ? Non pas ! ces maisons basses et ces quais
nous rappellent un autre pays. N'étaient la propreté douteuse de
ces maisonnettes et leurs façades lézardées, nous penserions navi-
guer sur quelque gracht hollandais. Est-il donc vrai que Venise,
avec des quais, ressemblerait à Amsterdam ? Gela est bien possible ;
mais alors elle ne serait plus Venise.
Mais nous voici arrivés aux lagunes. L'aspect que Venise pré-
sente de ce côté est vraiment étrange ; on dirait une ville fermée.
Autant du côté de la Giudecca il semblait y avoir d'animation,
d'activité et de vie, autant ici tout parait triste, désert, abandonné.
Partout de grands murs, des façades mornes et sans ouvertures, et,
de loin en loin, quelques quais sans oisifs, sans promeneurs, sans
passants. Les murailles de brique, qui baignent leurs pieds dans les
flots verts., ont quelque chose de sombre, de refrogné, d'inhospi-
talier, qui tranche avec la sérénité du ciel et la gerbe de paillettes
qui pétille sur les flots. Pas un bateau, si ce n'est les cabanes des
douaniers, étagées de distance en distance. Pas un chant, pas un
cri, un silence absolu que trouble seul le clapotement des vagues
minuscules qui viennent frapper à l'avant de notre gondole. A me-
sure qu'on avance, il semble que le silence augmente d'intensité et
que le paysage devienne plus désert. Cette solitude impressionne.
L'imagination fait des siennes. Elle peuple de drames lugubres
cette plaine immense, silencieuse et sans bruit, bordée de maisons
sans regards.
Tout à coup la ville semble vouloir se dérober à nos regards,
la perspective s'agrandit. Sur notre gauche apparaît un gracieux
ilôt qu'on prendrait pour un joyeux jardin ceint de hautes
murailles par un propriétaire jaloux : c'est le cimetière. Plus loin,
Mnrano découpe sur le ciel bleu ses clochers et ses toitures.^
132 AMSTERDAM ET VENISE.
pendant que sur la droite Tarsenal dessine ses créneaux moresques
et dresse orgueilleusement ses tours armées de mâchicoulis. Puis
ce sont les dômes des églises , les campaniles et les coupoles : San
Zanipoloy San Francesco délia Vigna^ et San Pietro di Castelloy
dominant la foule des maisons qui s'entassent à leurs pieds*
Dirigeons-nous, si vous le voulez bien, vers la gauche, du côté
du cimetière. A mesure que nous approchons, cet asile de la mort
semble plus aimable et plus charmant. Cette muraille couronnée
de feuillage a un aspect tout à fait agréable. Rien de triste, rien de
lugubre, rien qui évoque une sinistre pensée. La chapelle Émilienne,
avec sa disposition hexagone et sa gentille coupole de marbre
blanc , avec ses attiques , ses pilastres et ses colonnes , ressemble
plutôt à un kiosque gracieux qu'à un saint réduit. I/église Saint-
Michel, qui se trouve derrière, développe son élégante façade de
marbre et dresse le plus joyeusement du monde son joli clocher
byzantin. Dans tout cela il n'y a point de place pour la tristesse, à
peine pour le recueillement. Mais nous abordons à la petite porte,
nous gravissons les marches mal jointes , et nous entrons dans le
champ du repos»
Si jamais un lieu justifie son nom, c'est bien celui-là. C'est en
effet un champ véritable, planté de quelques arbres, garni de
violettes et de giroflées qui poussent avec fureur dans tous les
coins. N'étaient quelques croix blanches et quelques pierres qui
n'ont point encore disparu sous les plantes parasites, on ne se doute-
rait guère du lieu où l'on se trouve. Au dehors pas un bruit, pas un
cri, pas même un bourdonnement. Le silence dans ce qu'il a de plus
complet et de plus impressionnant. Au dedans le frôlement que
produit la brise dans les feuilles , le chant d'un insecte et le bruisse-
ment des lézards qui s'enfuient sous l'herbe. Les lézards l il y en a
des milliers dans cette petite île. Jamais je n'en avais vu une telle
quantité , pas même à Pompeï, où cependant ils ont pris la place
des anciens habitants et régnent en maîtres. A chaque pas que l'on
fait , on les voit fuir par douzaines , courir sur les tombes , grimper
sur les murs et se hvrer à des steeple-c hases insensés. Ils tiennent
fidèle compagnie aux morts. Toutefois ce ne sont point les seuls
SUR LES LAGUNES. 133
êtres vivants qui fréquentent ce funèbre asile : de loin en loin de pe-
tits enclos ornés de fleurs fraîches , parés de plantes , entretenus
avec un tendre soin , prouvent que ceux qui ne sont plus reçoivent
encore de nombreuses visites et ne sont point abandonnés par lés
cœurs auxquels ils étaient jadis si chers.
Vous n*y verrez point toutefois de monuments orgueilleux , point
de ces pseudo- sculptures qui brillent plus par la prétention que
par le bon goût'. La mort est ici sans faste et sans apparat. G*est
à peine si le style lapidaire, si prolixe dans tant d'autres pays, se
charge de rappeler les qualités du défunt , et cependant plus d'un
de ceux qui sont venus chercher là un repos éternel possède un
nom qui appartient à l'histoire , et aurait des droits indiscutables a
quelque mausolée. C'est dans un coin de cette terre égalitaire
que repose Léopold Robert ; c'est là que le grand artiste a trouvé
les consolations que son cœur cherchait vainement ailleurs » l'oubli
de ses déboires et de ses chagrins, la tranquillité après la lutte,
au lendemain de la victoire.
Au fond du cimetière se trouve un cloître qui tombe en ruine.
Ce cloître communique avec l'église Saint-Michel qui, à l'intérieur,
ne tient point tout ce que promet sa façade. Notons cependant
quelques délicieux ornements de la Renaissance, d'une finesse et
d'une élégance exquises, souvent copiés et recopiés par les artistes,
et deux tableaux estimables, l'un de A. Zanchi, le Serpent exhaussé
par Moïse , l'autre, V Adoration du Veau d'or, par G. Lazzarini,
qu'on peut regarder comme le dernier peintre appartenant à la
grande école vénitienne.
* Ce cimetière ne date que des premières années de ce siècle. En parcourant
les églises nous verrons que les Vénitiens du vieux temps , qui s'y faisaient
enterrer, ne se privaient point de monuments ambitieux et souvent dispropor-
lionnés avec l'importanœ quMls avaient eue dans Tliistoire.
Il a été question, sous l'ancienne administration communale, de transformer
le cimetière actuel en une sorte de Campo Santo monumental, analog;ue à
celui que possède Bolog^ne. Le projet mis à Tétude donna lieu à une série de
travaux préparatoires. Le plan de l'édifice fat même arrêté, mais il n'y fut
point donné suite; et cette grande nécropole, dont la vue perspective a été
publiée dans il Comune di Venezia nel Irienno 1860, 1861, 1862, est restée
à l'état de projet.
134 AMSTERDAM ET VENISE.
De Féglise, on passe dans la chapelle Émilienne , dont la forme
extérieure reproduit la disposition intérieure. C'est un petit temple
hexagone, fort élégant, enrichi de bas-reliefs et de marbres pré-
cieux, où le vert antique et le cipoUin marient agréablement leurs
couleurs. Ce petit édifice si gracieux et si correct fut construit par
le Bergamasco en exécution d'un legs pieux , et Ton peut dire que
jamais les intentions d'un donateur ne furent plus aimablement et
plus dignement exécutées.
En sortant du <;imetière, nous nous trouvons bien près de Mu-
rano. Allons y faire un tour. C'est une île célèbre et qui mérite
que nous la visitions. Murano est une Venise au petit pied ; comme
elle, ayant son Grand Canal qui serpente à travers ses vieilles
masures, restes de palais princiers et de casinos opulents. C'est
ici, en effet, que les nobles vénitiens de l'autre siècle avaient leurs
petites maisons. On y venait en partie fine, et ces murailles, aujour-
d'hui fendillées et décrépites, ont bien souvent retenti des éclats
d'un rire joyeux et du bruit des verres. Derrière leur ombre
discrète, elles ont abrité plus d'un couple amoureux et protégé bien
des rendez- vous aimables.
Aujourd'hui c'est à Murano que s'est transportée la Venise
industrielle. C'est là qu'on fabrique ces verreries et ces verroteries
si justement célèbres, ces filigranes de verre qui semblent tissés
par les doigts d'une fée. C'est une des industries d'art les plus
anciennes qui soient demeurées en Europe aux mains d'une popu-
lation sans jamais cesser d'être exploitées. Dès le huitième siècle, il
y avait à Murano des artistes verriers. En 1291 leur nombre s'accrut
singulièrement, car un décret du Sénat obligea les fabricants de
verreries, résidant à Venise, à transporter leurs pénates dans l'île
de Murano. Le texte de ce décret est même intéressant à retenir,
car il prouve la haute estime dans laquelle cet art industriel était
tenu par le sénat vénitien. 11 commence en effet par ces mots : « Ut
ars tant nobilis semper stet et permaneat in loco Muriani... »» Les
incendies considérables qui avaient éclaté depuis quelque temps
dans les principaux quartiers, rendaient du reste ce déplacement in-
dispensable. A partir de cette époque, la production de la petite île
SUR LES LAGUNES. 135
prit une énorme extension. On s*appliqua à colorer le verre, à
imiter les pierres précieuses, on créa toutes ces formes délicates et
sveltes, ces cornets élégants, ces coupes charmantes, ces bouteilles
et ces gobelets si légers et si gracieux qui nous émerveillent
encore aujourd'hui. Puis ce furent les miix>irs de Venise , les lustres
et les girandoles. Tout le monde voulut en avoir, l'ancien continent
et le nouveau. Les coupes, les plateaux^ les cornets prirent le
chemin des cours européennes, pendant que les verroteries péné-
trèrent dans les deux Amériques, dans les Indes et jusque dans
l'extrême Asie. Les Chinois eux-mêmes portèrent des boutons sortis
des verreries de Murano ; du moins Macartney le prétend et per-
sonne n'a osé le démentir. Henry III, lorsqu'il passa par Venise,
voulut visiter ces beaux établissements. Il fut si émerveillé des
produits magnifiques qui sortaient de ces fabriques , qu'il créa
gentilshommes un certain nombre des artistes -ingénieurs qui les
dirigeaient * .
De nos jours encore, l'industrie verrière occupe à Murano un
grand nombre de bras et jouit dans le monde industriel d'une indis-
cutable célébrité. Les Cah*es et les Hottentots continuent d'être ses
tributaires , aussi bien que les élégants de Paris et les amateurs de
Londres. Une institution du reste qui fait bien comprendre l'impor-
tance de cette belle fabrication, c'est le musée rétrospectif qu'on a
établi à Murano même, et dans lequel on s'est efforcé de rassembler
des verreries de toutes les époques et de tous les modèles. Ce musée
est encore loin d'être complet, mais il renferme une foule de docu-
ments qui présentent un indiscutable intérêt.
Une autre grande attraction de Murano, c'est sa basilique de
Saint-Donat, qui date du dixième siècle. Elle est moitié romaine
et moitié byzantine. L'abside, bâtie sur un plan polygonal, avec
deux rangs d'arcades superposées, est surtout fort intéressante.
A l'intérieur, la richesse des matériaux employés est en harmonie
avec la ferveur extrême de l'époque où l'église fut édifiée. Les trois
* Voir pour Thistoire de Murano, le Memorîa inedita sultisoia di Murano, du
conseiller Rizzi, et le Memoria sulie Venele fabbriche vetrarie, par le conseiller
Rosii.
136 AMSTERDAM ET VENISE.
nefs sont soutenues par des colonnes de marbre grec, qui pro-
viennent d*Altino. Une Vierge colossale, en mosaïque du douzième
siècle, décore la demi -coupole formée par Tabside, et un riche
pavé en mosaïque , datant de la même époque , complète , par ses
arabesques gracieuses, cette sévère décoration.
La position de Saint-Donat est fort pittoresque. Son clocher et
son abside, qui dominent une petite place à moitié couverte
d'herbes, ont quelque chose de simple et de grandiose à la fois , qui
termine agréablement ce gracieux village planté au milieu des eaux.
En retournant sur nos pas , regardons toutes ces curieuses maison-
nettes. La plupart sont en ruine; mais aucune n*a cette apparence
malpropre et misérable dont nous avons été affectés sur le Rio dei
Tolentini, ou sur le Rio di San Andréa, Les murs s'effritent joyeu-
sement au soleil. Les plantes parasites descellent les blocs de
pierre et les plaques de marbre le plus gaiement du monde. Les
balustrades suspendues à miracle ne semblent menacer personne.
La brique , qui apparaît de loin en loin sous le stuc et le plâtre ,
colore agréablement les murailles à demi ruinées, et, sur les
demeures les plus modestement habitées de nos jours , de vieilles
armoiries sculptées dans la pierre étalent depuis cinq siècles leurs
prétentions nobiliaires. Les arcades et les colonnettes se succèdent.
A moitié disjointes, elles s'inclinent en tout sens et semblent vouloir
s*écrouler. Pas un trait qui soit géométrique , pas une ligne qui soit
droite : c'est un agréable fouillis de vieilles choses et de vieilles
maisons; mais rien de triste, de réservé, de refrogné, d'inhospi-
talier dans cet aimable désordre. On dirait un vieillard, au chef
branlant, aux jambes qui flageolent, et qui au déclin de la vie a
conservé le franc sourire et la joie communicative de ses jeunes
années.
Mais nous voici de nouveau sur les lagunes ; nous laissons cette
fois le cimetière à droite, et nous nous dirigeons sur la vaste
enceinte crénelée qui entoure l'Arsenal vénitien. Vu à cette dis-
tance, celui-ci possède vraiment une grande tournure. Ses longues
murailles de brique , crépies et peintes en rouge , couronnées d'une
ligne interminable de créneaux moresques, é vidés au sommet, ont,
SUR LES LAGUNES. 137
malgré leur grand âge, quelque chose de martial et de fier. A leurs
pieds, la mer verdâtre vient briser ses petits flots à peine écumeux,
A droite et à gauche, des campaniles et des clochers dominent cette
grande et majestueuse masse de créneaux, de toitures et de tours,
et, de loin en loin, le mât d'un vaisseau vient rappeler la destination
primitive de cette vaste enceinte, sa destinée si glorieuse et les
miracles qui s*y sont accomplis.
L'Arsenal était jadis en effet la gloire de Venise, sa force et, dans
les périls, son extrême ressource. Aussi jamais enfant ne fut mieux '
soigné par une mère prévoyante , et chaque siècle lui apporta son
contingent d'améliorations, d'agrandissements et d'embellissements.
En revanche, c'est de cette vaste enceinte, qu'on peut appeler une
ville dans la ville, que se sont élancées les flottes et les armées qui,
refoulant l'invasion des Ottomans, ont sauvé la civilisation de l'Italie
et peut-être celle de toute l'Europe! Tel qu'il est aujourd'hui, nu,
désert, abandonné, l'Arsenal de Venise peut encore donner une
haute idée de ce qu'était la marine de la vieille République.
Ceux qui connaissent son histoire peuvent repeupler par la pensée
ces chantiers et ces docks, faire gronder les marteaux de forge et
mugir le bronze en fusion. Figurez-vous près de vingt mille hommes
occupés, affairés, actifs, industrieux, allant, venant, travaillant dans
cette immense enceinte. Les carcasses des navires se dressent sur
les chantiers couverts, et des milliers de bras, maniant en cadence
le marteau et la vrille, criblent de trous la carène des vaisseaux.
Plus loin, c'est la corderie, la plus grande qui soit au monde.
Ensuite viennent les magasins d'armes et de munitions ; puis les
bassins avec des galères, des galéasses, des brigantins prêts à
prendre la mer. Admirez cette infatigable activité, cette ardeur
au travail : l'entrain règne partout et l'ordre aussi. C'est que cette
population de travailleurs est une troupe d'élite.
Les atsenalotiiy comme on appelait ces habiles ouvriers, étaient
en effet les enfants chéris de la République. Ils n'étaient guère que
trois à quatre mille inscrits comme titulaires; mais les douze mille
ouvriers qu'on leur adjoignait brûlaient d'envie de se faire remar-
quer, pour arriver à faire partie de leur cohorte choisie. C'était en
is*
138 AMSTERDAM ET VENISE.
effet danâ Télite des ouvriers qui leur étaient adjoints et aussi parmi
les fils des arsenalotti qui, après concours, étaient reconnus aptes
à en faire partie, qu'était recruté ce corps privilégié. Ces jeunes
gens avaient des écoles spéciales où ils se préparaient aux examens
et où ils puisaient un ensemble de connaissances considérable pour
l'époque. C'est au soin tout particulier qu'on apportait à la compo-
sition de ces corps de travailleurs qu'il faut attribuer en grande
partie la supériorité de la marine vénitienne. Tant il est vrai que
l'instruction du peuple a toujours concouru à la force et à la puis-
sance de l'État. Mais là ne se bornaient pas les privilèges des arse-^
nalotti; ils formaient en outre la garde d'honneur du Doge. C'est
eux qui occupaient la Loyyeita pendant les séances du Grand
Conseil, lis veillaient sur la Banque, et le palais de la Monnaie
était placé sous leur surveillance. Enfin, quand le Doge, accom-
pagné par les ambassadeurs de tous les peuples amis, par le
conseil des Trois, le conseil des Dix, par le Grand Conseil et le
Sénat, escorté de toute la noblesse, suivi par la foule bigarrée et
par le peuple dans tous ses atours, s'en allait épouser l'Adriatique
et dire à la mer le
Desponsamus te, mare, in signnm vert perpeluique dominii,
c'étaient encore les arsenatolii qui seuls avaient le droit de ramer
sur le Buceniaure et de diriger le vaisseau ducal.
C'était leur grande fête. Ils étaient ce jour-là associés à la plus
haute noblesse. A milieu des cris et des fanfares, au bruit du
canon tonnant sur la plage, on les voyait entourer le Sénat et le
Doge; et celui-ci, en récompense de lem* dévouement à la Répu-
blique et de leur inaltérable fidélité, leur offrait dans la cour du
Palais ducal un somptueux et magnifique repas. Puis , avant
qu'ils quitassent le palais, chacun d'eux recevait un 'présent.
C'étaient quatre flacons de vin muscat et une boite de confetti tim«-
brée aux armes du Doge. En outre, et dans toutes les' alarmes^ on
leur faisait, pour stimuler leur zèle, des distributions d'argent.
Aussi les arsenalotti étaient-ils les plus ardents patriotes qu'on pût
SUR LES LAGUNES. 139
trouver. JIs portaient à la République une affection enthousiaste.
Ils ne l'appelaient jamais que a notre bonne mère », et les ate-
liers ne s'ouvraient et ne se fermaient qu'au cri de : u Vive saint
Marc! »
Mais ce beau temps n'est plus. Ces travailleurs d'élite ont fait
place à de vulgaires ouvriers, à des mercenaires sans enthousiasme,
à la solde du premier venu, à la dévotion du plus offrant. Les
bassins sont vides, les chantiers sont déserts, et l'on peut dire que
l'Arsenal a vécu. Nous allons le visiter toutefois; nous lui devons
encore cette marque de déférence.
Pour procéder avec ordre, considérons d'abord la porte. C'est un
monument curieux, que tout le monde connaît, car les gravures et
les photographies ont inondé l'Europe de son image. L'ensemble
en est pourtant plus pittoresque qu'imposant, plus bizarre qu'élé-
gant. On dirait volontiers un dépôt d'objets curieux et disparates,
le portique d'un immense magasin de curiosités. Bien que l'archi-
tecture soit des Lombardi et remonte à 1460, c'est-à-dire à la
bonne époque , on a tant ajouté, on a entassé à droite et à gauche
tant de trophées empruntés à l'Orient, que l'effet général est perdu.
Un critique bien sévère a dit que « Venise ressemble à un pirate
retiré des affaires w. Rien ne justifie mieux cette remarque que l'en-
trée de l'Arsenal. Toutefois ce ne sont point ces trophées rapportés
sur son sol qu'il faut reprocher à la vieille République , mais bien
plutôt les trésors qu'elle a détruits. Les Romains lui avaient donné
l'exemple de ces déménagements systématiques, et personne ne
songe à leur faire un crime d'avoir transporté chez eux les chefs-
d'œuvre de la Grèce antique. Les Vénitiens, en dépouillant le Pélo-
ponèse , n'ont fait que les imiter. Il n'y a donc pas à les en blâmer
trop fort. Mais ils n'ont pas non plus le droit de se plaindre aujour-
d'hui de ce que leurs vainqueurs ont transporté sur d'autres
rivages les objets d'art qu'ils trouvaient à leur goût. Ces actes-là ne
sont point du vandalisme. C'est au contraire un hommage rendu à
TArt. Le vandalisme, c'est l'incendie de Persépolis par Alexandre
le Grand; c'est le sac de Rome par Genséric, le pillage de Constan-
tinople par les soldats de Dandolo; ce sont les Prussiens criblant
140 AMSTERDAM ET VENISE.
de boulets la cathédrale de Strasbourg, brùlaut sa bibliothèque et
bombardant Paris.
Parmi les trophées qui nous ont valu cette digressiou, se trouvent
quatre lions de marbre rangés par progression de taille. Tous quatre
ont eu la Grèce pour patrie, ce qui ne les empêche pas, du reste,
d'être, comme art, d'une affreuse médiocrité. François Morosini,
le Péloponésiaque , les apporta en 1687 dans sa patrie. Le plus
grand vient du Ph'ée. Deux inscriptions à peu près indéchiffrables,
\ MlMd^^^'^''-
i,»k - -
VENISE
Entrée Je l'Arse
et dans lesquelles cependant on a voulu découvrir que cet énorme
animal était consacré à Minerve, entourent sa crinière usée par le
temps. Les savants de l'autre siècle ont longtemps discuté et disputé
pour savoir s'il était phénicien ou pélasgien. Canova, lui, prétendit
qu'il avait l'Âttique pour patrie. Le grand statuaire devait s'y con-
naître j mais il faut bien admettre que, si son dire est exact, cette
bête colossale est antérieure aux époques artistiques de la Grèce et
surtout au siècle de Périclès. Les trois autres ne sont guère plus
aimables. Décidément la beauté n'est point leur afTaire. Mais ils sont
SUR LES LAGUNES. lil
tous aussi vieux , et c'est leur haute antiquité qui constitue leur
principal mérite.
La porte franchie nous donne accès dans les bassins vides , sur
tes quais abandonnés et les chantiers délaissés. C'est avec une sorte
de mélancolie qu'on parcoui*t du regard ce grand désert. ♦ Les
ouvriers et les matelots qui flânent le long des hautes murailles
semblent des ombres revenues de leur sombre séjour, pour chercher
les navires absents. L'activité a fait place au recueillement, et l'ani-
mation à la solitude. Heureusement, voici le musée qui nous offre
une réunion de précieux souvenirs , et qui , en nous plongeant dans
le passé , va nous faire oublier un peu le présent.
Quand on a vu les musées de marine et les collections de modèles
qui existent dans les grands pays maritimes; quand on a parcouru
le Musée d'artillerie de Paris, la Galerie des armes de la Tour de
Londres ; quand on a vu les armures historiques qui sont à Stock-
holm et le cabinet du roi Victor-Emmanuel à Turin , il est difficile
de s'extasier beaucoup et longtemps sur les « richesses » de l'Ar-
senal de Venise. Néanmoins un certain nombre de pièces présentent
un véritable intérêt historique. Nous allons en passer la revue.
La première salle est consacrée à la marine. Elle renferme un
grand nombre de modèles de vieilles galères, de galéasses et de bri-
gantins, de corvettes, d'avisos et de frégates. Les galères surtout
sont intéressantes à cause de la disposition des bancs de la
chiourme. On ne comprend pas facilement, avant de l'avoir vue,
Tinstallatioa de ce mécanisme humain, qui faisait mouvoir en
cadence et sans encombre un nombre aussi considérable de rames
et d'avirons. Dans les modèles, chaque place est clairement indi-
quée. Le galérien y était retenu par une chaîne, et, sur la proue et
la poupe du bateau , deux véritables mitrailleuses braquées sur les
rameurs répondaient de leur obéissance et mettaient l'équipage à
l'abri de leur mutinerie.
Outre ces intéressants modèles, cette première salle contient
encore une quantité de glorieux trophées enlevés aux Turcs , des
drapeaux, des étendards, des pavillons, de toutes dimensions et de
toutes couleurs, et beaucoup même qui n'en ont plus, car le temps
142 AMSTERDAM ET VENISE.
a fait sa grande œuvre, ea déchiquetant les étoffes, en rongeant les
mailles et en substituant aux colorations vives cette teinte d'un brun
roussâtre dont il flétrit sans pitié ces antiques débris. Voilà aussi
de grandes lanternes de forme bizarre et de structure étrange. Ce
sont des fanaux enlevés aux galères turques à la bataille de
Lépante. Mais de tous ces vieux souvenirs, le plus intéressant est
sans contredit le modèle du Bucentaure. Cette magnifique barque,
toute couverte de sculptures , véritable palais mouvant de la plus
somptueuse magnificence, était entièrement dorée, et à l'intérieur
garnie de velours cramoisi. C'était une merveille d'élégance et de
richesse. Elle symbolisait l'empire de Venise sur la mer; aussi,
quand la République s'écroula, le Bucentaure disparut avec elle.
Le président De Brosses, qui visita en 1739, c'est-à-dire trente-
huit ans avant qu'il fût détruit , ce navire unique au monde , nous
en a laissé la description. Voici en quels termes il en parle : « Le
Bucentaure est, à mon gré, une des plus belles et des plus cu-
rieuses choses de Tunivers. C'est une grosse galéasse ou fort grande
galère, toute sculptée et dorée à fond en dehors, du meilleur
goût et de la manière la plus fiinie. Le dedans forme une vastîs-
sime salle parquetée, garnie de sofas tout autour et d'un trône
au bout pour le Doge. Elle est partagée dans sa longueur par
une ligne de statues dorées qui soutiennent le plafond ou pont,
sculpté et doré en plein. Les embrasures des fenêtres, l'éperon,
les balcons de la poupe et les bancs des rameurs et le gouvernail
sont du même goût, et toute la machine a pour toit une tente de
velours couleur de feu , brodée d'or, n
Ce BucentaureAk était le troisième bateau construit pour célé-
brer les noces du Doge et de l'Adriatique. Le premier avait été
mis à la mer en 1520; il servit jusqu'en 1600. Le second, plus
grand et plus riche , le remplaça la même année , et dura jusqu'en
1725. C'est alors que fiit construit le troisième, qu'on brûla en 1797.
La dorare de ce dernier bâtiment coûtait , à elle seule , dix-huit
mille sequins, soit environ deux cent vingt mille francs. C'est assez
dire sa splendeur. Mais continuons notre visite.
Une autre grande salle est consacrée aux armes et aux armures.
SUR LES LAGUNES. 143
Au milieu d'un amas de piques, de hallebardes, de lances et de per-
tuisanes, voici les cuirasses des généraux Duodo, Morosini et Zeno;
ensuite vient celle du g[Iorieux Béarnais : Henri IV la portait à la
bataille d*Ivry. 11 en fit hommage à Venise, sa fidèle alliée, avec
Tépée qu'il avait à la même bataille ; mais l'épée a disparu, sans
qu'on pût savoir ce qu'elle est devenue. Voici maintenant des
casques et des salades, provenant des compagnons de Dandolo; puis
des épées et des arbalètes; enfin des fusils à mèche, des arque-
buses, des coulevrines et des canons. Tous les modèles s'y trou-
vent, même des canons se chargeant par la culasse et des mitrail-
leuses datant du seizième siècle Une des coulevrines est surtout
admirablement belle. C*est une œuvre d'amateur et d'artiste ; un
joyau, un vrai bijou, plutôt qu'un instrument d'attaque ou de
défense. Elle fut du reste ciselée, damasquinée, incrustée et dorée
par des mains essentiellement patriciennes. Le fils du doge Pascal
Cicogna la fabriqua lui-même pour un ambassadeur turc. Mais son
père s'opposa à ce qu'elle sortît de Venise, et la pièce fut offerte
au Grand Conseil, qui en accepta l'hommage. Napoléon P*", en vrai
dilettante d'aitillerie , la fil essayer au Lido. On trouva que sa
portée était de 2,500 mètres. Certes, depuis le fondeur Cicogna,
on n'a pas fait plus beau que son bijou; mais MM. Krupp et
Armstrong ont créé des engins de plus longue portée.
Une série qui, elle aussi, ne manque pas d'intérêt, c'est celle des
instruments de torture. Il y a d'abord ceux que le conseil des Dix
employait couramment; et dans le nombre, il nous faut surtout
remarquer deux casques qui paraissent être d'un modèle tout à
fait inédit. Ces casques de fer* étaient doublés de pointes qui
piquaient la tête du patient pendant que le juge, assis à ses
côtés, fixait sou oreille à une petite ouverture et par là écoutait
les aveux que la souffrance arrachait parfois avec les plaintes. Il y
a ensuite toute la collection de Francesco di Carrara, tyran de
Padoue. Ce Carrara était bien l'un des princes les plus industrieux
quon ait'connus dans l'art de faire souffrir son semblable; aussi la
collection est-elle des plus complètes. Parmi ces objets, il en est un
surtout digne de fixer notre attention. C'est une clef, laquelle renfer-
144 AMSTERDAM ET VENISE,
mait un mécanisme étrange ; un ressort faisait saillir k son extrémité
de petites pointes qui causaient une blessure insensible ; mais ces
pointes étaient empoisonnées, et la mort de la personne ainsi frappée
ne se faisait guère attendre. Quelques beures après avoir été tou-
ché, le malheureux succombait sans qu'on pût deviner les causes de
aa mort. C'est ainsi que ce gracieux prince se débarrassa du général
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VENISE
Le Bucentaure, d'après une (ihotagrapfaie.
lombaM ftusConi, qui avait eu le malbeur de plaire à une dame sur
laquelle le tyran avait jeté les regards. Un autre jour, un officier
tiivtl ayatit osé, dans une assemblée, contrarier ses projets, il le
frappa de la même façon, et le pauvre bomme mourut de la même
manière. Toutefois, comme ces moyens expéditifs n'étaient pas de
mise en toute circonstance, et que, du reste, la barbare nature
du Carrara ne se serait pas accommodée d'une vengeance aussi
SUR LES I,AGUNES. lAï
rapidement satisfaite, son inventive imagination avait su créer tout
un arsenal pour torturer à loisir ses ennemis, arsenal dont l'inspec-
tion Délaisse pas que d'être instructive.
Je vous fais grâce dn casque d'Attila et de mille autres curiosités
tout aussi apocryphes. I,e principal est vu. Sortons, s'il vous plaît;
mais, tout en regagnant notre gondole, jetez un regard sur cette tour
carrée ; c'est là que, le 22 mars 1848, s'était retiré le colonel Mari-
nowich pour rédiger les ordres qui devaient faire rentrer Venise
VENISE
itiire dei Giari/iiii.
dans l'obéissance. Depuis plusieui-s jours, la ville avait secoué le
joug des Autrichiens; mais l'autorité allemande disposait encore de
l'arsenal et des foris. Elle pouvait, en quelques heures, mettre tont
à feu et à sang. Marinowicb, dont le caractère implacable était
connu des ouvriers de l'arsenal, avait le commandement de ces
postes importants. Il prenait ses dernières dispositions pour résister
à outrance, quand les arsenalotti se présentèrent à sa porte. lies
ouvriers étaient sans armes. Marinowich ordonna qu'on les laissât
entrer.
U<y AMSTERDAM ET VENISE.
— Que me voulez-vous? dit-il à celui qui paraissait l'orateur de
la troupe.
— Te tuer! répondit celui-ci.
Et tirant un compas de sa manche, il le plongea dans le cœur du
colonel. Marinowîch tomba à la renverse; alors les ouvriers se pré-
cipitèrent sur son corps et le mutilèrent affreusement,
A partir de ce moment, la révolution était victorieuse. Sans
chef qui pût centraliser leurs efforts et combiner la résistance, les
Allemands, disséminés dans la ville et dans les forts, ne pouvaient
rien contre Témeute, dont le flot grossissait à chaque instant et
menaçait de tout emporter. Lorsque, quelques heures plus tard,
Manîn se présenta pour demander qu'on lui livrât les clefs de l'arse-
nal, le major Bodai, qui commanda qu'on fit feu sur lui et sur ses
hommes, eut le même sort que Marinowich. Un sous-officier lui
passa son sabre au travers du corps. Ce furent les deux seules vic-
times qu'on immola en expiation de trente-trois ans d'oppression,
de tortures et d'humiliations sans nombre.
Mais nous voici de nouveau dans notre gondole, achevons notre
grande tournée. Nous regagnons la lagune, nous longeons les
grands murs crénelés, puis nous tournons brusquement à droite, et
nous voilà dans le canal San Pietro. A notre gauche, s'étend l'île
du même nom avec son église et ses casernes; à notre droite,
s'élève un quartier désert dont les maisons ruinées semblent aban-
données depuis des siècles. Pas un cri^ pas un chant, pas un bruit
qui trahisse la présence de l'homme; un oiseau qui passe dans le
ciel, le clapotement des vagues contre l'avant de la gondole, le grin-
cement de la rame contre son appui, et c'est tout. Heureusement
voici la Pnnta di Quintavalle; nous la doublons bien vite, et les
arbres des jardins publics nous apparaissent projetant sur les eaux
leurs ombres allongées.
Ce serait une merveilleuse promenade que les jardins publics,
si les Vénitiens consentaient à s'y venir promener ; mais ces ma-
gnifiques allées de hêtres et de platanes sont aussi désertes que
les quartiers de Y Isola San Pietro. C'est à peine si l'on voit un
enfant courir, ou un amoureux rêver sous leurs vastes ombrages. A
SUR LES LAGUNES. 147
leurs pieds pourtant se déroule un des plus beaux panoramas qui
soient au monde : c'est en s'appuyant sur la balustrade de marbre
qui les entoure qu'on aperçoit Venise sous son plus merveilleux
aspect. Mais qu'importe? lia mode n'est point de venir aux Giar-
dim publiciy et personne n'oserait rompre en visière à cette des-
potique déesse.
Il faut un événement d'importance, ou l'appât de quelque nou*
veauté, pour faire sortir les Vénitiens de leur apathie ordinaire et
les amener jusque-là. En 1846, un spéculateur avait eu l'ingé-
nieuse idée de transporter aux Giardini un vieux carrosse qu'il
avait fait venir de Padoue, et auquel était attelé un exemplaire
de cet animal inconnu à Venise qu'on appelle cheval. Il n'en fallut
pas plus pour donner aux jardins publics une animation tout à fait
insolite. Bien des gens, qui n'avaient aucune idée d'une voiture,
accoururent pour contempler ce véhicule extraordinaire et le qua-
drupède chargé de le traîner. On pouvait tenir quatre dans ce car-
rosse, et pour une somme fort modeste, faire le tour des jardins. On
s'entassait douze sur les banquettes et l'on se pencliait à corps
perdu pour observer le mécanisme prodigieux qui faisait tourner
les roues. Jamais la pauvre rosse qui menait ce monde primitif
n'avait excité une pareille admiration. Sans cette importation, qui
fit la fortune de l'homme ingénieux qui en eut l'idée , des milliers
de Vénitiens n'auraient point connu d'autres chevaux, que ceux du
monument Colleoni et de la place Saint-Marc. Jadis, du douzième
au quinzième siècle, il n'en était point ainsi. A cette époque, les
rues n'étaient pas encore pavées et les ponts consistaient en madriers
de bois allant d'un bord à l'autre des canaux. Les patriciens, pour ne
point se crotter, faisaient grand usage de mules, et le peuple em-
ployait les ânes pour les transports. Pour aller d'un quartier à
l'autre, les nobles montaient à cheval; les sénateurs en faisaient
autant pour se rendre au Palais dùcal, et la volée de cloches qui les
appelait aux séances se nommait encore, dans les derniers temps
de la République, la Trottiera. Ce n'est qu'à partir du quinzième
siècle que l'usage des petites barques et des gondoles devint général.
L^exhaussement des ponts et leur édification en pierre, avec des
118 AMSTERDAM ET VENISE.
arches élevées permettant le libre passage des bateaux, ont dû con-
«
tribuer beaucoup à ce changement. Du reste, à parcourir la Venise
de nos jours, on ne peut guère se figurer comment il était possible
d'aller jadis à cheval à travers cet écheveau de ruelles et de culs-
de-sac. Il est probable que la Trottiera avait non-seulement pour
but d'appeler les patriciens au Sénat, mais encore d'inviter le
peuple à laisser la place libre et à ne point encombrer les rues. Bien
peu de Vénitiens savent aujourd'hui que leurs ancêtres étaient aussi
grands chevaucheurs. Et Salvator Rosa, s'il eût mieux connu l'his-
toire, n'aurait point fait son épigramme sur les cavaliers vénitiens.
Depuis le carrosse padouan, quelques échantillons de la race che-
valine se sont montrés à Venise, mais sans exciter, à beaucoup près,
une aussi vive admiration. Les pei*sonnes qui fréquentaient les Giar-
dini il y a cinq ou six ans, ont pu y voir un gentleman solitaire qui
chaque jour faisait sa promenade équestre dans les allées ombreuses ;
et, en été , à l'époque des bains de mer, un véritable omnibus attelé
d'un véritable cheval traverse le Lido^ et transporte les baignem^s
et les baigneuses du rivage des lagunes aux rives de l'Adriatique.
Mais descendons les degrés de marbre , jetons une dernière fois
les yeux sur ce panorama magique que le soleil rougit de ses der-
niers rayons, et embarquons-nous pour aller au Lido.
Il faut une demi-heure pour gagner la rive de cette grande île
qui . sert de rempart à Venise et la protège contre les fureurs de
l'Adriatique. La mer verte s'empourpre des derniers rayons du soleil.
Le sable qui atteint presque la surface de l'eau apparaît avec des
reflets rosés sous la mince couche qui le recouvre. Au loin, le Laza-
ret, les îles de Saint-Lazare, de Sainte-Hélène et Sainte-Elisabeth,
semblent d'immenses radeaux échoués sur cette vaste plage. A
mesure que nous avançons , l'air s'anime , et les bâtiments du Lido
se dessinent en rouge vif sur l'horizon pâli par le crépuscule.
Une église et quelques maisons blanches, tel est ce village décrit
par Charles Nodier, et que Byron, Casimir Delavigne et George Sand
ont célébré en véritables poètes. Les maisons blanches ont de petits
jardins, et les petits jardins sont couverts de treilles sous lesquelles
des tables vertes et des chaises de bois attendent les joyeux consom-
SUR LES L\GU>'ES. liO
mateors. C'est I& qu'ont Heu de nos jours les orgies vénitiennes. Une
orgie vénitienne I A ces mots, n'est-il pas vrai, votre imagination
prend le mors aux dents? Les gentildonne aux cheveux blonds, en
robes de velonrs, découvrant leurs blanches épaules, les patriciens en
longues simarres, les guitares et les luths, les vins de Chypre et de
Grèce, les coupes de cristal et les gobelets d'or, tout cela brille , étin-
celle devant vos yeux ravïs. Hélas ! il faut en rabattre. Figurez-vous
bonnement quatre braves étudiants et autant de folles grisettes gaie-
TENISE
Un ciib.-irel a» Li
ment attablés devant des huîtres grasses et du vin blanc épais et
sucré. Rien de plus, rien de moins; cela se passerait de même à
ChàtîUon ou à Clamart. Et encore ces fétes-là sont-elles rares, et les
cabarets sont presque toujours déserts.
Après trois cents pas à travers le village, nous a\-ons dépassé
les jardins palissades de nattes de paille et remplis d'arbres frui-
tiers, et nous voici de l'autre côté de l'île. A nos pieds, ce n'est
pins la mer sans profondeur, transformée en un lac tranquille.
150 AMSTERDAM ET VENISE.
c'est la grande voix de TAdriatique roulant ses flots majestueux
et venant se briser sur la plage mouvante. Le rivage est désert,
les pas s'impriment dans le sable qui craque, les coquillages encore
mouillés accrochent quelques étincelles rouges qu'ils reflètent
joyeusement. Au loin, deux ou trois voiles blanches s'inclinent au
gré des vents et des flots, et de l'horizon bleui par la brume de
grandes lames accourent, blanchissant leur sommet d'une brillautc
écume et faisant entendre au loin leurs sourds grondements.
C'est là que, dans la chaleur de Tété, le beau monde de Venise
vient prendre les bains de mer, A droite de la plage s'élève le châ-
teau Saint-André, grand et superbe fort, tout construit en marbre
d'Istrie. Commencé en 1525 par Sanmichieli, il fut achevé vingt-
cinq ans plus tard, sous le dogat de Louis Mocenigo. « On avait cru
impossible, dit un émineut critique, que cet ingénieur parvint à
fonder une aussi énorme masse dans un terrain marécageux con-
tinuellement battu par les vagues de l'Adriatique et par le flux et
le reflux de la mer. Cependant il y réussit '. » C'est à la pointe de
l'île, devant ce noble château fort, que s'avançait jadis le Bucen-
taure. Chaque année il venait accomplir à cette place la céré-
monie des fiançailles du doge avec la mer. C'est là que tombait
l'anneau nuptial; et de 1520, date de la naissance du premier Bu-
centaure, jusqu'à 1796, époque à laquelle le troisième sortit pour la
dernière fois, deux cent soixante-seize anneaux ont été jetés dans ces
flots écumeux. Ils y sont encore, et la mer les conserve comme un pré-
cieux souvenir de ces fêtes merveilleuses ; elle les roule dans le sable,
dans la vase et les herbes qui garnissent son lit, tous, à l'excep-
tion d'un seul qui fut avalé par un poisson et retrouvé par un pêcheur.
Le fait parut si extraordinaire que Paris Bordone fut chargé d'en
conserver le souvenir. C'est son tableau, lequel se trouve actuel-
lement à l'Académie des beaux-arts , que nous reproduisons ici«
Le château Saint- André, qui avait été construit pour défendre
Venise contre les entreprises des hommes , comme le Lidô semblait
avoir été édifié par la nature pour la défendre contre les fureurs
' Qualremère de Quincy, Histoire des ouvrages des plus célèbres architectes.
VENISE
L'Anneau ilu Ttoffi.
SUR LES LAGUNES. 153
de la mer, hâta au contraire la chute de la République. A la fin
d'avril 1797, peu de jours par conséquent après cet horrible mas-
sacre des Français qu'on appela les Pâques véronaises, un lougre
portant le pavillon tricolore et commandé par le capitaine Laugier, se
voyant poursuivi par deux frégates autrichiennes, n'hésita pas à venir
s'abriter sous les batteries du liido, après les avoir saluées de neu(
coups de canon. On lui signifie aussitôt l'ordre de s'éloigner, malgré
la tempête et aussi malgré les frégates qui lui donnaient la chasse.
Déjà il obéissait, lorsque, sans lui donner le temps de prendre le
large, les batteries du fort Saint-André font feu sur le malheureux
vaisseau et le criblent de boulets. Le capitaine s'élance sur son banc
de quart et crie qu'il s'éloigne; mais, sans prendre garde à ses
explications , une seconde décharge rase sa mâture et le renverse
mort avec les quelques hommes qui étaient à la manœuvre. Alors,
spectacle horrible ! ou vit des Esclavons et des matelots vénitiens se
diriger vers le lougre désemparé, grimper à bord du bâtiment,
égorger ce qui restait de l'équipage, dépouiller les cadavres et piller
le navire. Le lendemain, le Sénat faisait remercier publiquement lé
commandant du fort, et une gratification était remise aux matelots
qui avaient pris part au massacre des Français et au pillage du
vaisseau.
On croyait à ce moment Bonaparte bien loin. Ou le disait battu
par les Autrichiens et regagnant en pleine déroute les frontières fran-
çaises. Il n'en était rien cependant; et, deux jours après cet odie.ux
massacre, on apprit à Venise la marche victorieuse du jeune général^
la fuite des Autrichiens et l'ouverture des négociations de paix entre
la France et l'Empire. Ces- nouvelles, comme on le pense, plon-
gèrent le gouvernement de la République dans la consternation. U
dépêcha en toute hâte des ambassadeurs au quartier général des
Français. Ceux-ci, n'osant affronter la présence de Bonaparte, lui
écrivirent une lettre des plus soumises, pour lui offrir toutes les expli-
cations qu'il pouvait désirer. Mais le général refusa de les voir. « Je
ne puis, leur-répondit-il , vous recevoir tout couverts de sang fran-
çais. Je ne vous écouterai que lorsque vous m'aurez livré les trois
inquisiteurs d'État , le commandant du Lido et l'officier chargé de
154 AMSTERDAM ET VENISE.
la police de Venise. » Et comme les ambassadeurs tentaient de le
séduire par un moyen qui avait souvent réussi, et lui proposaient une
réparation financière. « Non, non, répliqua le général irrité; quand
vous couvririez celte plage d'or, tous vos trésors, tous ceux du
Pérou ne sauraient payer le sang d'un seul de mes soldats ' . »»
Aussitôt après cet entretien , Bonaparte riédigeait le manifeste de
la déclaration de guerre , faisait abattre les armes de Venise dans
toutes les possessions de terre ferme occupées par l'armée française,
municipalisait les villes, proclamait partout le renversement du gou-
vernement vénitien et ordonnait au général Kilmaine de porter les
divisions Baraguay-d'IIilliers et Victor sur le bord des lagunes. Ces
ordres furent exécutés avec une telle rapidité, qu'on vit en un clin
d'œil disparaître l'antique lion de Saint-Marc depuis les rives de
risonzo jusqu'à celles du Mincio ; et le jour où la déclaration de
guerre fut lue au Sénat, on entendit gronder le canon français dans
la direction de Mestre et de Fusine.
Mais revenons au village. Le chemin qu'il nous faut prendre est
bien solitaire aujourd'hui ; cependant parfois il s'anime, et au mois
de septembre, tous les lundis, il devient l'inévitable rendez-vous des
bourgeois et du bon peuple de Venise. Des deux côtés de la route
s'étalent des trattorie en plein vent, des débits de vin noir et des
fabriques defrittoli, des bals champêtres et de bruyants orchesb'es.
Tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres, beaux ou laids,
est venu là dans l'uniforme intention de se divertir. Le vin bleu
coule à flots des bouteilles dans les verres, et des verres dans les
estomacs toujours altérés. Les tables boiteuses prêtent un appui
incertain aux convives chancelants; et l'amour, qui se fourre par-
tout, même où il n'a que faire, vient aiguillonner les danseurs, les
buveurs , les chanteurs , et provoquer les regards de côté , les
tendres propos, les doux aveux et les affectueux sourires.
Mais nous voici de retour au bord des lagunes. C'est de la place
où nous nous trouvons en ce moment qu'en 1818, trois nageurs
intrépides , lord Byron , Scott et un gentilhomme vénitien , le che-
• L. Galibcrt.
SUR LES LAGUiNES- 155
valier Mengaldo , partirent pour se livrer à uq sport d'un nouveau
genre : une course à la nage. Voici comment le poète, aimable
cerveau^ si souvent encombré de bliie-^evils , raconte cette joute,
dans une lettre qu'il écrivit quelque temps après à son ami M urray :
u Étant partis tous les trois du Lido , nous nous dirigeâmes vers
Venise. A l'entrée du Grand Canal, Scott et moi, qui nous trouvions
de beaucoup en avant, nous ne vîmes plus notre ami Tltalien; le
fait du reste était sans importance, car sa gondole le suivait pour le
recueillir. Là Scott sortit de l'eau, inoins parce qu'il était fatigué .qu'à
cause du froid. Il était resté quatre heures dans l'eau sans prendre
de repos , si ce n^est en nageant sur lé dos , ce qui faisait partie de
nos conventions. Je continuai jusqu'à Santa Chiara, ayant par-
couru toute la longueur du Grand Canal (indépendamment de la
distance du Lido), et je pris terre à l'endroit où la lagune se rouvre
à Fusine. J'avais été dans l'eau sans aide ni arrêt, sans toucher
terre, ni barque, quatre heures vingt minutes à ma montre.
M. lloppner, notre consul général, assistait à cette partie. Il fut
notre témoin pendant toute la course. Mes compagnons furent
quatre heures dans l'eau : M engaldo pouvait avoir trente ans , et
Scott en avait vingt-six. »
Mais laissons là Byron et ses amis. Regardons Venise ! IjC soleil
se couche et la ville s'enflamme. Les vitres, les marbres, les dorures
accrochent les derniers rayons du soleil et paraissent embrasés.
Les sommets des campaniles, les coupoles et les dômes semblent
rougis à la forge. La mer, sans perdre ses tons argentés, prend des
teintes lumineuses et phosphorescentes. On dirait un lac de plomb
fondu duquel surgit une fournaise immense. Tout pétille, tout bouil-
lonne. L'air lui-même tremble et donne à ce superbe décor un aspect
vacillant qui le rend encore plus extraordinaire. Bientôt le soleil
disparaît tout à fait derrière les monts vicentins. Le ciel dépouille
peu à peu ses teintes sanglantes. La mer s'assombrit progressive-
ment, et sa couleur glauque miroite sous les derniers reflets du cré-
puscule; Puis la ville rentre dans l'ombre, et les sommets des monu-
ments, qui s'illuminaient encore de teintes rougeâtres, ne tardent
p4s à $e<rdlorer en.noir. Lanuit est venue!.
AMSTERDAM ET VENISE.
Nous remontons ea gondole , tout émus du spectacle merveilleux
qui vient de se dérouler devant nous. A mesure que nous avançons,
le ciel devient plus sombre. Tout se transforme et change de carac-
tère. C'est à peine si nous distinguons les jardins publics qui sont
VENISE LA KUIT
D'après un Ublean At CaDalello.
sur notre droite. Les lumières semblent une longue processioD de
torches qui vogue à la surface des eaux noires. Leur reflet dans la
mer fait paraître plus foncées les grandes façades qui se dressent
derrière elles. Vus de la sorte , les palais et les campaniles ont l'air
de vastes fantômes qui se promènent à la surface des ondes. Sur la
SUR LES LAGUNES. 157
Piazzetta et sar le môle , au pied du Palais ducal , les lumières se
pressent et forment une sorte de faisceau qu'on prendrait de loin
pour un groupe de cierges entourant un cercueil. Le silence est
complet, absolu; c'est à peine si l'on entend le sifflement que pro-
duit la gondole en glissant à la surface de Feau. A mesure que
nous approchons, les formes grandissent et deviennent plus dis-
tinctes. Elles paraissent flotter sur la mer avec des allures de
spectres.
Le Rio délia Paglia s'ouvre devant nous obscur et désert. On
dirait un gouffre béant; les prisons des deux côtés, et sur nos tètes
le pont des Soupirs , ont quelque chose de poétique et de lugubre à
la fois. On dirait que de ces murs, confidents forcés des malheu-
reux destinés aux plus affreux supplices, il s'échappe comme des
plaintes et des gémissements. Malgré soi Fimagination fait des
siennes : on pense à Foscari, à Carmagnola. On entend bour-
donner à ses oreilles les noms illustres des victimes qui ont trouvé
la mort derrière ces épaisses murailles. Il semble qu'on soit doué
d'une seconde vue, et que la pierre devenue transparente permette
aux regards de fouiller l'éternelle obscurité de ces puits impénétra-
bles. C'est par ces imperceptibles ouvertures, par ces lucarnes gril-
lées qui font tache sur le mur de marbre, que ces discrets cachots
prenaient l'air indispensaUe au prisonnier. C'est par cette porte
voûtée qu'on sortait les cadavres de ceux qu'on avait étranglés en
secret dans leur prison lugubre. Pendant ce temps, tout en haut du
palais, sous les plombs, gémissaient d'autres prisonniers. Silvio
Pellico y expia son patriotisme, et c'est aussi de cette fournaise
aérienne que Casanova parvint à s'échapper. Il est le seul prison-
nier qui se soit dérobé à ses vigilants geôliers. Aucun autre n'y
réussit, et, du reste, bien peu l'esayèrent, tant était grande la terreur
qu'inspirait le terrible tribunal. Mais les prisons et le palais ducal
disparaissent. Nous passons devant la demeure de Bianca Capello ;
pas une lumière, pas un bruit, si ce n'est le cri monotone du
gondolieri qui rend le silence encore plus intense et plus impres-
sionnant. Devant nous, un écheveau de canaux suspects, noirs
comme des caves, humides et froids. Parfois une lanterne éclaire
158
AMSTERDAM ET VENISE.
un tournant on un ponf, et mire dans l'eau sa clarté que reflè*
tent des escaliers disjoints et des murailles lépreuses. Uae fenêtre
grillée, une porte bardée de fer, soigneusement close, une ou-
verture murée , c'est tout ce qu'il nous est permis d'apercevoir.
A droite, à gauche, les canaux s'enchevêtrent, s'entre-croisent, et
les eaux noires tracent des routes obscures , au mîHeu de formes
indécises qui se perdent dans la nuit.
Enfin, nous voici arrivés! Et notre journée est finie. Nous avons
vu Venise sous tous ses aspects. — Il ne nous reste plus qu'à visiter
les églises et h parcourir le Palais ducal. Mais, si vous le voulez
bien, nous réserverons cela pour le moment où nous nous occupe-
rons de l'art. Pendant que nos impressions sont encore fraîches,
courons à Amsterdam, et étudions, à son tour, la Venise du Nord.
VENISE
Le pool ilea Sonpirs
VIII
LA KALVERSTRAAT
r
Le Palais du roi. — Marbres et peintures. — Le Vlerschaer» — La salle des Bourgeois. —
Le Campanile. — Coup d'œii sur la ville.. — Un immense éventail. — Tours et clocliei*s.
La campagne et la mer. — Couleur! — * La Kalverâtraat. — Aspect et population. —
Àpotheek et OEsterhuisi — Mirabeau et Sopbie. — Le Perroquet. — L'Orphelinat
bourgeois. — Physionomies et costumes. — Le Saint lieu et THostie miraculeuse. ^ Lo
Bagijnenhof et les béguines. — Harmonie! — Ivrognes et chanteurs. — La Dronkegilde,
— Beau monde et cavalerie légère. — La tour de la Monnaie et le marché aux moutons.
Nous allons maintenant faire pour Amsterdam ce que nous avons
fait pour Venise : considérer la ville dans son ensemble , puis
l'examiner ensuite en détail.
Pour cela , il faut d'abord retourner au Dam , pénétrer dans le
palais du roi, parcourir avec le gardien les salles désertes et les
chambres abandonnées, admirer en conscience les meubles couverts
de housses et les tentures fanées. Ce n'est qu'après nous être pro-
menés dans tous les appartements officiels, dont le mobilier remonte
au temps du roi Louis, que notre guide consciencieux nous per-
mettra de faire l'ascension du campanile qui doit nous servir de
belvédère. Résignons-nous donc. Du reste, cette inspection ne sera
pas perdue pour nous. Au cours de notre promenade, nous trou-
verons bien à relever quelques détails intéressants, quelques jolies
sculptures , quelques tableaux remarquables , et puis, par le con-
traste, le spectacle final nous paraîtra encore plus splendide.
Remarquez d'abord la profusion de marbre employé dans cette
demeure, bourgeoise en son principe et devenue royale après coup.
Du haut en bas, les murs en sont couverts. Les sculptures, les
attributs, les ornements s'étagent, finement fouillés et s'enlevant en
haut relief. Un peu lourds , comme le comporte l'époque qui leur a
IGO AMSTERDAM ET VENISE.
donné naissance, ils ne manquent pourtant pas d'une noble
élégance; ils ont surtout une grande tournure, une sorte de majesté
solide, honnête et point trop prétentieuse, bien en harmonie avec
la destination première de l'édifice.
A voir cette quantité de pilastres et d'entablements , à voir ces
colonnes et ces frises, ces murs revêtus de bas-reliefs, on croirait que
les carrières d'où ce marbre est sorti sont situées dans le voisinage.
Ce n'est qu'après coup qu'on songe qu'il a fallu apporter d'Italie
tous ces matériaux précieux , et alors on s'étonne du chemin qu'ils
ont dû faire et de la dépense qu'ils ont occasionnée. Mais la muni-
cipalité qui éleva ce monument à sa gloire et en fit son palais, était
une des plus riches du monde; rien ne lui coûtait pour montrer
sa puissance et sa force. Et puis, dans ce temps-là, on ne se perdait
pas dans de mesquins calculs. On savait faire grand.
Du mobilier, nous n'en parlerons point. Ces tentures de damas
jaune ou bleu, ces lits à bateaux et à baldaquins, ces sièges carrés,
incommodes et démodés, tout cela ne nous intéressait guère.
Notons seulement au passage quelques bons tableaux : c'est d'abord
Curius Dentatus refusant les présents des Samnites, par Govert
Flink, et Fabricius dans le camp de Pyrrhus, par F. Bol, deux
honnêtes et sérieuses peintures un peu lourdes, mais où l'on
retrouve ce beau coloris si familier à l'école hollandaise et quelques
rayons de cetle magique lumière dont Rembrandt enseigna le
secret à ses deux élèves. Malheureusement, si Bol et Flink ont
conservé la fantaisie un peu étrange qui distingue leur vieux
maître, si leurs Samnites ont l'air de Turcs du temps de Soliman le
Magnifique, et Curius Dentatus l'aspect d'un vieux juif échappé de
son ghetto, la suprême harmonie, le merveilleux clair-obscur, la
transparence des ombres, tout cela fait souvent défaut à leurs vastes
productions. On sent que l'habileté existe , que le talent ne manque
pas; mais c'est le souffle qui est absent.
Dans une autre pièce , voici encore une énorme toile ; celle-ci est
de Nicolas de Helt Stokade , bon peintre né à Nimègue , et dont
on ne connaît que quelques tableaux. Cette grande machine
représente Joseph et ses frères en Egypte. Elle est là pour nous
LA KALVERSTRAAT. 161
apprendre sans doute que le népotisme n'est point une invention
récente. Mais penchez-vous, s'il vous plaît, et reg;ardez par ce
balcon les belles sculptures qui se trouvent dans la pièce située à
l'étage au-dessous. Colonnes, frises, statues et bas-reliefs, tout cela
est de grande qualité. Les bas-reliefs surtout; ils représentent le
Jugement de Salomon ; Brutus faisant décapiter ses fils, etSéleueus
se faisant crever un œil, pour sauver la vue à son fils, qui, coupable
d'adultère, était condamné à perdre les deux yeux. Ces motifs de
bas-reliefs et les statues de la Justice et de la Prudence , et aussi
cette tète de Méduse , et cette femme qui , le doigt sur la bouche ,
doit être l'emblème du silence , tout cela vous dit assez le lieu où
nous nous trouvons. C'est là, en effet, que jadis on lisait aux con-
damnés à mort la sentence fatale. C'est la salle de haute justice,
le Vierschaer que IjC Jolie , dans son langage burlesque , appelle
Un fort beau lieu.
Destiné pour faire lecture
D'une très- fâcheuse écriture;
J'entends fiicheuse pour ceux-là
Que leurs crimes amènent là ;
Vu qu'en sortant on les fait vistc
Sans fourrier aller prendre gistc
En paradis ou en enfer,
Par une corde ou par le fer.
Jamais salle funèbre, disons-le vite, ne fîit décorée avec plus de
riche simplicité et de bon goût. Rien ne choque dans sa disposition
ni dans son ornementation. Pas même la profusion de sculptures.
CeUes-cî peuvent en effet passer, à juste titre , pour une des meil-
leures œuvres d'Artus Quellin, qui, malgi'é sa qualité d'Anversois,
Alt le statuaire ordinaire de la ville d'Amsterdam.
Mais continuons notre course. Le gardien ne manquera pas de nous
faire admirer en passant les petites natures mortes de De Wit, figu-
rant un bas-relief de marbre, et dépassant comme vérité d'exécu-
tion les bas-reliefs véritables qui sont dans le voisinage. On vous
priera de remarquer aussi une peinture de Wappers , représentant
Van Speyk faisant sauter son navire plutôt que de se rendre aux
Anversois. Cela est fort beau comme patriotisme et comme bra-
«1
162 AMSTERDAM ET VENISE.
voure, mais secondaire comme peinture. Aussi, après avoir jeté un
coup d'œil sur la salle du Trône^ salle sans grand caractère, dont le
plafond peinturluré et aux arêtes badigeonnées augmenté encore
l'insignifiance et la froideur, nous gagnerons la salle de bal, qui est
la merveille du palais.
Jadis cette pièce énorme s'appelait la salle des bourgeois. C'est
là que ceux-ci s'assemblaient aux grands jours. C'est là qu'on pre-
nait les décisions importantes^ qui ensuite se traduisaient par les
résolutions du magistrat. Entièrement lambrissée en marbre blanc,
décorée d'un double rang de pilastres superposés , ornée de statues
plus grandes que nature, surmontée par une voûte couveile de
peintures allégoriques , cette salle est une des plus magnifiques qui
soient en Europe. Ses proportions énormes ' ne nuisent point à sa
beauté^ et Ton ne sait trop, à la voir, ce qu'on doit le plus admirer
de la sérieuse élégance de sa décoration ou de la hardiesse de sa
voûte suspendue, sans colonnes, sans appui, sans soutien, à cent
pieds au-dessus du pavé de marbre.
Toutefois, malgré sa décoration marmoréenne, si riche dans sa
majestueuse simplicité , cette grande et belle salle n'a ni l'aspect
coquet ni la gaieté qui conviennent à une salle de bal. Les di*apeaux
qui sont suspendus à ses deux extrémités, héroïques guenilles dé-
chiquetées par la mitraille et décolorées par les ans, protestent, eux
aussi, contre cette destination nouvelle. Ce n'est point au milieu des
gracieux sourires , au son des quadrilles et des valses qu'ils ont été
conquis. C'est dans des flots de sang, au bruit du canon et de la fusil-
lade. Leur place n'est donc point dans un lieu de plaisir. Les trophées
de victoire , rappelant le trépas héroïque de milliers d'hommes, ne
doivent point agiter leurs replis ensanglantés sur la tète des danseurs.
Mais nous voici au terme de notre promenade dans l'intérieur de
ce palais tant vanté. Le custode consent maintenant à nous conduire
au belvédère. Faisons donc l'ascension, qui n'est ni longue ni
pénible; le coup d'œil, toutefois, n'en est pas moins merveilleux.
Si Téblouissement que nous éprouvons n'est pas le même qu'à
' Les proportions de cette grande et belle salle sont tout à fait inusitées. Elle
joesure en effet 120 pieds de longf, 67 de large et 98 de haut.
AMSTERDAM
La Salle des Bourgeoil) d'aprèl une ancienne gravu
LA KALVERSTRAAT. 165
Venise, nous n'en sommes pas moins éblouis; et cet océan de toits
rouges, dont les ondulations s'étendent autour de nous, a quelque
chose de chaud, de coloré, de vigoureux, qui, dès les premiers
instants , nous retient et nous charme.
Cette fois, ce n'est pas un chaos qui nous apparaît. Les maisons
n'ont pas l'air d'être jetées au hasard, éparpillées sans règle et
sans dessein prémédité. Tout autour de nous, nous voyons les rues
et les canaux dessiner leurs courbes harmonieuses et savantes , les
toitures se grouper par ilôts, les entablements et les pignons
s'aligner en bon ordre , et Ton peut distinguer à l'écartement des
façades les grandes artères qui mettent en communication tous les
points de la cité. Les tuiles rouges et noires forment une curieuse
marqueterie, si vive de ton, si propre, si nette, qu'on la dirait lavée
chaque matin à grande eau. Tous les pignons qui nous appa*
raissent sont chamarrés de tons bruns et gris-blanc , et , entre les
maisons, de grands arbres verts arrondissent leurs cimes, qui, par
le contraste, avivent les couleurs, font paraître les toits plus rouges,
et paraissent elles-mêmes d'un vert plus foncé.
Puis, si nous regardons l'ensemble de la ville, ce ^'est.plus une
forme irrégulière , un plan incorrect que nous avons sous les yeux.
Les hommes n'ont pas obéi au sol et ne se sont point arrêtés au
commandement de la mer, leur défendant d'aller plus loin. Ce sont
eux, au contraire, qui ont commandé aux éléments et qui les ont
plies à leur volonté. La terre et l'eau leur ont obéi sans murmurer et
sont venues où on les appelait. Aussi, grâce à son développement
logiqne, dont nous pouvons saisir les grands traits, Amsterdam est-
elle encore aujourd'hui la cité maritime la plus rationnelle qu'on,
puisse souhaiter. De notre belvédère, nous la voyons, comme sur
un plan, arrondir son harmonieux demi- cercle. Ayant à sa base
cette plaine liquide et argentée que l'on nomme F Y, elle semble être
un immense éventail ouvert, ou, comme le dit Le Jolie, un superbe
rabat d'Espagne.
Car si Ton pi'enait un rabat ,
Ayant vinçt et sept dents de rat,
Au lieu d'une belle dentelle,
On eh aurait le vrai modèle*
166 AMSTERDAM ET VENISE.
De toas côtés la monotonie est rompue par les dômes, les clo-
chers, les campaniles et les tours. Ces dernières, qui dominaient
jadis les remparts ou servaient à défendre les portes, nous montrent
les étapes successives par lesquelles le développement de la ville a
passé. Voyez à deux pas de nous ce gros massif de constructions
avec 3es tourelles engagées et ses cinq poivrières. C'est l'ancienne
porte Saint- Antoine. En 1500, la ville s'arrêtait là. La tour de Mon^
talbaan, avec son campanile noir si curieux de formes et si gra-
cieux de dessin, qui est située bien au delà, sur le Oudeschans,
marque un second temps d'arrêt. Mais voyez comme, elle aussi,
elle a été dépassée depuis! Elle nous semble aujourd'hui presque
au centre de la cité. Puis c'est la Rondeel et la tour de la Monnaie,
qui gardaient jadis l'entrée de l'Amstel et concouraient à la défense
de la ville , et qui maintenant sont si loin des nouvelles issues qu*on
ne pourrait, à voir la place qu'elles occupent, supposer leur primi-
tive destination. Seule, la Schreyerstoren (la Tour des pleureuses) a
conservé son emplacement aux extrémités de la ville, mais cela tient
à ce qu'elle a été bâtie au bord de la mer, et encore n'en a-t-elle
plus pour bien longtemps, car, dans quelques années, l'Y, envahi
par des constructions nouvelles , ne viendra plus baigner le quai ,
qu'elle domine aujourd'hui de ses antiques créneaux.
Amsterdam, en effet, n'a pas dit son dernier mot. En ce moment,
elle franchit ses anciennes barrières; ses maisons, trop à l'étroit
dans son enceinte, s'éparpillent dans les plaines d'alentour. Le long
de l'Amstel, elles se groupent et s'alignent. Auprès de la porte
d'Utrecht, elles s'ouvrent de nouvelles avenues. De tous côtés les
machines à vapeur enfoncent des pilotis dans le sol inceilain et mou-
vant, les charpentes se dressent, et les murs s'élèvent comme par
enchantement. Quelques années encore et une ville nouvelle enser-
rera l'ancienne dans un réseau de constructions neuves qui, elles
aussi, ne tarderont pas à être dépassées.
Mais au delà de ces habitations nouvelles, enfants perdus qui
s'égrènent dans la prairie , voyez cette merveilleuse nappe verte qui
s'étend à perte de vue. C'est le polder; c'est la Hollande fleurie; ce
sont les champs toujours fertiles, rayés par des canaux qui les
LA KALVERSTRAAT* 167
coupent dans tous les sens. Partout des moulins qui tournent ou
des clochers qui lancent vers le ciel leurs aiguilles. Au centre y ce
grand fleuve étincelant qui semble un serpent d'argent endormi sur
un tapis de verdure, c'est l'Amstel, qui donne son nom à la ville;
Sur notre droite, ces toits rouges qui paraissent ramper sur le sol,
c'est Halfweg. Plus loin , cette masse grise , c'est Haarlem , et si le
temps était plus clair, nous pourrions apercevoir lerempart des dunes
qui protègent la Hollande, et den*ière elles la mer du Nord avec ses
tendres reflets. Partout où nos yeux se portent sur ce merveilleux
pays, nous voyons la fertilité, la richesse, l'abondance, la prairie
interminable, coupée de bouquets d'arbres et émaillée de bestiaux.
Tournons-nous davantage. Ce grand lac aux reflets argentés, poin^-
tillé par les coques noires des bateaux et par leurs grandes voiles
rouges, c'est l'Y. Quelle activité! Voyez les vapeurs qui fument;
comptez les bateaux rebondis qui, sous l'effort de la brise, inclinent
gracieusement leur forte mâture. Et pour servir de fond à ce tableau^
une bande verte qui dépasse à peine le niveau des eaux et porte dix
mille moulins à vent, dont les ailes semblent agitées par une espèce
de folie vertigineuse. C'est Zaandam, le lieu du monde où Ton en
compte le plus. Chacune de ces maisons ailées représente près de
cent mille florins ' . Jugez par là de la richesse amassée sm* ce coin
de terre. Puis, au milieu des moulins, cette jolie raie blanche qui
coupe la prairie, c'est la Zaan, le Pactole de cette petite Cali-
fornie; et encore plus sur la droite, cette grande barre argentée
montant en ligne droite, c'est le canal de Noord-Holland, qui,
large de 120 pieds et long de 60 kilomètres, coupe en deux toute
cette opulente presqu'île, l'un des pays les plus fortunés qui soient
au monde.
A la base de ce canal gigantesque, voici le port; il semble
s'étendre jusqu'à ce point noir qui vous représente les écluses
de Schellingwoude , et au delà duquel vous voyez le Zuiderzée.
■ La somme de cent mille florins, à laquelle sont estimés la plupart des moii>
lins à vent hollandais, représente non-seulement le prix de la construction et
de rinstallation industrielle, mais aussi le capital social nécessaire à l'exploita -
tien de ces curieuses usines.
168 AMSTERDAM ET VENISE.
Puis, plus près de nous, les docks et les chantiers, et, plus prés
encore, le Damrak, peuplé de bateaux pansus et ventrus; à
droite, à gauche, des clochers noirs, charmants de forme, élé*
fiants au possible et dominant de leur faite org[ueilleux les rues
et les canaux, les places et les carrefours. A gauche, le dôme
obèse de l'église luthérienne, les grands toits des églises et,
tout aux extrémités de la ville, le palais de l'Industrie, dont les
énormes verrières, les campaniles, les clochetons et la coupole
reflètent les rayons du soleil et projettent dans le ciel bleu une
myriade d'étincelles. Puis ce sont les masses vertes du Jardin zoolo-
gique et du Plantage. C'est l'Amstel qui, sous le nom de Rokin,
traverse toute la ville et la partage en deux. Ce sont les rues qui con-
vergent de tous les points pour aboutir au Dam. C'est le Dam lui-
même , avec sa fourmilière vivante qui grouille à nos pieds , pendant
que le bruit des voitures et des voix , le cri des enfants et le son des
orgues, montant jusqu'à nous, accentuent l'existence de cette turbu-
lente cité.
Vous voyez que si, vue de ces hauteurs, Amsterdam ne res-
semble guère à Venise, elle n'en offre pas moins un coup d'œil
merveilleux. Sur les bords de l'Y comme au milieu des lagunes,
c'est la couleur chaude, vive, généreuse qui domine. C'est elle qui
couvre de son manteau étincelant l'immense étendue qui se déroule
sous nos yeux ; mais, toujours variée, elle n'emploie pour colorer les
rives de l'Amstel ni les mêmes teintes , ni les mêmes nuances , ni
les mêmes moyens que ceux dont elle se sert aux bords de l'Adria-
tique. Ce sont deux colorations intenses, mais dont les gammes har-
monieuses , ayant deux points de départ différents , ne sauraient se
confondre dans leurs développements chromatiques.
Voici notre inspection finie. Descendons, s'il vous plaît, et com-
mençons notre course à travers les rues. La première qui s'ouvre
devant nous , c'est la Kalverslraat. Son nom n'est point d'une
euphonie parfaite *. Mais cela ne l'empêche pas d'être à la fois le
boulevard des Italiens et la rue Vîvîenne d'Amsterdam. C'est en
> KalverstrcuU signifie rue des Veaux.
LA KALVERSTRAAT.
^et la voie la plas passante et la plus peuplée de toute la cité. C'est
le rendez-vous des étrangers , des curieux et des flâneurs. C'est là
que les industries de luxe étalent les splendeurs importées de Paris
AMSTEltDAfd
Entrée de la KalTcrilraat.
et de Londi-es; c'est là que les restaurants et les cafés sont les plus
élégants et les mieux fréquentés. C'est le passage des banquiers qui se
rendent à la Bourse, et la promenade des demoiselles qui cbeixbent
un banquier.
170 AMSTERDAM ET VENISE.
Comme la place Saint-Marc , la Kalverstraat a le privilège de
n*être jamais déserte. A quelque heure que vous la traversiez , soit
de jour, soit de nuit, vous y verrez du monde. Ce n'est guère que
de trois heures à cinq heures du matin qu'elle est à peu près vide,
et encore , pendant ce temps de repos , le bruit d'une voiture , le
chant d'un noctambule , ou le pas pesant d'un ivrogne attardé qui
regagne sa demeure, trouble de loin en loin le silence de la nuit. A
cinq heures , les balayeurs commencent leur poudreuse besogne ,
puis ce sont les servantes accortes qui lavent les trottoirs et savon-
nent les maisons ; à huit heures, les orgues et les chanteurs prennent
possession de vos oreilles , en même temps que les omnibus , les
voitures et les chariots commencent leur défilé. A partir de ce
moment , l'animation la plus active et la plus bruyante ne cesse de
régner dans la Kalverstraat. Mais c'est surtout entre trois et cinq
heures de l'après-midi, au moment de la Bourse, et le soir, entre
huit et onze heures , après la fermeture des magasins, qu'elle arrive
à sou comble. En été, quand le temps est favorable, la rue est pleine
à ne pouvoir s'y tourner. Les cafés débordent dans la rue, et la foule
dans les cafés. On va , on vient , on s'agite , on se bouscule , les
badauds le nez aux vitres des magasins , les boursiers et les gens
d'affaires au centre de la chaussée , les belles filles plâtrées et far-
dées à leur place, c'est-à-dire sur le trottoir. Il y a là un mouvement,
une agitation que vous ne retrouverez nulle part en Hollande, et
qui fait qu'Amsterdam est bien la vraie capitale de cet industrieux
pays.
Pourtant d'activité, cependant, la Kalverstraat est singulièrement
étroite. A peine a-t-elle dix à douze mètres de large dans ses parties
les plus favorisées, et encore, de loin en loin, une maison, protégée
par des bornes de pierre et par de grosses chaînes de fer, ou bien
précédée par un petit perron de granit, vient-elle, en supprimant
le trottoir, diminuer singulièrement la largeur de la rue. Elle n'est
pas non plus fort régulière ni parfaitement alignée ; en outre, elle
décrit des courbes bizarres, que lui impose son parallélisme à
l'Amstel. Ses maisons n'ont rien de majestueux, surtout dans la
partie qui avoisine le Dam . Elles sont pour^ la plupart étroites et
LA KALVERSTRAAT. 171
étriquées. C'est à peine si de ce côté on en compte quatre ou cinq
qui aient une certaine tournure. Il ne manque point dans Amsterdam
de rues plus larges et mieux percées , mais c'est à celle-là que le
public a donné sa préférence , et c'est à elle qu'il l'a fidèlement con-
servée. Entrons donc et parcourons-la.
Dès le principe, vous pouvez voir que je n'ai rien exagéré. A
droite et à gauche, ce sont des bijoutiers et des orfèvres, des
libraires et des papetiers, des restaurants et des cafés. Partout des
industries de luxe. Nos yeux s'arrêtent en outre sur quelques
enseignes bizarres et particulières au pays. La tète de bois, peinte
et dorée, avec l'œil écarquillé et la bouche ouverte, portant le
casque ou le turban, nous indique la maison d'un apotheker. En
Hollande, toute apotheek^ qui se respecte a sa porte surmontée
d'un semblable ornement. Son origine et sa signification, je ne
saurais vous les dire , mais l'usage est général , et , en outre , il est
fort ancien.
Cette couronne royale, toute chargée de drapeaux et de fleurs, qui
se balance au<«dessus du trottoir, nous révèle également la présence
d'un commerce local, mais nous indique une plus stomachique in-
dustrie. Nous, sommes en face de ce qu'on appelle un oesterhuis,
mot qui signifie littéralement a une maison d'huitres », et que
nous traduirons^ si vous le voulez bien, par cette périphrase
de tf maison où l'on mange des huîtres ». A proprement parler,
cette boutique est celle d'un marchand de poisson. Car, outre les
huîtres, on y vend du saumon frais ou fumé, des sardines de
France , des harengs conservés et aussi des harengs frais.
C'est à l'époque où les premiers bateaux arrivent de la pêche aux
harengs que le poissonnier décore sa boutique de fleurs et de dra-
peaux. C'est alors un jour de fête nationale pour toute la Néerlande.
Les Hollandais n'oublient point , en effet , que cette pêche miracu-
leuse a été l'origine de leur merveilleuse prospérité. C'est contre ces
faibles animaux que se sont escrimés tout d'abord leurs indomp-
* En Hollande, on donne le nom à\ipoieck aux pharmacies, dro()[iieries et
magasins de produits chimiques.
172 AMSTERDAM ET VENISE.
tables marins. Aussi, quand les premiers barils font leur entrée en
ville , quelle joie , quel enthousiasme ! Tout le monde veut avoir sur
sa table quelqu'un de ces premiers. arrivants. Ils sont retenus des
mois, que dis-je, des années d'avance, car chaque poissonnier a sa
clientèle, que, de père en fils, il fournit depuis un siècle ou deux.
Pendant les premiers jours, on paye les harengs frais jusqu'à un
florin la pièce, ensuite on Les vend à peine un sou.
Mais cette fiirie gastronomique ne dure que peu de temps, et la
boutique du poissonnier est ouverte toute Tannée. Il faut à son com-
merce un autre aliment de plus longue durée. Pendant Tété, c'est le
saumon fumé , qu'on étend par tranches fort minces sur du pain
beurré. Ce sont les poissons conservés dans la saumure et aussi les
crevettes, que l'on mange en tartines. Avec l'automne et pendant
tout l'hiver, on a les huîtres, celles qui donnent leur nom à la maison.
Le soir, entre onze heures et minuit, après le concert et le théâtre, ou
bien en soitant-du cercle, on vient avec ses amis s'installer dans le
petit salon qui forme rarriére-boutique. Là, posément, doucement,
comme un homme qui remplit un sacerdoce, on s'en administre
quelques douzaines. Ce sont des huîtres d'Ostende ou du Texel,
et on les accompagne de bière anglaise ou de vin du Rhin. C'est
une petite débauche à laquelle ou se livre volontiers , et il faut
croire qu'elle ne laisse point que d'être lucrative, car la plupart
des poissonniers sont de riches négociants, payant de gros impôts.
Presque en face du poissonnier , voyez-vous cette grande façade
grise, portant, en guise d'épigraphe, ces trois mots latins : « DOGTIUNA
ET Amigitia? n C'cst uu ccrcle. Plus tard, nous ferons connaissance
avec ce que les Hollandais appellent leurs « societeit »; aujourd'hui
que nous faisons partie du pubUc , l'accès nous en est interdit.
Sachez seulement que c'est là le rendez-vous des gros négociants
de la cité. Ils y viennent à quatre heures et aussi le soir. A quatre
heures, en sortant de la Bourse, c'est pour prendre l'amer^ le
bittertje, comme on dit. Le soir, on cause, on lit les journaux, et
surtout Ton fait sa partie. Les choses se passeat ainsi depuis 1788,
car c'est pendant cette année-;-là que le cercle fut fondé , ou plutôt
qu'il fut restauré. Il existait, en e£Fet, depuis quelques années déjà;
LA KALVERSTRAAT. 173
mais, société plus politiqae que commerciale et surtout très*patriote,
il avait été fermé en 1787, quand les Prussiens vinrent à Amsterdam
rétablir l'ordre et le prince d'Orange. Le bâtiment actuel, lui^ ne
date que de 1802.
Après « l)octrina " , vient toute une série de cafés. Us tiennent
les deux côtés de la rue , et tous portent des noms sinon étranges ,
du moîoi fort étrangers. Cest le café Polonais, le café Suisse et le
café Français; puis vient le café Neuf, qui dans quelques années
sera vieux ^ mais ne changera pas de nom pour cela. Voici main-
tenant les éditeurs d'estampes et de musique,. les fleuristes, les
chemisiers et les tailleurs. Ces derniers surtout sont nombreux. C'est
chez un de leurs prédécesseurs, nommé Lequesne, tailleur de
corps, comme on disait en ce temps-là, que, le 14 mai 1777, fut
arrêté Mirabeau. Celui qui devait jouer quelques années plus tard
un rôle si éclatant à l'aurore de la Révolution française, vivait là
très-modestement du prix de quelques traductions qu'il faisait pour
les libraires du Dam. Mais cette vie de privations ne lui était point à
charge. Il s'était enfui de France avec madame de Monnier, et celle
qu'il devait plus tard rendre si célèbre sous le nom de « Sophie "
était là pour le consoler dans sa peine et le distraire dans ses ennuis.
« Depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures du soir , écrit-il
quelque part, j'étois au travail; une heure de musique me délassoit,
et mon adorable compagne , qui , élevée et établie dans l'opulence ,
ne fut jamais si gaie, si courageuse, si attentive, si égale et si tendre
que dans sa pauvreté, embellissoit ma vie. Elle faisoit mes extraits,
elle travaiUoit, lisoit, peignoit, revoyoit mes épreuves. Son inalté-
rable douceur , son intarissable sensibilité se 'déveioppoient dans
toute son étendue... Le pinceau s'échappe de ma main; je n'achè-
verai pas ce tableau . »»
Lisez également dans le mémoire qu'il adresse à son père\ le
récit de son airestation : « Le jour même où je fus arrêté, dit-il, à
trois différentes reprises, des gens en place me firent avertir que je
le serois le lendemain. Fatale erreur! Je ne dois point la leur im-
' Lettres originales de Mirabeau. Paris , 1792.
174 AMSTERDAM ET VENISE.
puter à trahison. On leur força la main en un instant. Le consul de
France vint chez moi offrir argent, passe-port, en un mot, liberté
absolue, si je voulois remettre madame de Monnier. On se cachoit
d'elle. Hélas! si elle l'eût su, j^aurais eu encore ses sollicitations à
repousser. La nuit même, nous devions disparoi tre. Cette héroïne
d'amour, de courage et de bonté était calme et sérieuse , mais jamais
elle ne voulut sortir avant moi. Une minute plus tard, elle étoit
sauvée. J'étois déjà hors de la maison. Un ami Talloit conduire par
une autre route; car nous n'osions nous montrer ensemble... Je
sus qu'elle était arrêtée..» Justice du ciel! Sophie était arrêtée!... »
Mirabeau revient sur ses pas, on l'arrête à son tour, et tous deux
vont, dans une longue détention, expier les quelques instants de
bonheur qu'ils avaient passés dans la Kalverstraat.
Mirabeau s'y croyait pourtant bien caché sous le pseudonyme
de Saint - Matthieu , et avouez qu'il fallait être un fameux policier
pour aller découvrir, sous le nom d'un apôtre, l'auteur du JBf6/fa-
érotikon.
Considérez maintenant cette porte close. Certes, vous ne devine-
riez point , à la voir, où elle peut nous conduire , et vous ne soup-
çonneriez guère la destination de l'humble demeure dans laquelle
elle donne accès. Cette vulgaire façade, semblable de tout point aux
maisons ses voisines, est celle d'une église catholique. Mais si l'en-
trée de ce sanctuaire vous parait étrange, qu'allez-vous dire en
entendant son nom? La sainte maison, en effet, se nomme le Perro-
quel (de Papegaai). Certes, voilà un titre bien extraordinaire et
même assez irrévérencieux. Toutefois, si nous parcourions en-
semble les divers quartiers de la ville , nous en trouverions encore
dé plus surprenants. Je ne vous parle pas de la Colombe (het
Duifje), de V Etoile (de Star), de la Foi, l'Espérance et la Charité
(het Geloof, de Hoop, en de Liefde). Ces noms*-là, à la rigueur,
peuvent avoir quelque rapport avec la religion , et par conséquent
avec une église cathoUque. La colombe s'envola de l'arche, et c'est
sous sa forme qu'on représente assez communément le Saint-Esprit.
L'étoile guida les bergers. La foi, l'espérance et la charité sont les
trois vertus théologales. Tout cela se tient et se relie au culte. Mais
LÀ KALVERSTRAAT. 175
des noms comme le Cor du postillon (de Posthoom), comme le Polo^
nais (de Pool), Y Arbrisseau (het Boompje), Y Hôtel de ville de Boom
(het Stadhuis van Hoorn), et tant d'autres du même calibre, appli-
qués aux asiles de la religion catholique, apostolique et romaine, ne
sauraient se comprendre sans une raison toute particulière qui mérite
bien quelque explication.
Lorsque nous nous occuperons du caractère des habitants d'Ams-
terdam, nous verrons que leur tolérance, en matière de religion,
était fort étroite pour tout ce qui regardait le culte catholique. Alors
que les diverses sectes protestantes, depuis les luthériens jusqu'aux
anabaptistes, alors que les juifs et les mahométans eux-mêmes jouis-
saient en Hollande de la plus entière liberté et avaient le droit de
bâtir autant de temples et de synagogues qu'ils le jugeaient conve-
nable, il était interdit aux catholiques de se livrer à aucune démons-
tration extérieure de leur culte'. Leurs églises étaient tolérées, à
condition de revêtir l'enveloppe d'une maison ordinaire et de se
dissimuler sous un nom n'ayant aucun rapport avec l'ancienne reli-
gion dominante. Aussi, pour se conformer à ces rigoureuses prescrip-
tions, les catholiques durent-ils agencer leurs églises dans des arrière-
maisons. L'entrée revêtit l'aspect d'une habitation ordinaire, et pour
qu'on pût facilement distinguer ces saintes demeures, on leur con-
serva les enseignes qu'elles avaient dans le principe, ou bien on leur
en donna de nouvelles, conçues de telle façon que le rigorisme le
plus ardent ne pût y trouver rien à redire. C'est là ce qui explique
non-seulement l'extérieur étrange et la situation bizarre de la plu-
part des églises catholiques d'Amsterdam, mais aussi les noms plus
bizarres encore sous lesquels, même de nos jours, on a coutume de
les désigner.
Continuons notre route , inspectant les boutiques et les passants .
Évitons toutefois de laisser nos regards fouiller ces rueUes suspec tes
* La municipalité d'Amsterdam, nous devons le constater, fat en tout temps
beaucoup plus tolérante pour les catholiques que celles des autres villes hol-
landaises. Dans ces dernières, le culte romain était l'objet de véritables persé-
cutions. A Amsterdam, on fermait les yeux, et l'on se contentait de sauver les
apparences.
176 AMSTERDAM ET VENISE.
qui, de chaque côté, déshonorent la Kalverstraat. Nous n'aurions
rien à gaguer à percer l'obscurité dont elles s'enveloppent. Les mal-
heureuses créatures, en robes blanches, qui, même en plein jour,
y étalent leurs repoussantes personnes , sont bien faites pour nous
chasser de ces cloaques impurs. Étrange contraste que celui de
cette rue, qui parait être l'âme de la cité, et de ces ruelles immondes
qui semblent en être les égouts, où viennent s'échouer toutes les
hontes et tous les vices.
Une petite ruelle , par exemple , sur laquelle il nous faut jeter les
yeux, c'est celle que vous apercevez à droite. Remarquez ce gra-
cieux et curieux portique qui donne accès dans une grande cour
entourée de galeries. C'est l'entrée de l'orphelinat bourgeois de la
ville (Burgerweeshuis), Ces amusants bas-reliefs rehaussés en cou-
leur qui surmontent la porte et ornent les murailles , représentent
les orphelins dans leur ancien costume. Il était mi-partie, moitié
rouge et moitié noir. Ce sont, comme vous savez, les couleurs
d'Amsterdam. Cela faisait un effet assez étrange. Aujourd'hui
encore, l'accoutrement de ces pauvres enfants ne laisse pas que
de surprendre les étrangers; car, s'il a abdiqué ses formes anti-
ques, on lui a conservé les couleurs éclatantes qu'il possédait autre-
fois. Le costume des garçons, qui s'est tout à fait modernisé^ jure
surtout avec les nuances qui le composent. Celui des filles, qui est
demeuré à peu .près intact, est singulièrement plus harmonieux.
Comme au temps passé, elles portent une robe à basques et à man-
ches courtes, divisée par moitié dans sa longueur, d'un côté noire
et de l'autre rouge. Un fichu couvre leurs épaules; un petit bonnet
rond en mousseline et guipure, retenu par deux épingles d'or,
cache leurs cheveux , relevés à la chinoise ; des gants blancs mon-
tant jusqu'au coude et un petit tablier complètent cet accoutrement
certainement fort étrange, mais qui ne manque ni de caractère ni
d'une certaine élégance pittoresque.
Ajoutez à cela que la plupart de ces fillettes sont fraîches et roses,
et que beaucoup sont jolies comme des amours.
A rencontrer ces enfants un à un dans la rue , on est surpris de
l'anachronisme de leur tenue, mais quand on les voit réunis
LA KALVERSTRAAT. |77
easeoible, c'est biea autre chose. A la promenade, lorsqu'ils vont à
l'église, filles et garçons, fraleraellement mêlés, forment de longues
files de deux couleurs qui font le plus singulier effet. Chez eux,
quand ils jouent , dans leui- préau, c'est tout pareil. On se croirait
transporté en arrière de deux siècles nu moins.
Hff^
AMSTERDAM
Entrée de l'Orphelinat bourgeoia.
Il y a quelques mois de cela, c'était aux fêtes de mai 1874, lorsque
le roi est venu visiter Amsterdam ; on avait, sur l'emplacement de
cette petite ruelle, élevé une immense estrade que recouvraient les
pensionnaires de l'orphelinat. Toute cette belle jeunesse, disposée
pour ainsi dire en espalier, anxieuse de ce qu'elle allait voir, babil-
178 AMSTERDAM ET VENISE.
larde au possible, animée par le plaisir, faisait le plus singulier
effet. Ces joues blanches et roses plissées par un sourire, ces regards
éveillés juraient avec les antiques habits de ces chers petits êtres.
Et cette foule remuante, turbulente et moqueuse, qui s'agitait sous
ces couleurs éclatantes , composait un curieux tableau que je n*ou^
blierai de ma vie.
De graves personnages , de hauts moralistes , de profonds philo-
sophes se plaignent de ce qu'on conserve à ces pauvres enfants une
tenue qui souligne, pour ainsi dire, leur malheur et les donne en
spectacle.
D'autres personnages non moins graves, philosophes et mora-
listes non moins profonds, prétendent que cela offre de grands
avantages pour la 3urveillance des orphelins; car il est défendu aux
cabaretiers de leur servir à boire et aux voituriers de les emmener
hors de la ville sans une permission spéciale des régents ; et grâce à
leur costume on peut facilement les reconnaître. Les deux opinions
ont du bon. Je crois que la première, qui est, somme toute, la plus
humaine, finira par triompher, quoique, après tout, la seconde
soit singuUèrement pratique. Les oi*phelins, en effet, ne sont point
claquemurés dans leur asile. Ils vont et viennent à travers la ville et
jouissent d'une grande liberté. Il n en peut, du reste, guère être au-
trement, car, à partir d'un certain âge, on les met en apprentissage.
Ne soyez donc pas surpris si , dans nos courses à travers Amster-
dam, nous en voyons quelqu'un installé chez un libraire, classant
des livres ou des gravures, ou bien chez un charron, en train de
raccommoder une roue ou de maiteler un essieu.
Les orphelins ne se bornent point, toutefois, à se signaler dans
les professions manuelles ou dans l'industrie. Il en est qui s'élèvent
plus haut. En cherchant bien, nous pourrions en découvrir
quelques-uns dans les professions libérales, et d'autres parmi les
m
officiers de l'armée néerlandaise. L'un des plus glorieux enfants de
la jeune Néerlande, Van Speyk, qui porta si haut l'honneur du
pavillon hollandais, n'est-il pas sorti du Burgerweeshuis d'Ams-
terdam?
A l'intérieur, l'Orphelinat^ qui fut jadis un ancien couvent, date dp
LÀ KALVERSTRàAT. 179
seizième siècle, et a conservé tout le cachet des coostniptioiis de
son époque. Les bâtiments ne jurent donc point avec la population
bigarrée qui les occupe.
La cour est assez vaste. Elle est bordée par une $orte de préau
couvert. A Fintérieur, les galles ne sont pa$ trop grandes, mais
tout y est d'une propreté merveilleuse : cette propreté hollandaise ,
qui commence par étonner et qui finit, quand on demeure dans le
pays y par devenir un besoin, une nécessité. Car si, comme on 1'^
dit, c'est une sorte de vertu, il faut ajouter que c'est une vertu
conta{>[ieuse.
Jadis l'Orphelinat bourgeois était de l'autre côté de la Kalver-
slraat. Il occupait l'emplacement sur lequel s'élève aujourd'hui une
auberge de qualité nommée la Couronne royale (Keizerskroon).
C'est là qu'il fut fondé dans les premières années du seizième siècle
par une sainte fille, appelée Hester Klaas. En 1580, le nombre des
orphelins bourgeois s'étant accru au delà de toute prévision, on dut
abandonner l'établissement devenu trop petit, et les pauvres enfants
traversant la nie allèrent habiter le couvent de Sainte-Lucie, où ils
sont demeurés depuis ce temps.
Tout à côté de leur ancienne demeure , ces grandes baies ogi-
vales, ces énormes verrières et cette petite flèche qui semble
vouloir percer le ciel, nous indiquent la présence d'une église. C'est,
en effet , un temple protestant. 11 porte deux noms. Pour les réfor-
més, c'est la chapelle du nouveau côté de la ville {Nieuwezijds
Kapel). Pour le clergé catholique, pour les fidèles romains, c'est le
saint lieu (Heiligeslede).
Jadis , en effet , cette église fut élevée par la ferveur des catho-
liques sur un emplacement béni , qui avait été signalé à leur piété
par toute une série de saints prodiges.
C'est en 1345 que le premier de ces miracles eut lien. A l'en-
droit même où s'élève la chapelle, existait à cette époque une
pauvre échoppe , et dans cette échoppe vivait une vieille femme
malade depuis de longues années. Le 16 mars, la vieille se trouva
en danger de mort. Le curé de la paroisse vint un peu après
vêpres lui donner la communion. Le soir, la vieille vomit, et la voi-r
180 ÀxMSTEKDAM ET VEiMSE.
sine qui veillait à son chevet jeta les déjections dans le feu. Mais le
lendemain, quel ne fut pas l'étonnement des assistants! L'hostie,
qui avait été rejetée par la malade, était au milieu du foyer, hrillant
d'un éclat extraordinaire. Loin d'avoir été consumée par les char-
bons qui l'entouraient, elle semblait, au contraire, rayonner la
chaleur.
Le curé, prévenu en grande hâte, s'empressa de se rendre chez la
vieille. Il retira du feu l'hostie miraculeuse , la mit dans un ciboire
et la transporta en grande pompe à l'église voisine. Mais, quelques
jours après, l'hostie avait disparu. On la cherchait partout, mais
en vaiD, quand, à son grand étonnement, la vieille, qui depuis était
guérie, la trouva dans un coffre de bois au milieu de ses bardes.
On la porta de nouveau à l'église , mais sans plus de succès , car elle
revint toujours à son lieu de prédilection. Le curé, qui était un
homme instruit et sensé , en conclut qu'il ne fallait pas la contra-
rier, mais bien lui élever, sur l'emplacement qu'elle avait choisi,
un asile qui fût digne de la recevoir. Les fidèles furent de son avis.
Ils fournirent les fonds, un architecte fut mandé, les maçons se
mirent de la partie, et quelques mois après, la chapelle que nous
voyons s'élevait dans la Kalverstraat.
Une fois installée dans son sanctuaire, l'hostie ne manqua pas
de faire de nouveaux miracles. C'est elle qui, en 1482, guérit l'ar-
chiduc Maximilien, depuis empereur d'Allemagne, d'une fièvre
maligne qu'il avait attrapée à la Haye. C'est pourquoi le prince
fit présent au saint lieu d'un ciboire d'or et- de riches ornements
d'autel. Cet exemple fut suivi par une foule de pèlerins, qui
vinrent en habits de laine et nu-pieds enrichir de leurs cadeaux
le sanctuaire et son clergé. Aussi, au moment de la Réformation, la
chapelle comptait-elle six autels magnifiques, superbement garnis de
chandeliers et de calices en vermeil et ornés de pierres précieuses.
Tout cela disparut alors, et la chapelle cessa de renfermer l'hostie.
Mais longtemps encore après que la Réforme eut pris possession de
l'église, on vit des fidèles venir en cachette, se prosterner dans le
saint lieu et baiser avec transport les dalles de marbre sanctifiées
par les miracles.
LA KALVERSTRAAT. 181
Aujourd'hui Thostie miraculeuse habite non loin de là , dans là
petite église des Béguines, vers le milieu de la Kalverstraat. Mais
elle a cessé depuis longtemps de faire des miracles.
Bien que nous n'ayons ni l'intention de nous prosterner devant
elle, ni même la pensée de visiter l'église qui la renferme et qui
n'a rien de bien remarquable, nous donnerons cependant un
coup d'œil au petit béguinage qui se* trouve sur notre chemin
et qui ne manque pas d'un certain caractère. Nous y voici; il nous
faut franchir deux portes et une barrière. Vous voyez que les
béguines sont bien gardées. A six heures du soir tout cela se ferme,
et il est interdit aux personnes étrangères de demeurer dans l'en-
ceinte de la communauté. De cette façon la vertu des béguines
est à l'abri de toute tentative audacieuse et de toute surprise
nocturne.
Mais ce qui garde ces vieilles filles bien mieux que les serrures
et les verrous, c'est leur grand âge, leurs bouches édentées et leurs
cheveux absents. Cupidon n'a garde de mettre les pieds dans
une semblable retraite. II sent qu'il n'y a rien à faire pour lui. Il
serait désarmé au premier sourire.
Si les béguines sont peu folâtres, cela n'empêche pas toutefois
leur béguinage d'être une paisible et charmante retraite. Il se com-
pose de deux vastes cours, occupées au centre par de grands
arbres, et une pelouse de gazon bordée de petites maisons. Ces mai-
sonnettes, qui se pressent les unes contre les autres, comme des
sœurs épeurées, sont précédées chacune d'un petit jardinet. Elles
ont toutes un air de recueillement , qu'augmente encore le silence
qui règne dans l'enceinte. On dirait que tous les bruits du monde
viennent expirer à la porte de ce lieu, et l'on ne se douterait jamais,
en présence de cette impressionnante solitude , qu'on est au centre
d'une grande ville, à deux pas d'une rue passante, vivante, bruyante
et même tapageuse.
Mais ne nous arrêtons pas davantage dans ce paisible asile;
regagnons \a Kalverstraat et continuons notre chemin. Ici le terrain
s'ondule , se courbe en dos d'âne , et il nous faut franchir un pont.
C'est le Spui qui passe sous nos pieds, c'est-à-dire le canal qui
182 AMSTERDAM ET VENISE.
jadis servait à l'écoulement des eaux de la ville. Les maisons, qui
s*écartent brusquement pour faire place à Télément humide , nous
accordent à droite et à gauche une petite échappée. Le soir, quand
la lune se mire dans les canaux d'Amsterdam , ce petit point de vue
ne manque pas d'une certaine poésie mélancolique. Malheureuse-
ment, on ne peut s'y arrêter bien longtemps. La rêverie, à laquelle
on voudrait s'abandonner, *est en effet brusquement troublée par un
effroyable tapage. D'une maison voisine s'échappent les braiements
discordants d'un affreux orchestre de bal. Le trombone mugit, le
violon grince, la grosse caisse ronfle et le piston résonne. Le plan-
cher , ébranlé par les pieds des danseurs , gémit en cadence et
marque la mesure. Cet affreux réceptacle de cacophonie porte un
nom bien étrange, il s'appelle « Harmonie ». C'est bien certaine-
ment par antiphrase qu'on l'aura nommé de la sorte.
La Kalverstraat est du reste la rue harmonieuse par excellence.
 ses deux extrémités se trouvent de bruyants carillons; au
centre est le fougueux orchestre que nous venons d'entendre; le
jour, les orgues y font vibrer leurs accents nasillards, et le soir,
dès que le gaz a remplacé la lumière du ciel , il est bien rare que
quelques chanteurs avinés ne s'y donnent pas rendez- vous. A mesure
que la soirée s'avance , V harmonie se corse. Au chanteur solitaire
succèdent bientôt des groupes non moins mélodieux, dans lesquels
les voix féminines forment le fausset. Tout cela glapit à l'unisson
quelque refrain banal ou quelque chanson égrillarde, jusqu'au
moment où un effroyable accordéon vient maixjuer le pas et guider
les nocturnes musiciens dans leurs discordantes vocalises ; cela dure
jusqu'à trois heures du matin. Oh! nuits sans sommeil que la JEa/-
verstraat m'a coûté, je n'ai garde de vous oublier !
Mais que diraient, bon Dieu ! les Amsterdamois du vieux temps,
s'ils nous entendaient nous plaindre ? Ils en ont vu bien d'autres.
Les jours surtout où la Dronkegilde ^ était en liesse. Ces jours-là, il
ne fallait pas seulement se boucher les oreilles, il fallait encore
barricader ses maisons. Les ivrognes, en effet, étaient les maîtres
* Corporation des ivrognes.
LA KALVERSTRAAT. 183
de la rue , et quels maîtres ! Us débouchaient dans la Kalverstraat
tambours battant et enseignes déployées. Sur leur bannière était
peint Temblème de leur association, un pot énorme. Armés de
bâtons, de piques et de couteaux, éclairés par des torches , malheur
à qui se trouvait sur leur chemin ! La bande sauvage ne respectait ni
Tâge ni le sexe. Elle frappait ceux qu'elle rencontrait et les dépouil-
lait de tout. On avait beau donner à ces vauriens sa bourse et ses
bijoux, leur laisser prendre ses vêtements, quelquefois aussi on
laissait sa vie entre leurs mains. Chaque année, le nombre des
meurtres augmentait. La Dronkegilde, certaine de Timpunité,
commençait même à s'attaquer aux maisons. On menaçait les
paisibles habitants de briser leurs carreaux et d'incendier leurs
demeures s'ils ne jetaient par les fenêtres de l'argent aux furieux
qui les taxaient. Enfin, en 1494^ ces excès étaient arrivés à un
tel point que le bourgmestre Dirk Ruijsch supplia l'archiduc Phi-
lippe de dissoudre la funeste association. Le prince expédia une
lettre et des gens d'armes. La lettre^ défendait les excès, et les
gens d'armes étaient chargés d'en faire exécuter la teneur. Depuis
cette époque, on rencontra encore bien souvent des ivrognes
dans les rues d'Amsterdam , mais ils avaient cessé de former une
corporation.
Tout en causant, nous venons de franchir le Spui, et voilà soudain
la physionomie de la rue qui change. Nous sommes bien encore dans
la rue Vivienne, mais le boulevard des Italiens a disparu. Les beaux
magasins se succèdent, les étalages sont plus vastes et mieux garnis
que jamais; mais plus de cafés, plus de désœuvrés, de flànem*s, plus
de bayeurs aux corneilles. L'aspect général s'est modifié. Il est de-
venu plus calme el plus sérieux, plus honnête aussi, car l'élément
féminin, celui que les Hollandais nomment volontiers la « cavalerie
légère » , s'y rencontre beaucoup moins. Le samedi toutefois, et
aussi le dimanche^ l'animation est plus grande. Le premier de ces
' Cette lettre se trouve rapportée dans le livre de M. Scheltema intitulé :
Archives de la Chapelle de Fer {hei Archief der Ijseren Kapet). M. Ter Gouw,
dans son opuscule sur la Kaherstraat, parle long^uement de la corporation des
ivrognes.
IM AMSTERDAM ET VENISE.
jours est celui du sabbat, et les jeunes juives, qui en profitent pour
se livrer au plaisir de la promenade, viennent volontiers montrer là
leurs toilettes tapageuses et animer la Kalverstraat de leurs
bruyantes causeries.
Le dimanche, les boutiques sont fermées et les demeures sont
closes; mais le défilé des voitures remplace les promeneurs et
les badauds. Les landaus aristocratiques, les calèches patriciennes,
bourrées de nombreux enfants, dont on voit à travers les glaces les
joyeuses mines fraîches et roses ; les élégants coupés , abritant un
jeune couple ou quelque gracieuse/reii/e aux lèvres souriantes et aux
cheveux cendrés, s'engouffrent dans cette partie de la. Kalverstraai,
escortés par toute une armée de promeneurs et de promeneuses
4ans leurs plus beaux atours. G*est en effet par cette interminable
rue, qui s'ouvre sur notre droite, qu'on se rend au Vondelspark. En
touchant à la Kalverstraat, cette longue voie porte tout d'abord le
nom de ruelle des Saints (Heiligensteeg). Pourquoi? Je ne sais trop,
mais bien certainement ce n'est point à cause de cet élégant por-
tique que nous apercevons à notre gauche, car c'est celui de la
maison d'arrêt et de correction. Sans les statues qui surmontent la
porte et représentent la Justice impassible enti*e deux coupables
enchaînés, on ne devinerait pas toutefois à quelle sorte d'asile
celle-ci donne accès ; son ordonnance est en effet peu sévère, et les
maisons voisines n'ont aucunement Fair d'une prison. Il est vrai
que le corps de logis habité par les détenus n'est pas visible de la
rue, et se trouve caché par les édifices qui l'entourent. Jadis on
employait les prisonniers qui étaient enfermés là à râper du bois du
Brésil : de là le nom de Rasphuis {rasp, râpe) donné à ces sortes
de maisons de correction. Les femmes, elles, étaient occupées à
filer, et c'est pour cette raison que les établissements de correction
qui leur étaient affectés portent encore aujourd'hui le nom de Spin^
huis {spiriy rouet).
La Heiligensteeg aboutit à une petite place tout en longueur,
qui s'appelle un peu prétentieusement place Royale. Puis, cette
place franchie, elle se développe sous le nom de rue de Leyde
(Leidschestraat)^ et nous conduit à la porte du même nom, et après
LA KALVERSTRAAT. 187
avoir traversé le fossé extérieur de la ville, aboutit au Fondelsparky
qui est le bois de Boulogne d'Amsterdam. C'est là que vont les élé-
gantSy les oisifs et les belles patriciennes. C'est là que se rend aussi
la menue bourgeoisie. Carie monde suit le monde ; les uns pour voir,
les autres pour être vus.
Nous voici arrivés à la tour de la Monnaie , c'est-à-dire à l'ex-
trémité de la KalverstraaL C'est ici que jadis se terminait la ville,
et cette tour servait à la défense des remparts. Elle faisait partie de
la porte des Réguliers, ainsi appelée à cause d'un couvent qui existait
au milieu de la prairie. On possède encore bon nombre d'anciennes
gravures représentant cette vieille porte avec son pignon à redans
et ses poivrières à girouettes. Elle avait une grande touniure, comme
toutes les constructions de cette époque.
Lorsqu'on reporta les barrières de la ville de l'autre côté du Singel,
on démolit la Regulierspoort, mais on conserva la tour que nous
voyons encore, et on la surmonta d'un joli campanile noir, avec hor-
loge et carillon. Au pied, on éleva cette grande maison qui devint
une sorte de corps de garde pour la milice bourgeoise. C'est là que
se réunissaient à tour de rôle les différentes compagnies de la ville.
Tous ces braves dont Rembrandt, van der Helst, Govert Flink et les
peintres de la grande époque nous ont conservé la rutilante physio-
nomie, vinrent monter la garde au seuil de ce poste municipal,
au pied de cette longue tour au carillon babillard. La pique et le
mousquet au poing, ils veillaient à la sûreté de leur ville chérie , et
pendant les entr' actes des factions vidaient joyeusement les canes et
les gobelets. Mais, en 1672, quand les Français vinrent jusqu'aux
environs d'Amsterdam, comme la grande cité n'osait plus expédier ses
métaux précieux aux établissements monétaires des autres villes,
on supprima le corps de garde et on installa à sa place un établisse-
ment de frappe. Aujourd'hui, le local a encore changé de destination.
Il est devenu tout bonnement une auberge ; mais il a conservé son
ancienne dénomination, et s'appelle toujours Muntlogement , c'est-
à-dire hôtel de la Monnaie.
De ses fenêtres, nous avons une jolie vue, qui s'étend en partie
sur la Doetenstraat, FAmstel et le Schapenplein y ou place aux
188 AMSTERDAM ET VENISE.
Moutons. La place aux Moutons, la rue aux Veaux (Kalverstraat)
et le petit pont que nous avons franchi tout à l'heure et qui s'ap-
pelle écluse du Petit-Bœuf {Osjessiuis), autant de noms qui en
disent bien long sur la destination primitive de cette partie de la
cité. C'est en effet sur les terrains vagues qui se trouvaient jadis
en cet endroit, que se tenaient au quinzième siècle les marchés aux
bestiaux. Aujourd'hui, c'est presque le Centre de la ville; c'est en
tout cas sa partie la plus animée, la mieux fréquentée et la plus
passante.
AMSTERDAM
Le Dronliegllde (luociatloD dei ÎTrognei).
IX
A TRAVERS LES RUES
(suite).
La Reguliersbrêestraat. — Le Coin du diable. — Le marché au beurre. — Brocanteurs et
bouquinistes. — La statue de Rembrandt et la Kermesse. — h' Amstelstraat, — Les
Juifs. — Allemands et Portugais. — Les Spekjoden, — Le quartier juif. — La Joden^
bréestraat, — La rue aux Puces. — Egouts et cloaques. — Défroques et baillons. —
Rembrandt et Spinosa. — La Sint-'Anthonies bréestraat, — La porte Saint- Antoine.
— La rue du Sang. — Nieuwemarkt et Vischmarkt. — La Zeedyk, — Le pays
des marins. — Femmes et familles d'occasion. •— Un coin de FOrient. — Les
Musicos. — L'Oudekerk, — La Warmoestraat, — Le duc d*Albe et le comte de
Brederode. — Vondel. — La Damstraat, — Une ancienne boutique. — Le Nés, —
Une ruelle endormie. — Orgie bourgeoise. — Les saints noms. — La rue de la Soif. —
La nouvelle digue et la digue de Haarlem. — Physionomie de cette dernière. — La
chasse aux coeurs.
En sortant de la Kalverstraat, la rue qui s'ouvre devant nous
esila Reguliersbréestraat, ou large rue des Réguliers. C'est une voie
très -courte 9 mais vaste, où nous trouvons également une excès*
sive animation. Là encore, les industries de luxe, les bijoutiers et
les fleuristes sont nombreux, mais moins que dans la Kalverstraat,
et l'on voit tout de suite qu'ils ont affaire à une clientèle d'un autre
ordre.
"Les bijoutiers, en effet, n'étalent plus à leur devanture les chaînes
de Paris et les bracelets de Londres. Les boucles d'oreilles émaillées
n'alternent plus avec les rivières de diamants et les broches fiilgu-
rantes. Ce sont les casques d'or qui reluisent au soleil, les ferron-
nières et les frontons, les pendants d'oreilles en filigrane et les
tire-bouchons en spirale ; en un mot , tout l'attirail d'orfèvrerie qui
convient aux beautés campagnardes et aux servantes coquettes.
La Reguliersbrêestraat n*a guère d'histoire connue et ne ren*
190 AMSTERDAM ET VENISE.
ferme point de monuments. Les maisons qui sont sur notre droite et
forment trois ou quatre îlots se nomment, je ne sais pourquoi, le
tt Coin du diable i> (Duivelshoek). Et pourtant elles ne semblent
guère, par leur physionomie riante, légitimer un surnom aussi
terrible. Je puis même vous assurer que toutes ces ruelles qui s'en-
chevêtrent à plaisir sont habitées par de fervents catholiques. Il ne
se passe guère, en effet, de fête un peu carillonnée intéressant
l'Église, sans que toutes ces bicoques soient décorées de su-
perbes drapeaux aux armes et aux couleurs de Sa Sainteté. En
temps ordinaire, ce sont les défroques de ces pauvres gens qui
remplacent les oriflammes, pavillons d'un autre ordre et d'une
nature bien différente.
Mais nous voici sur le Botermarkt , le marché au beurre, ainsi
nommé parce qu'on y vend des oiseaux et des chiens, des casse-
roles et des plumeaux, des images, du fil, des aiguilles, des cages,
des chaudrons, des cornichons et de vieux livres, de vieux livres
surtout, mais dans toute l'année pas une seule livre de beurre.
Tous les lundis , en effet , il se tient là une sorte de bruyant marché
où l'on trafique de tout ce que nous venons de nommer , et encore
de mille autres choses. La place est couverte d'étalages sommaires
et de boutiques montées sur des voitures à bras; et c'est un bruit,
un tapage infernal. Les autres jours , ce sont les bouquinistes qui
occupent le Botermarkt. Leurs massives brouettes et leurs tréteaux
couverts de longues planches , plient sous le poids des vieux bou-
quins. Les in-folio étalent leurs tranches rouges, entamées par le so-
leil, gondolées par la pluie et flétries par la boue, à côté des in-seize,
qui semblent se faire encore plus petits. Tous les textes vivent pêle-
mêle : les cantiques avec les chansons; la Bible coudoyant Faublas;
les livres de chiioirgie étalant leurs brutales indiscrétions auprès
des poëmes les plus doucereux, des bergeries les plus fades. Pour
les langues, c'est la tour de Babel. Les bouquinistes, eux, sont là,
insouciants, jusqu'au moment ou quelque client connu d'eux s'ap-
proche de leur étalage. Alors ils se transforment, gesticulent,
parlent haut, et plongeant à corps perdu dans les grands bahuts
qui leur servent de magasin, ils en ressortent à tout instant rappor-
A TRAVERS LES RUES. 191
tant à la lumière du jour quelque rareté , quelque incunable ense-
veli depuis beau temps dans la poussière de ces profondeurs.
Mais quand on entre en marché, ce sont bien d* autres cris et
bien d'autres gestes. Le marchand est là haletant, Tœil hors dé
Forbite, regardant avec orgueil le livre auquel vous en voulez; le
tournant dans tous les sens, le frappant d'un air amical, en faisant
craquer la reliure ou Tessuyant du revers de sa manche. Il en
demande un gros prix; vous en offrez le quart. Il vous regarde
alors avec une sorte de dédain mêlé de tristesse, et vous fait
un léger rabais. Vous vous éloignez. Il vous laisse partir, mais
tout à coup, à vingt pas de là, vous sentez sa main qui vous
tire par la manche. Il consent à abaisser soq prix; de votre
côté, faites quelque chose. Voyons, vous payerez la moitié de
ce qu'il vous avait demandé dans le principe. Mais il ne peut
descendre plus bas; c'est ce que le volume lui coûte. Son sou«-
rire moitié pleurard et moitié narquois vous attendrira sans doute;
du moins il paraît y compter, car il plisse affreusement son
abominable figure. Vous vous éloignez de nouveau. Il vous laisse
aller avec un soupir. Mais sa poursuite n'est pas ûme ; à cent
mètres plus loin, vous l'aurez encore à vos trousses, vous har-
celant, jusqu'à ce que, vous voyant sur le point de disparaître, il
accepte le prix offert tout d'abord. Vous prenez alors le bouquia^
U empoche votre argent et revient triomphant à son magasin
sommaire.
Je vous ai donné tous ces détails, espérant vous distraire et
empêcher votre attention de se porter vers le nord de la place, du
côté du Reguliersplein. Hélas ! je n'y ai guère réussi, car je vois vos
regards se fixer sur cette brune statue. — Vous désirez savoir quel
peut être ce bizarre personnage? Hélas! c'est Rembrandt qu'on a
voulu représenter là. Pauvre Rembrandt! Du haut des cieux, ta
demeure dernière , si tu aperçois ce monument lugubre chargé de
personnifier ton génie, tu dois avoir une bien pauvre idée des artistes
qui t'ont succédé sur le sol de ta cité chérie !
Vous demandez pourquoi l'on a choisi le marché au beurre pour
y placer cette statue et aussi pourquoi on l'a reléguée dans un coin
192 AMSTERDAM ET VENISE.
de la place? Ma foi, je n'ea sais rien, et je ne puis découvrir à cela
qu'une raison, c'est qu'on anra vouin sans doute procurer à
l'illusti-e artiste une grosse somme de distractions posthumes. Le
Boterniarkl est en effet le lieu où se passent les saturnales de la
Kermesse ; il est du moins le point de la ville ou cette folie fniieuse
atteint son paroxysme.
AMSTERDAM
Les Marchnnda de Ticux livres.
C'est dans la première quinzaine de septembre que la chose a
tieu. A ce moment-là, la place disparaît sous les baraques de
toutes sortes. Femmes colosses, vues panoramiques, spectacles
guerriers, cbiens savants, prestidigitateurs et femmes à barbe,
toutes ces belles industries s'étalent à qui mieux mieux et cberchent
À grand renfort de trombones, d'orgues et de tambours, à-attirer
chez elles une société aussi nombreuse que peu choisie. C'est ub
A TRAVERS LES RUES. lî»
Iforrible tapage, une cacophonie épouvantable, à laquelle viennent
«e mêler tousjles bruits discordants d'une foule en délire qi\i veut,
en quelques heures i liquider une année de retenue et de contrainte.
Voilà pour les yeux et les oreilles. Le nez et le palais ne sont
guère plus favorisés. Les fabricants de gaufres et de poffertjes,
les cabarets en plein vent et les marchands de sur\ sont là en
abondance, criant leur marchandise, vous excitant à en prendre
votre part et au besoin venant vous raccoler par le l)ras. S'ils se
bornaient à ces excitations, les marchands de poffertjes seraient
encore excusables; mais ils empestent l'air de leur abominable
friture, qui, partout où vous allez, vpus poursuit de son odeur nau-»-
séabonde, véritable comjpromis entre le suif des antiques lampions
et la graisse brûlée ; quelque chose d'horrible qui vous prend à la
fois au nez, aux yeux et à la gorge,
: Tout ceci, c'est la Kermesse di; jour, mais celle dé nuit est bien
autre chose : c'est une folie furieuse, une bousculade échevelée, où
le sexe et l'âge ne sont respectés par personne. Les jours de grand
délire, vous voyez toute cette foule ahurie par l'alcool, enragée
par le bruit , grisée par ses propres clameurs , se ruer sur elle-*
même. Les hommes, rudoyant les filles, les décoiffant et les prenant
à pleins bras, les embrassent à pleine bouche ; et les filles, prises de
folie, s'attaquent à tous les hommes. Les joues empourprées par le
schiedam, lés yeux hors de la tête, les cheveux en désordre, les
vêtements souillés de boue , de graisse et de vin , toute cette cohue
insensée passe la nuit à sauter, à danser, à se bousculer, et surtout
' On appelle ainsi les concombres, les cornichons, les betteraves et les oig^nons
confits dans du vinai(jre.Le5ur(zuur) est un grand régal pour les Hollandais des
basses classes. En tout temps et en toute saison, on en rencontre des marchands,
installés au coin des rues, avec une petite charrette portant leurs provisions
auxquelles ils joignent des œwh durs. Moyennant un cent^ on pique avec une
fourchette dans le bocal , et on mange un énorme cornichon ou une. grosse
tranche de betterave. C'est un spectacle à faire dresser les cheveux sur la tête.
Jadis la bourgeoisie hollandaise ne dédaignait pas , elle non plus , ce genre de
régal. 11 y a trente ans, on voyait encore, sous une des galeries de la Bourse, une»
espèce de cave où un nommé Spekman tenait un magasin de ces sortes de.provh*
sions, et les négociants de la ville venaient en famille, s'installer autour de
petites tables d'acajou et se divertir en mangeant des œufs durs et des dornichons*
S5
lai AMSTERDAM ET VENISfE.
à crier dés chansons triviales. Puis, sur les quatre heures du
matin, quand il faut regagner sa demeure et quitter le lieu de
l'orgie annuelle, on aperçoit ces braves gens par groupes de cinq ott
six, battant les murailles, zigzaguant le long des canaux, titubant
à chaque pas, qui s'en retournent chez eux, en nasillant entre deux
hoquets la romance à la mode.
A voir la population hollandaise, en temps ordinaire si calme et
mesurée , on ne soupçonnerait guère qu'elle peut se laisser entraî-
ner à de pareils excès. Dans les premiers temps de mon séjour en
Hollande, je ne pouvais le croire, et je m'indignais assez volontiers
contre MM. les bourgmestres, échevins et conseillers municipaux,
qui parlaient déjà à cette époque de supprimer la Kermesse. Pauvre
peuple! disais-je en moi-même, ces bourgeois enrichis, qui dédai-
gnent tes plaisirs, veulent t' empêcher de t' amuser à ton aise. Depuis
ce temps, j'ai bien changé d'avis; il faut applaudir des deux mains
à la suppression de pareilles orgies ; il faut remercier les honnêtes
magistrats qui ne craignent pas de braver l'opinion et de se rendre
impopulaires pour moraliser leur ville. Avant longtemps, la Kermesse
«l'Amsterdam aura cessé d'être, et j'espère que pas une voix honnête
D^osera protester contre sa disparition.
Toutefois, comme élude de mœurs, c'était une des phases les plus
curieuses de la vie hollandaise. Ces jours-là, les personnes les plus
discrètes, les plus réservées, semblaient prises d'une sorte de vertige}
elles allaient au-devant d'affronts et d'insultes qu'en tout autre temps
elles eussent considérés comme une monstruosité. Je me souviens
d'avoir été témoin, la première fois que j'assistai à la Kermesse d'Ams-
terdam, d'un fait qui m'est toujours resté présent à l'esprit : Je
regardais , avec un de mes amis^ homme considérable et du plus
noble caractère, une sorte de parade qu'exécutaient deux saltim-
banques. A nos côtés se trouvaient trois jeunes filles, âgées de
quinze à seize ans , blondes et fraîches , comme les Hollandaises
savent l'être. Leur maintien était d'une extrême modestie, et tout
en elles respirait une éducation sévère et une grande distinction.
Yint à passer une bande d'ivrognes, se tenant par le bras, répétant
un refi*ain débraillé et bousculant la foule. L'un d'eux aperçut nos
A TRAVERS LES RUES. 197
voisines. S'avançant d'un pas, il prit à pleines mains la chevelure
de la plus jolie, et lui renversant brusquement la tête en arrière,
il appliqua ses lèvres souillées par le genièvre et le cigare sur celles
I
I
de la belle enfant.
a Quoi! m*écriai-je en regardant mon ami, vous tolérez des
borrenrs pareiUes !
— Hé ! que voulez-vous que j'y fasse? me répondit-il fort tran-
quillement ; elle sait bien en venant ici à quoi elle s'expose , et si
elle y vient, c'est que cela lui plaît. »
Je regardai alors la jeune fille, croyant la trouver à moitié morte
de frayeur et de honte. Point du tout ; de l'air le plus candide
et le plus naturel, elle arrangeait ses cheveux, remettait en place
son chapeau déplacé par l'assaut qu elle venait de subir, et souriait
doucement à ses gracieuses compagnes. — J'étais ébahi! Au fait,
mon ami avait pleinement raison. Je me tus et je continuai mon
chemin. Si vous voulez, nous pouvons en faire autant.
Avançons sur le Botermarkt, aujourd'hui tranquille et presque
désert. Cette interminable rue qui s'ouvre sur notre droite, c'est
VVtrechtschestraaty et au bout, cette coupole grise, surmontée d'un
génie et entourée de clochetons , de campaniles , d'aiguilles et de
pinacles, c'est le Paleis voor Volksvlijt, autrement dit, le Palais
de l'Industrie.
Devant nous, voici YÀmstetstraat, qui n'aurait rien de bien
remarquable , n'étaient les deux théâtres qu'elle renferme. Le
premier, qui a nom Théâtre des Variétés, est, malgré son titre
absolument français, consacré à la littérature hollandaise, ou du
moins aux traductions en hollandais des pièces allemandes et fran-
çaises qui ont quelque succès. L'autre, le Grand Théâtre Van Lier,
est cosmopolite : on y joue en français, en hollandais, en allemand,
et même jadis on y chantait l'italien.
Ije Botermarkt et Y Amstelstraat sont, pour ainsi dire, les
postes avancés du quartier juif, où maintenant nous allons péné-
trer. Le personnel des deux théâtres , ainsi que les bouquinistes de
tout à l'heure, sont presque exclusivement des enfants d'Israël, et,
pour peu. que vous laissiez flâner votre, regard dans les ruelles qui
198 AMSTERDAM ET VENISE.
nous entourent, vous pouvez remarquer que les nez accentuent
leur courbure d'une façon tout à fait particulière.
Bien que les juifs d'Amsterdam n'aient jamais étéenfermés dans
un ghetto, comme cela se pratiquait, il y a peu de temps encore^ en
Allemagne et dans bien d'autres pays, ils ont cependant adopté un
quartier qui, de nos jours, a conservé une physionomie toute
spéciale. C'est dans ce quartier que nous allons entrer après avoir
traversé l'Amstel. Mais avant, il n'est peut-être pas inutile de dire
quelques mots sur la population juive d* Amsterdam.
Un jour qu'on demandait à un grand banquier la différence qui
existe entre un juif et un israélite :
— « Au-dessus de trente mille livres de rente , répondit-il , on est
israélite. Au-dessous, on est juif. »
Jamais la sagesse de cette réponse n'a été plus facilement saisis-
sable que dans la ville que nous traversons. Il y a, en effet, une dif-
férence énorme entre le juif hollandais arrivé à la fortune et celui
qui végète dans la pauvreté. Autant l'un est propre, bien élevé,
poli, autant l'autre est sale, grossier et commun. Autant le premier
aime le faste , autant l'autre s'en soucie peu. Il n'est pas jusqu'à
leur physionomie qui ne diffère d'une façon presque absolue. Chez
l'un, le contact de la bonne société, le respect des convenances,
l'étude et la surveillance de soi-même finissent par corriger ce que
les traits ont pour ainsi dire de trop accentué; tandis que chez
l'autre, l'œil devient visqueux et se borde de rouge, la lèvre
lippue s'abaisse , l'expression générale devient basse, presque bes-
tiale. N'étaient les cheveux qui demeurent crépus, et ce nez, ce
diable de nez qui continue ses courbures étranges , on ne pourrait
croire qu'ils appartiennent à la même race et que c'est le même
sang qui coule dans leurs veines.
Mais, pauvres ou riches, aimables ou grossiers, propres ou
teigneux, toute la population juive d'Amsterdam se divise en deux
grandes branches qui non- seulement vivent côte ^ côte sans se
confondre, mais même se détestent cordialement. Ce sont les juifs
portugais et les juifs allemands. Les uns et les autres sont faciles à
reconnaître. Ils ont compliqué leui' nature primitive, des qualités et
A TRAVERS LES RUES. 199
des défauts des races chez lesquelles ils ont séjourné, des pdys où
ils oui vécu , et aussi bien physiquement que moralement , il est
impossible de les confondre. Le juif portugais est svelte, bien pris
dans sa taille; il a les cheveux noirs et le teint brun, Tceil grand et
bien formé, et son nez n'affecte point d'allures fantastiques. Sa
lèvre est mince; ses pieds, ainsi que ses mains, ont conservé une
petitesse toute sémitique. Il soigne volontiers sa personne, aime les
bijoux ; en un mot, il a, malgré son long séjour en Hollande, con-
servé tous les caractères des races asiatiques. Joignez à cela qu'en
contact avec les races latines , il a contracté le goût des arts et qu'il
exprime sa pensée avec clarté et même avec élégance. Presque tous
les écrivains et presque tous les journalistes juifs de mérite auxquels
la Hollande a donné le jour appartiennent à celte fraction du sémi-
tisme néerlandais. L'un des plus illustres poètes qu'aient produits
les Pays-Bas, Da Costa, était un juif portugais.
Les juifs allemands , qu'au siècle dernier on appelait communé-
ment « smousen » (ce mot est une sorte d'injure)', présentent au
physique et au moral des caractères absolument différents. Ils sont
trapus, mal bâtis, avec la tête grosse et les mains énormes. Leurs
cheveux blonds et crépus, leurs barbes rouges sont dans un état de
délabrement spécial. Le défaut d'entretien en fait le réceptacle d'une
foule d'objets les plus disparates. Joignez à cela des vêtements
troués, graisseux et imprégnés des plus détestables odeurs; des
visages lippus et chassieux, des bouches énormes et généralement
édentées, des yeux qui persistent à pleurer toute l'année la Jéru-
salem absente, et vous aurez une idée de cette triste population.
Abjecte de père en fils et de mère en fille, loin de vouloir sortir de
son abjection, elle semble s'y complaire. L'expérience, en effet,
n*est plus à faire. Tous ceux qui, par leurs talents, leurs aptitudes
spéciales ou leur volonté, se sont placés hors de ce funeste milieu,
* Bien que le moi smousen ait élu oouiinuuéaieat employé au siècle dernier,
et san« intention blessante, par un grand nombre d'auteurs pour désigner les
juifs allemands, il convient toutefois de rappeler qu'à son origine ce nom
était,de juiFà juif, une véritable insulte. Smousen est, en eFfet, la corruption
d'un mot hébreu signifiant misérable, homme digne de la mort.
200 AMSTERDAM ET VENISE.
sont devenus des gens de bien et des hommes comme il faut, et ils
sont les premiers à gémir sur cette sorte de lèpre qui s'attache à une
partie de leurs coreligionnaires, et sur l'état de dégradation morale
et physique où ceux-ci s'entêtent à croupir.
' Ces Israélites éclairés, instruits et au-dessus des préjugés ridi-
cules, forment une troisième classe parmi les juifs amsterdamois.
Les deux premières doivent leur surnom à leur pays d'origine. C'est
rhumour hollandais qui a donné à la troisième le nom sous lequel
on la désigne. Ces israélites, en effet, sont appelés plaisamment les
spekjoden (juifs qui mangent du lard). Comme leurs coreligionnaires
français , ils n'hésitent pas à reléguer parmi les pratiques vieillies
toutes les tendances par trop exclusives de leur race, ils savent que
le devoir de ceux qui viennent demander à un peuple une généreuse
hospitalité est de sç plier aux usages et aux coutumes de ce peuple.
Bien accueillis partout, grâce à cette intelligente condescendance, ils
occupent une grande place dans le monde politique et financier, et
aussi dans le monde littéraire. Fait excessivement remarquable,
il n'est presque pas de grand journal en Hollande qui ne compte,
parmi ses principaux rédacteurs, un israélite et un ancien ministre
protestant! Rapprochement bizarre, et qui montre comment sou-
vent les extrêmes arrivent à se toucher. Ces israélites d'élite font,
du reste, tous leurs efforts pour entraîner la population juive
d'Amsterdam dans une meilleure voie. Jusqu'à présent, ces efforts
n'ont point été couronnés de succès; espérons que l'avenir leur
réserve un sort meilleur. Toutefois, ce n'est pa^ à nous de nous
plaindre; car c'est à cet entêtement que nous devons la physio-
nomie toute spéciale, et peut-être unique au monde, du quartier
que nous allons traverser. De l'autre côté de l'Âmstel nous allons
nous trouver, en effet, en plein quartier juif .
Tout en franchissant la rivière, regardez les larges façades et les
longues cheminées qui s'élèvent sur l'autre rive. Ces belles usines,
qui baignent leurs pieds dans la rivière, sont des tailleries de dia-
mants. Exploitée de père en fils par une population industrieuse et
d'une habileté surprenante, la taille des diamants est une de^
richesses de la ville d'Amsterdam, et c'est pour l'ouvrier un des*
A TRAVERS LES RUES.
201:
métiers les plus productif qui soient. Cette' intelligeatè iodustrie est
presque eotièrement entre les mains des juifs. Ceux-ci ont su en faire»
une sorte de monopole, qui se concentre dans un nombre limité de
familles. Les difficultés considérables que piésente ce travail tout
AMSTERDAM
Quartier juif. — La rue aux
spécial, la longueur de l'apprentissage , les aptitudes particulières
qu'il exige, permettent à l'ouvrier d'éloigner tous ceux qu'il ne veut
pas initier aux secrets de sa lucrative profession. Aussi quand le
travail est abondant, l'ouviier est-il le maître de fixer lui-même
202 AI^iSTERDAM ET VEWISE.
son salaire. C'est dire qu'en tout temps celui-ci est fort élevé *. Mais
malgré les sommes considérables qu'ils parviennent à g^afjner de la
sorte, les tailleurs de diamant ne s'étaient montrés, jusque dans ces
années dernières, ni très-fortunés ni fort économes. L'amour de la
bonne chère et des fanfreluches les aidait à dissiper en deux jours
le produit de la semaine, et il n'a fallu rien moins que la décou-
verte des mines du Cap pour les forcer, par l'excès de leurs salaires,
à devenir, pour ainsi dire, des capitalistes malgré eux.
Le petit canal que nous longeons, après avoir dépassé les tailleries
de diamants, porte un nom assez lugubre : c'est le Leprozengrachty
le canal des Lépreux. Il tire son nom de la léproserie qui était jadis
située dans le voisinage, et qui a été transformée en orphelinat. On y
conserve quelques tableaux de mérite, entre autres le chef-d'œuvre
de Ferdinand Bol; mais nous nous occuperons de cela plus tard.
Avant tout, regardez cette grande église qui se dresse devant nous,
avec son portique et ses deux tours badigeonnés en gris. Ce monu-
ment, antique quant aux intentions, et qui fait du reste un fort bon
effet, est l'église de Saint-Antoine de Padoue. Elle appartient aux
catholiques, mais comme elle est au milieu du quartier juif et qu'elle
a été édifiée par un enfant d'Israël, on la nomme communément
Moïse et Àaron,
Sur notre droite, ce vaste bâtiment qui profile ses trois pignons,
c'est l'Arsenal. Vous l'eussiez plutôt pris pour un magasin ordinaire ;
il paraît bien petit et bien mesquin, surtout si nous le comparons à
celui de Venise, où l'on pouvait équiper une galère et armer trois
mille hommes en un jour. Mais, disons-le vite, ce n'est pas en cet
endroit qu'on édifiait et qu'on appareillait les vaisseaux de la Repu--
blique ; c'était sur les chantiers de l'État et sur ceux de la Compagnie
des Indes. Les arsenaux, la ville en possédait six, n'étaient que de
vastes magasins où l'on serrait les approvisionnements d'armes et
' u En 1872, les salaires des ouvriers tailleurs de diamant se sont, dans le
courant de Tannée, élevés de 100 à 200 Vo. » {Verstag over den toesltuid van
handely sclieepwaari en nijverheid te Amsterdam , année 1872.) — En 1873,
le salaire d'un ouvrier ordinaire était de 100 florins (210 francs) par semaine;
les bons ouvriers pouvaient gagner le double.
A TRAVERS LES RUES. 203
de munitions pour être en tout temps prêt à Tattaque de Tennemi
ou à lâ défense de la patrie.
Cette grande place qui s'ouvre sur notre droite porte le nom d'un
avocat juif, qui s'est illustré au commencement de ce siècle : Jonas
Daniel Meyer ; et ces deux grands bâtiments de belle prestance qui
sont situés de chaque côté de la place, ce sont deux synagogues.
Celle de gauche est la synagogue portugaise ; l'autre, celle des Alle-
mands. Elles ont un peu l'air de se regarder comme des chiens de
faïence. On ne dirait guère, à les voir, des temples consacrés à
Jéhovah. On les prendrait plutôt pour de spacieux magasins. N'en
disons point toutefois trop de mal, car Allemands et Portugais sont
très-fiers de leurs sanctuaires, et nos critiques, quelque fondées
qu'elles puissent être, nous vaudraient certainement une méchante
affaire. Entrons plutôt dans celte grande rue tapageuse qui s'ouvre
devant nous Cette fois, nous voilà en plein dans le quartier des
juifs. Certes il n'y a pas à s'y tromper, car sa physionomie est bien
particulière. Grâce à ses habitants, en effet, nous retrouvons, en
plein cœur d'Amsterdam, l'Orient et son activité turbulente. A ne
considérer que les gens qui sont là, on se croirait plutôt à Stamboul
ou au Caire que sur les rives de l'Amstel. Il faut, en effet, à tous ces
enfants d'Israël, la vie en plein air, l'existence extérieure. Ils ou-
blient le ciel gris, la pluie et les giboulées, le brouillard et le vent
froid du nord, pour se prélasser dehors, au seuil de leurs maisons.
Aussi voyez comme la rue est pleine. Les boutiques instaUées en
plein vent ont l'air d'une foire perpétuelle, et les étalages envahis-
sent la chaussée.
lia foule qui va et vient, qui crie et se coudoie perpétuellement, a
tous ces signes extérieurs dont nous parlions tout à l'heure. Ce sont
les doigts et les nez crochus, les cheveux crépus, les yeux pleu-
rards i en un mot, les gens chassieux, teigneux et malpropres dont
nous tracions le trop fidèle portrait. A chaque instant, c'est un
vieillard à la barbe inculte, au dos voûté, à la bouche de travers, qiii
vous frôle, glapissant son horrible réclame ; c'est quelque femme à
l'embonpoint suspect, à la figure boursouflée par une graisse mal-
saine, qui vous barre le chemin. Un faux tour, fait de crin ou de soie,
404 AMSTERDAM ET VENISE.
caché ses cheveux et la rend eûçore plus répiifj^nànte. Toutes s'enlai-
dissent, aussitôt leur mariage, de ce ridicule et sale ornement. C'est
à peine si, dans les deux cents qui sont là, nous en rencontrons une
qui ait quelque apparence de beauté, et pourtant il s'est trouvé
des auteurs pour vanter le type des juives amsterdamoises. Ces
affreuses conimères forment, avec les négociants de la rue, le per-
sonnel de la scène burlesque qui se déroule sous nos yeux, pendant
'qu'accoudés aux fenêtres et aux portes, étalés sur les perrons ou
grouillant dans le ruisseau, jouissant du spectacle de la rue et en
aspirant les senteurs nauséabondes, une foule d'enfants sales à
faire peur, les cheveux emmêlés, couverts de haillons, crasseux
et pouilleux, en semblent être les comparses.
Quel amas de choses innomées, et aussi quel étrange amalgame
que celui de toutes ces industries juxtaposées dans le plus curieux
désordre! Marchands de défroques humaines et marchands de
comestibles, négociants en vieux meubles etfrituriers de bas étage,
tout cela est rassemblé , dans un pêle-mêle incroyablement pitto-
resque.
Ici c'est un vieillard à la barbe blanche , au regard visqueux, qui
étale une garde-robe ci-devant luxueuse , dont la soie est sans reflet
et les plis sans couleur.
^ui nous dira par quelles voies détournées cette robe de bal est
arrivée souillée, éraillée, maculée jusqu'à cette horrible échoppe,
quelle taille elle a serrée, quelles épaules elle a entourées de sa
brillante garniture? Derrière cet éventail brisé s'est dissimulé plus
d'un sourire, et ce chapeau rose aplati a touché jadis des cheveux
parfumés. Ressuscitez par la pensée les formes gracieuses . qui ont
animé toute cette défroque. Ressuscitez aussi tous les vaillants
guerriers dont nous voyons la dépouille : grenadiers^ artilleurs, chas-
seurs et fantassins , dont voici les schakos éculés , les casques de
rebut et les bonnets de police mangés aux vers, jadis vous avez fait
battre bien des cœurs! Naatje et Toontje, Lotje et Kaatje vous ont
adressé de tendres regards et d'amoureux sourires. Qu'êtes-vous
devenus, brillants séducteurs?
Mais continuons d'avancer au.miheu des débris de toutes sortes
A TRAVERS LES BUi:S.
et des produits suspects. Voilà maÎDtenant un friturier de k pire
espèce ; et- lui-là , il n'est guère besoin de nos yeux pour apprécier ce
qu'il vend , les narines suffisent. Tout à côté, c'est un étalage d'és-
AMSTERDAM
Drtrait de Rambrandt.
lampes encadrées, de miroirs et de faïences neuves. Plus loin, sur
une brouette , un concurrent promèae des porcelaines d'occasion
(quelle occasion!), ébrécbées, fêlées et fendillées, des cannes à
206 AMSTERDAM £T VENISE.
épée et des carcasses de parapluie. Puis ce sont les poissons sécbés
et les bonnets de tulle, les statuettes de plâtre et les comestibles les
plus extraordinaires, concombres confits, fromages verts et foies
de veau fumés ^ dont les acres émanations nous prennent à la gorge.
Au milieu de tout cet attirail le sur trône en maître , et , de toutes
. parts, descrisstrident$,desdiscnssion&terriblespouruncenfoupour
moins encore, nous écorchent les oreilles et nous brisent le tympan.
Notez que l'industrie de ce curieux quartier ne se concentre pas
dans la rue ; à tous les étages de ces longues maisons se trouvent
des négociants d'occasion, des industriels au petit pied qui , tout
le jour, produisent et trafiquent, ceux-ci dans le neuf, ceux-là plus
nombreux dans le vieux. Baccommodeurs d'horloges félëes, mon-
teurs et démonteurs de bijoux, banquiers à la petite semaine,
préteurs sur gages, fabricants de lorgnettes, tous ces métiers-là
foisonnent aux alentours. Regardez plutôt les enseignes qui sur-
montent les portes et décorent les façades, précédées pour la
plupart d'un verset en hébreu. Ici, il n'est même pas besoin de
chercher pour trouver. Tout s'offre à vous, surtout ce q[u*on ne
souhaite guère. Lisez plutôt le nom de cette rue qui s'ouvre sur
notre gauche : Flooijenburgerstraat; cela signifie, littéralement tra-
duit : rue du Bourgeois aux Puces ; ou, si vous aimez mieux, tout sim-
plement : inie aux Puces. Vous voilà édifié sur le sort qui vous attend,
si vous y pénétrez. Au bout de cette ruelle, sur l'autre rive du canal,
s'étend tout un îlot de maisons qu'on nomme le Vlooijenbunj
(château ou bourg aux Puces), et cela semble naturel à tout le
monde. La Haye ne renferme-t-elle pas dans son quartier juif une
voie qui se nomme la rue aux Poux?
Ce n'est pourtant pas là le côté le plus mal hanté et le plus négligé
du quartier juif. Pourvoir ses vrais cloaques, que la propreté hollan-
daise rend plus choquants encore, il nous faudrait appuyer sur la
droite. Là nous trouverions, dans des ruelles immondes, décorées
de loques sordides qui sèchent au bout d'un bâton, au seuil de mai-
sous couvertes de crasse et d'ulcères, une population hâve et fétide,
croupissant au milieu d'épluchures innomées. Mais évitons ce
spectacle nauséabond et n'abandonnons point la Jodenbréestraat.
A TRAVERS LES RUES. 207
Découvrons-nous, s'il vous plait, devant cette jolie maison qui
jure avec ses voisines. Ses assises de brique et de pierre, son
attique élégant, son petit escalier de granit suffiraient à excuser
notre attention, si une inscription enveloppée d'une couronne ne
nous disait que nous sommes devant un des sanctuaires de l'art hol-
landais. C'est, en effet, dans cette demeure, à la fois gracieuse et
simple, que Rembrandt habita pendant les plus belles années de sa
vie: c'est là que ce merveilleux génie peignit ses plus belles œuvres
et grava, pour la postérité, ces étonnantes compositions, qui au-
jourd'hui encore nous surprennent et nous ravissent. Il vint s'y
installer au lendemain de son mariage avec Saskia Uylenburg. Aupa-
ravant, il demeurait de l'autre côté du pont, dans la Sint Antho-
nies Brêestraat. Mais la maison était trop petite pour un ménage,
et puis l'artiste espérait dans l'avenir, et le présent lui souriait.
Cette résidence nouvelle n'était-elle pas, du reste, admirablement
choisie? le grand artiste n'avait qu'à lever les yeux pour apercevoir
le superbe clocher de la Ziiiderkerk, lançant dans le ciel son élégant
campanile aux tons chauds et aux formes gracieuses. De sa fenêtre,
il découvrait ÏOudeSchans avec sa merveilleuse perspective dominée
parla tour de Mot%talbaan, et enfin, à ses pieds, ne voyait-il pas
défiler la plus étonnante procession qu'il pût souhaiter ? Les types
les plus curieux et les plus étranges, les gueux, les mendiants, et
toute cette étonnante juivaillerie qu'il a si bien rendue, se succé-
daient tout le jour sous ses fenêtres. Combien d'estampes amusantes
et curieuses sont sorties de cette contemplation? Sa Faiseuse de
pannekoekeriy son Lépreux^ sa Synagogue^ son Vendeur de mort-
aux-rats, sa Femme à la calebasse y son Juif au grand bonnet ^ et
tant d'autres sujets étonnants, il les a trouvés là, dans la Joden-
brêestraat. C'était une mine intarissable pour un génie comme le
sien.
Aussi y demeura-t-il près de vingt ans; et quand il quitta cette
demeure pour aller, amère dérision ! se réfugier au Canal des Roses
(Rosengracht), il avait perdu ce qu'il aimait le plus au monde, sa
femme et son fils ; il avait dissipé sa fortune, et, poursuivi par ses
créanciers, il lui fallait consacrer son avenir à liquider son passé.
20a AMSTERDAM ET VENISE.
Heureusement pour nous, les épreuves les plus, cruelles ne purent
entamer ce vaste génie; et dans ses dernières années conune^au
meilleur temps de sa vie, il ne cessa de produire avec la même
sérénité ces chefs-d'œuvre inimitables, qui sont la gloire de son
pays et l'honneur de son siècle.
Rembrandt n'est point, du reste, le seul hôte illustre qiii ait véca
dans ces parages. Spinoza a dû naître et vivre tout près d'ici. Où?
On l'ignore encore, mais on finira parle découvrir '. C'est dans quel-r
qu'une de ces échoppes qu'il a travaillé , c'est dans quelqu'une de
ces bicoques qu'il a étudié Descartes et imaginé son système. C'est
bien certainement tout près d'ici qu'il a vécu jusqu'au jour où,,
chassé par ses coreligionnaires, qui voyaient en lui un apostat, et
poursuivi par leur haine, il fut forcé d'aller cacher son génie dans
une ville plus hospitalière, où, ironie du sort! le philosophe qui
voulait dessiller les yeux de ses contemporains fat forcé, pour
subsister, de fabriquer des verres de lunettes.
Saint-Évremont, qui le connut à cette époque, nous a laissé son.
portrait : « Il avait, nous dit-il, la taille médiocre et la physionomie
agréable; son savoir, sa modestie et son désintéressement le faisaient
estimer et rechercher de toutes les personnes d'esprit qui se trou-
voient à là Haye. » Imagine-t-on une figure pareille pour un aussi
farouche. réformateur? Il est vrai que, rendu prudent par le traite-,
ment que lui avaient fait endurer les juifs d'Amsterdam, il dissîmu^
lait une partie de son système et ne se livrait pas tout entier à ses
interlocuteurs. « Il né paraissoit point, dans ses cotiversations or<]i-
naires, qu'il eût les sentiments qu'on a ensuite trouvés dans ses^
œuvres posthumes. Il admettoit un être distinct de la matière, qui
avoit opéré des miracles par des voyes naturelles, et qui avait
ordonné la religion pour faire observer la justice et la charité et
pour exiger Tobéissance. »
' Depuis que CCS lig^nes sont écrites, M. Scheltema a découvert le ]ieu de nais-
sauce de Benedictus de Spinoza. « C'est sur le Houtgracht, m'écrit réuiinen^
archiviste d'Amsterdam, dans ]a maison portant la lettre Q et le n* 205, qu'esl
né Spinoza. Cette maison, habitée par J. N. Hergt, est aujourd'hui occupée par
un magasin de porcelaines. »
i
k TRAVEHS LES IllIES.
Cela différait sensiblement de ce qu'il proclama depuis comme
base de sa doctriDc.- Mais laissons là Spinoza et la philosophie, et
continuons notre promenade.
AMSTERDAM
Ln |>oi'te Saiot-Antoioc.
Franchissons le pont-levls, et, tout en passant, donnons un coup
d'œil à i'Oitde Sehaiis, qui s'ouvre devant nous. C'est un des
coins les plus remarquables de la ville. Ce long canal encombré de
2l0 AMStEllDAM Et VENISE.
bateaux, avec ses rives garnies de maisons brunes, avec ses trains
de bois qui cachent presque l'eau i et au loin cette tour moitié
briques et moitié ardoises, rouge et noire, qui coupe le ciel; puis,
plus loin encore, derrière les ponts et les écluses, cette petite
échappée qui donne sur l'Y ; tout cela forme un tableau magique.
Une fois le pont franchi, nous entrons dans la large rue de Saint-
Antoine, dans Sint Anihonies Brêestraat. Nous sommes encore sur
le domaine des Juifs. Je n'ai, du reste, guère besoin de vous le dire,
cela se voit et se sent. Les nez en crochet et les cheveux frisés
abondent; mais, sur les confins de leur empire, les enfants d'Israël
se montrent moins envahissants. Ici les maisons .leur suffisent
presque. Ils ne campent plus dans la rue et ne couvrent plus la
chaussée de leurs étalages fantastiques. C'est à peine si quelques
négociants ambulants se promènent avec leurs brouettes et leurs
éventaires, psalmodiant le prix et le détail de ce qu'ils offrent.
Mais, par contre, de chaque côté de la rue, les maisons sont encom-
brées des industries les plus diverses. Depuis le sous-sol, où l'on
descend par une sorte d'échelle, jusqu'au grenier, tout est boutique.
Chaque étage renferme un commerce et un commerçant. Que les
habitants, toutefois, ne nous empêchent pas de regarder la rue, et
que les maisons ne détournent point notre attention de cette petite
poite qui se trouve sur notre gauche et de la petite citadelle que
nous apercevons au loin. La porte, avec ses ornements funèbres,
ses crânes et ses ossements en croix, ne manque pas d'un certain
caractère. Elle date du dix-septième siècle et donnait accès jadis
dans le cimetière de la Zuidektrh, Aujourd'hui les cimetières sont
hors la ville, et c'est miracle que cette entrée, avec ses insignes de
la mort, n'ait point encore disparu.
Quant à la petite citadelle, c'est l'ancienne porte Saint-^Antoine*
Bien qu'elle ait changé, de destination, elle a vraiment encore une
belle tournure. Ses grosses tours et ses tom*elies, ses meurtrières et
ses toits pointus réjouissent le regard) et forment une agréable
perspective.
Elle fut construite en 1490. Une pierre, qui se trouve encadrée
dans la façade postérieure, en fait foi. En ce temps-là^ la ville
À TRAVERS LES RUES. 211
n* allait pas plus loin • Amsterdam s'arrêtait là . La rue où
nous sommes, le quartier juif, et toute la partie du sud-est de
la ville, n'existaient point. C'étaient de gfrandes prairies, des
polders tonfliis, où les vaches noires et blanches paissaient trau*
quiUement.
Aujourd'hui la vieille porte, qui se trouve enfermée au centre de
la cité, a répudié ses allures guerrières. Jadis, elle dominait les
fossés de la ville et s'appuyait sur de fortes murailles. Mais depuis
longtemps les remparts ont disparu et les fossés comblés ont fait
place à un double marché qui, d'un côté, se nomme Marché Neuf
{Nieuwemarkt)^ et de l'autre, Vichmarku c'est-à-dire Marché aux
Poissons. Le Marché Neuf est une grande place, peu régulière, mais
très-pittoresque, à laquelle vient aboutir le Kloveniers burgival ou
fossé des Arquebusiers. Ce grand canal bordé de larges quais, avec
ses arbres et ses maisons, ses ponts et ses bateaux, et son animation
constante, offre une perspective tout à fait réjouissante. Les vieilles
maisons qui le bordent penchent en avant leur pignon de travers et
mirent leurs noires façades dans les eaux épaisses et verdâtres. Leurs
rangées titubantes se continuent sur la place, qu'elles entourent
comme un cercle de vieux troubadours avinés. La plupart, en effet,
ont des entablements qui ressemblent à des panaches, ou sont
coiffées de pignons à redans. Leurs assises de pierre et de
brique , leurs modillons sculptés , leurs enseignes ou leurs
armoiries incrustées dans la pierre, leurs fenêtres à petits car-
reaux, semblent nous dire, en vieux langage, les faits et gestes
du temps jadis, et nous fredonner les antiques ballades de la reine
de l'Y.
Que de choses, en effet, se sont passées sur cette place et que
d'événements pourraient nous raconter toutes ces vieilles maisons !
Cette étroite ruelle que vous voyez à gauche , qui vous semble
triste et sombre, dont l'entrée parait froide et humide comme celle
d'une cave, où l'air et le soleil n'osent presque pas pénétrer, porte
un nom sinistre. On l'appelle la rue du Sang {Bloedstraat). C'est
dans ce recoin de la ville qu'habitait la sainte Inquisition. Plus
loin, se trouvent 1^ rue d^s Moines et la ruelle de la Courtine
212 AMSTERDAM ET VENISE.
{Gordijnsteeg). C'est au milieu du Nieuwemarkt qu'avaient lieu la
plupart des exécutions. C'est là encore que, dans ces derniers
temps, on pendait les criminels. Aujourd'hui ces spectacles fu-
nèbres ont disparu pour toujours, et la Néerlande, en proscrivant
la peine de mort de ses lois répressives, s'est placée à la tète des
nations civilisées.
Mais le Nieuwemarkt conserve dans son histoire bon nombre
de souvenirs moins lugubres. C'est dans une de ces jolies maisons
qu'habita Bartlwlomeus Van cler Heist, le grand peintre de la
bourgeoisie patricienne , le portraitiste par excellence des élégantes
et des puissants d'Amsterdam. Tout ce que la grande cité possédait
alors d'illustre et de riche vint poser dans son atelier. Grâce à bii,
nous revoyons aujourd'hui vivante et animée cette société hollan-
daise qui, depuis plus de deux siècles, goûte l'éternel repos.
Le Marché aux Poissons, qui se trouve derrière la vieille .porte
Saint- Antoine , est une constniction commode, bien installée et
qui, au point de vue utilitaire, est biçn supérieure à la Peschiera
de Venise. Mais, par contre, les étalages qu'on y voit n'ont pas
cet aspect pittoresque qui nous a tant réjouis. C'est à peine si le
cabillaud et le saumon, la sole et la plie, l'anguille de mer et le
hareng, qui en forment les hôtes ordinaires, peuvent compter sur
la visite accidentelle de quelque monstre exceptionnel.
Disons, du reste, qu'Amsterdam n'a pas non plus, pour les
produits de sa pêche, le fanatisme que Venise nourrit pour les
hôtes de l'Adriatique. Le poisson de TY ne se mange guère à
Amsterdam, et les belles pièces prennent, pour la plupart, le chemin
de Cologne ou celui de Bruxelles. Il est presque rare de voir du
poisson frais sur une table amsterdamoise. Une ou deux fois par se-
maine au plus on en mange dans les familles ; et les restaurants et
les tables d'hôte de la ville n'en ont guère que le vendredi, à cause
de leurs hôtes catholiques. Seul le hareng, quand il arrive, fait ex-
ception à cette règle presque générale. Pour celui-là, il n'y a ni
fêtes ni dimanches. C'est un hôte désiré qu'on attend avec impa-
tience; aussi, dans la saison, veut-on le voir sur sa table chaque
jour et presque à chaque repas.
A TRAVERS I.KS RUES. . 213
A côté du Fisckmarkt s'ouvre une longue i-ue, bruyante et pas
trop large, que nous allons suivre quelque temps. C'est la Zeedijk,
la digue de mer. Rien que ce nom nous indique ce qu'était la nie
dans son principe. Aujourd'lini, le voisinage du port lui donne
encore une pbysionomie toute spéciale. C'est dans ce quartier, en
effet, que les marins, au retour de leurs longs et périlleux voyages ,
AMSTERDAM
lentolirs du nnarlier jiiil.
logent et vivent en attendant un nouveau départ et de nouvelles
pérégrinations à entreprendre. Aussi magasins et boutiques sont-ils
encombrés de tout ce qui est indispensable ou nécessaire, utile ou
même agréable aux bdtes babituels de la mer du Nord et de
rOcéan. Les maisons elles-mêmes sont agencées de façon à pouvoir
leur offrir des logements en harmonie avec leurs besoins et leurs
ressources. A chaque instant, vous voyez sur une porte : Zeemanlo-
gement, écrit en grosses lettres. Et quelquefois, sur le seuil de la
214 AMSTERDAM ET VENISE.
maison, ou apparaissant aux fenêtres des divers étages, les figures
bronzées de loups de mer, jeunes ou vieux, mais toujours désœu-
vrés, dépaysés, et comme étonnés de se trouver transplantés sur
le « plancher des vaches » .
Ce n'est point tout, en effet, que d'être à terre, il faut encore savoir
où, comment et avec qui s'amuser. L'argent dépensé seul ne soucie
guère. Il semble qu'on n'en ait point assez vite raison; donc, il
faut a de la société » , des amis qui vous aident, et certes ces gens«
là ne manquent point. On m'a même assuré que plus haut dans la
rue, dans certaines maisons qui sont auprès du port, le marin, au
retour de ses lointains voyages , pouvait obtenir à prix réduit une
famille complète et un ménage organisé. Pendant tout le temps
qu'il demeure à terre, il peut se prélasser au milieu des fades
senteurs d'un intérieur pauvre. Il a compagnie pour aller au
dehors et pour demeurer au logis ; parents de rencontre et amis
d'occasion qui l'aident de toutes leurs forces à dissiper son épargne.
Lui, le pauvre isolé, s'applaudit de trouver de si vives sympa-
thies sur sa route, et l'argent sort de son gousset pour abreuver
ces sincères affections. Mais, un beau jour, la bourse est à sec ;
il faut de nouveau partir. On signe un nouvel engagement et l'on se
met en route. Les amis vous font la conduite à bord; on s'embrasse
et quelquefois on pleure ; on boit au moins dix fois le dernier verre
d'adieu. Tout ému, on se frappe dans les mains, on se crie : u Au
revoir. » Et le pauvre matelot égaré au milieu des mers songera
plus d'une fois à ces affections improvisées; il reverra dans son
esprit cette chambre enfumée, et son cœur, ému par le souvenir de
ces jours passés u en famille », laissera échapper un soupir à
l'adresse du bonheur entrevu de cet entourage de rencontre.
Mais tournons, s'il vous plaît, à gauche; prenons la Vredenburq
steeg, traversons ce petit pont de bois, et regardons à notre droite.
Nous nous trouvons en ce moment sur l'un des points les plus pitto-
resques qui soient à Amsterdam. Je sais qu'en disant cela je vais faire
frémir plus d'un honnête Amsterdamois ; mais qu'importe! Ces
grandes maisons décrépites et lépreuses, qui baignent leurs pieds
dans l'eau et décrivent une courbe bizarre ; ces mille fenêtres qui
A TRAVERS LES RUES. 215
les percent en tous sens, ces amas de fleurs qui semblent des jardins
suspendus, ces vérandas, qui ont tout l'air de moucharabis, donnent
à ce côté de VOude Zijds Achter Burgwal une physionomie toute
spéciale. Forcez un peu les couleurs, foncez le bleu du ciel, enso-
leillez fortement les maisons, soulignez les ombres d'un trait noir,
et vous vous croirez à Gonstantinople ou à Venise, jamais à Am-
sterdam.
En continuant votre chemin, le petit pont qui coupe VOude Zijds
Voor Burgwal nous offrira un spectacle à peu près analogue. Ces
canaux sans quais, qui font le désespoir des voisins^ font la joie du
coloriste; ces eaux vertes, ces maisons dont la brique perce sous la
couche de plâtre, ces boiseries noires ou grises, ces vitrages qui
accrochent les lueurs du ciel et les reflets de l'eau, fournissent à
l'aquarelliste les plus magnifiques motifs qu'il puisse souhaiter.
En descendant du pont, nous revoilà dans le quartier des marins.
Ces maisons, à droite et à gauche, à l'air sombre et peu engageant,
ce sont des musicos. Elles n'ont guère l'apparence, avec leurs bou-
tiques borgnes préservées du jour par des rideaux de cotonnade
rouge, de temples élevés aux Muses. Revenez-y le soir. Leur aspect
n'est plus le même. Les disciples d'Euterpe et de Terpsychore s'y
sont donné rendez-vous. Des orchestres indisciplinés écorchcnt sur
tous les tons et rarement en mesure les valses de Strauss et les
polkas d'Offenbach. Le Beau Danube bleu ou les refrains de la
Belle Hélène mettent en mouvement les énormes bottes des ma-
telots et les souliers ferrés des gens du port. Les hourras accom-
pagnent cette cadence bizarre faite de secousses imprimées au
plancher. Et toute cette foule s'agite au milieu de tourbillons de
fumée, entretenant son ardeur avec force verres de schiedam et sa
soif par une consommation déréglée d'œufs durs et de concombres
confits. Tristes plaisirs, direz-vous, que ceux goûtés de la sorte
dans une atmosphère empestée par le genièvre et le tabac ; tristes
plaisirs en effet, et malgré cela il semble que ce soit un paradis,
tant ces braves gens s'y rendent avec ferveur, et tant surtout ils
ont de la peine à le quitter.
\ Si nous longeons pendant quelques instants VOude Zijds Voor
21G AMSTERDAM ET VENISE.
Burgwaly nous n'allons pas tarder à nous trouver derrière ÏOude^
kerk. C'est un charmant tableau que celui qui s'offrira alors à nos
yeux. La vieille église, avec ses grandes baies ogivaîes et ses toits
inclinés en tous sens, avec son beau clocher noir et son horloge
dorée, semble émerger du feuillage. A ses pieds s'étend une gra-
cieuse petite place qu'entourent de vieilles habitations presque
contemporaines de l'église. Ajoutez à cela le canal qui reflète les
maisons, les arbres et le ciel, et un petit pont de bois qui coupe
le canal; tout cela se compose admirablement et forme un dé-
licieux point de vue, qui ne peut manquer de nous retenir quelques
minutes.
Si vous faites le tour de l'église, ne manquez pas de remarquer
les portes latérales. L'une est d'un beau style gothique, avec des
armoiries à profusion, et l'autre, qui appartient à la Renaissance,
est charmante de dessin «et d'un goitt excellent. Mais nous voici de
nouveau dans une des grandes artères de la cité; c'est la /Finr-
moestraat ou rue aux Herbes, jadis l'une des plus célèbres de la
ville, l'une des plus passantes et des mieux fréquentées, u La peu-
plée et marchande rue aux Herbes, comme dit Gaspar Barleus ^, où
les maisons sont extrêmement chères et les places fort étroites. Là
demeurent pesle-mesle les orfèvres, horlogers, joailliers, tapissiers,
lapidaires, fourbisseurs, armuriers, sculpteurs, estaisniers, les mar-
chands de vin, de toiles, de draps, de soye, peletîers, chapeliers,
passementiers, droguistes, apothicaires, ciriers et infinies autres
sortes de marchans et artisans. » C'est par cette rue que Marie de
Médicis fit son entrée dans Amsterdam. Le conseil communal, qui
voulait l'éblouir, lui fit prendre ce chemin pour qu'elle pût juger
d'un coup la population d'Amsterdam, sa richesse et son industrie.
Au dix-septième siècle, en effet, la JVarmoestraat jouait le r6le
que remplit de nos jours la Kalverstraat ; et cela se comprend.
A ce moment toute l'activité de la ville se portait vers la mer ;
* Marie de Médicis entrant dans Amsterdam, ou Histoire de la réception faictc
à la Reyne mère du Roy très-chrestien par les bourgmaistres et bourgeois de la
ville d'Amsterdam. Gaspar Barleus, Auisterdaiu, 1G38.
A TRAVERS LES RUES. 217
c*est donc entre le port et le Dam que se trouvait tout le mouve-
ment, et la fFarmoestraat , qui reliait la Bourse aux docks de
l'Est et aux rivages de VY, était le chemin obligé des armateurs^
des spéculateurs, des flâneurs étrangers et des négociants de
la ville.
Aujourd'hui que le centre de la vie s'est déplacé, qu'Amsterdam
s'est étendue dans tous les sens, que les routes nouvelles et les che-
mins de fer ont remplacé la navigation amoindrie sinon disparue, il
ne faut pas s'étonner que la fFarmoestraat nous semble moins
animée qu'au temps de Marie de Médicis. Les maisons, elles aussi,
ont perdu leur ancienne splendeur. On a peine à se figurer qu'elles
aient été les plus aristocratiques de la ville, et que le duc d'Albe,
tout-puissant maître du pays, ait tenu à y loger. C'est à Thôtel de
Tournay, au coin de la Tapenbrugsteeg , qu'il habita en 1573, dans
les années néfastes où la tyrannie espagnole essayait de noyer Tin-
dépendance batave dans un fleuve de sang. Un peu plus haut,
auprès de Sint-Janstraat , chez Gornelis Loefszoon (si j'ai bonne
mémoire), logea, en 1567, le comte de Bréderode, et c'^st aussi
tout près de là qu'est né le célèbre poète Bréderoo, qui eût pu être
le Molière de la Hollande si sa muse,
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente ,
n'eût préféré suivre une voie infiniment plus rabelaisienne.
Mais la renommée de tous ces illustres habitants, grands seigneurs
et poètes, se trouve singulièrement éclipsée par celle de ce bon
vieillard qui, pendant vingt ans de sa vie], vendit des bas à ses
concitoyens et tint boutique au coin de la fFarmoestraat et de la
ruelle du Vieux-Pont (Oudebrugsteeg). Cet honnête négociant conti-
nuait là le commerce de sa famille, mais son esprit était ailleurs.
Dans son imagination merveilleuse, les héros et les dieux apparais-
saient éclatants de gloire et resplendissants de lumière ; et quand
le bonhomme racontait ses visions, il le faisait dans un merveilleux
langage, que nul n^a surpassé depuis. ^Ses confrères le traitaient de
rêveur ; et ses clients , qui ne comprenaient rien à ses élans poéti-
sa
218 AMSTERDAM ET VENISE.
qties, le quittèrent. Les affaires alors marchèrent de mal en pis, d'au*
tant que le pauvre homme s*attaqua à forte partie. Ne s'était-il pas
avisé, lui petit négociant, de s^indigner du meurtre d'Oldenbarneveld
et de conserver au fond de son cœur une dette de reconnaissance pour
ce grand citoyen? Il osait, lui simple poète, résister aux Gomaristes
triomphants. Était-ce donc parce qu'il avait traduit Virgile, Horace
et Ovide, parce qu'il était l'auteur de trente tragédies, les plus belles
qu'on eût écrites dans sa langue, qu'il lui était permis de relever
la tête et de dire hautement son opinion? Certes cela ne pouvait
être admis. Tolérer semblable chose eût été de la dernière impru-
dence. Que serait devenu le prestige de l'argent, s'il eût suffi
d'être un grand poète pour se rébellionner contre l'autorité d'un
synode et l'infaillibilité des Predikants? Aussi, non-seulement le
pauvre homme fut ruiné, mais encore traîné devant les juges et,
qui pis est, condamné. Disons cependant, à la louange d'Amster-
dam, que Jooste Vondel, le plus grand poète de la Néerlande, ne
mourut point de faim. Grâce à la bienfaisance d'un bourgmestre, il
obtint au Mont-de-Piété un petit emploi, qu'il conserva jusqu'à la
fin de sa vie; et ni la calomnie ni les démarches incessantes de ses
ennemis ne purent lui ravir le pain destiné à soutenir ses vieux
jours.
Mais nous voici revenus au Dam. Nous ayons parcouru tout le
centre et tout l'est de la ville. Il nous reste maintenant les rues du
nord-ouest. Elles sont peu nombreuses , et ce ne sont pas les plus
intéressantes; aussi avant de nous y engager nous donnerons, s'il
vous plaît, un coup d'œil à deux voies qui s'ouvrent auprès de nous,
et méritent bien un regard.
La première, cette vaste rue qui s'étend à notre gauche, est la
Damstraat. Nouvellement élargie, en grande partie reconstruite,
elle a perdu tout caractère et ne conserve guère de souvenirs du
vieux temps. Nous n'en parlerions pas sans un certain passage cou-
vert, qu'il nous faut signaler à votre attention. Ce passage est tout
en granit, construit dans le goût de ces années dernières; nous nous
abstiendrons d'en juger l'architecture, mais nmis le traverserons
pour arriver à une petite boutique qui se trouve tout au fond, dans
À TRAVERS LES RUES. ild
la inielle de la Flèche, Pijlsteeg. Le propriétaire de cette échoppe
porte iin nom doublement célèbre et dans l'industrie et auprès des
g[Ourmets : c'est là que ses ancêtres ont commencé le commerce qui
devait leur acquérir une fortune immense et une renommée univer-
selle. Il est/ en'effet, peu de pays au monde où le nom de Wynand
Focking ne soit parvenu. Il n'est guère non plus d'amateurs de
liqueurs fines dont ces quatre voyelles et ces neuf consonnes ne
chatouillent agréablement l'oreille.
Entrez dans cette boutique, que surmonte une vieille enseigne
représentant l'Hercule traditionnel ; vous y trouverez tout dans le
même état et à la même place qu'il y a un siècle et demi. Ce sont
les mêmes petits carreaux laissant filtrer un demi-jour tamisé par
des vitres verdâtres. Ce sont les mêmes rayons chargés d'énormes
bouteilles ventrues, qui font rêver à Gargantua. C'est le même
comptoir avec son petit baquet dans lequel on rince les verres, et
ceux-ci ont conservé la forme de leurs aines d'il y a cent ans. Rien
n'est changé. On dit même que la femme qui nous sert en ce moment
date aussi de l'autre siècle. Je n'en crois rien, quoique depuis dix
ans que je fréquente la -maison, je Taie toujours vue à la même
place, avec la même coiflure, le même collier, la même robe et le
même sourire.
L'autre rue qu'il nous reste à voir dans ce quartier s'ouvre en face
de la PTarmoestraat. C'est le Nés. Nom singulier, n'est-il pas vrai?
pour des oreilles françaises. Le Nés, qui fait pendant à la Kalver-
straat, de l'autre côté du Rokin, est une des rues les plus bizarres
de la ville. Elle est pour la population civile et commerciale ce que
la Zeedijk est pour les marins et les gens du port. En plein jour,
vous la trouverez assez insignifiante, étroite, pas trop propre,
ensommeillée, si je puis m'exprimer ainsi ; car elle ne parait guère
s'éveiller que le soir. Les maisons en sont délabrées, on sent partout
la négligence, l'insouciance, le manque d'ordre, comme dans une
chambre non faite où dans les coulisses d'un théâtre. Tel est l'effet
qu'elle nous produit.
Le soir tout cela change. Les lumières teintent partout les car-
«
reaux en rouge. A travers les portes et les croisées entr'ouvertes
28.
220 AMSTERDAM ET VENISE.
s'échappent des harmonies étranges. Les pianos font entendre
de bruyantes mélopées et accompagnent les chansons en vogue.
A mesure que la soirée avance, les passants se font plus nombreux,
et les magasins ont depuis longtemps éteint leurs becs de gaz
dans tout le reste de la ville, que le Nés, continuant d'être
éclairé, conserve son air de fête et de bruyante gaieté.
C'est dans cette aie, en effet, que résident les principaux cafés
chantants de la ville ; on y trouve en outre un ou deux petits
théâtres, une salle de bal; il n'en faut pas plus pour lui donner une
nocturne animation, qui du reste contraste vivement avec les atti-
tudes silencieuses et recueillies des petites ruelles aboutissantes.
Celles-ci ont en outre des noms qui s'harmonisent mal avec un
aussi bruyant voisinage. Lisez ces noms*: c'est la ruelle de Saint-
lierre, celle des Ermites, ou encore la petite rue des Cellebroeders
ou Frères de la vie commune. Une seule dans tout cet écheveau
parait bien nommée, c'est la Nadorststeeg, rue de la Soif ' . Celle-là
est bien à sa place auprès du Nés, Quant aux autres/ avouez que
leur appellation est assez singulière.
Pas plus singulière toutefois que celle dç la rue que nous allons
parcourir maintenant, et qui se nomme la, Nieuwedijk, La Nieuwc"
dijky ou Nouvelle Digiie^ qui commence au Dam pour se terminer
à l'extrémité du Singel, est en effet, avec la PFarmoestraat, la
voie la plus ancienne de toute la cité. Toutefois, rue de grand
passage et de commerce, elle s'est toujours tenue au courant
des réformes, et n'a conservé que peu de vieilles façades et de
monuments anciens. Pour attirer les chalands, les commerçants
ont sans cesse rajeuni leurs devantures, en sorte que la Nouvelle
Digue, aux yeux de l'ignorant du passé, justifie assez bien son
nom.
Il n'en est pas de même pour la digue de Haarlem {Haarlemmer^
1 Ce qui rend ce noin plus étrange à la place où il se trouve, c^est que la
nadorst est une soîf toule spéciale qu'Olinger définit de la façon suivante :
u Soif qui suit ordinairement une débauche faite la veille. » Est-ce un avertis-
sement pour les buveurs de ce qui les attend le lendemain, s*ils pénètrent dans
le Nés?
A TRAVERS LES RUES. 221
dijk)^ à laquelle aboutit la Nieuwedijk, et qui, bien que beaucoup
plus récente, paraît beaucoup plus âgée. Celle-ci a en effet conservé
les façades du vieux temps. Les maisons y sont pressées, seiTées,
entassées et peuplées depuis les sous-sols jusqu'aux combles. Il
n'est guère, dans toute la rue, de cave qui ne soit boutique. On des-
rend à ces antres malsains par de véritables échelles. C'est là que
s'abritent les pauvres gens que la misère cantonne dans les petites
industries, marchands de ferraille, de pommes de terre et d'eau
chaude. Au-dessus de leur tête, les voitures roulent et les maisons
s'allongent. Et celles-ci, qui datent d'un siècle ou deux, ont conservé
les pignons à redans et les attiques pointus. Les frontons Louis X(V^
ornent encore leurs sommets. Les perrons de granit coupent tou-
jours les trottoirs, et les enseignes sérieuses ou cocasses, incrustées
dans la pierre, continuent d'émailler les devantures des magasins.
La Haarlemmer Dijk est du reste un des points les plus animés de
la ville. C'est un passage obligé pour quiconque va du chemin de
fer hollandais au Dam, et réciproquement. Omnibus, vigilantes,
équipages et charrettes se succèdent sans interruption ; sans compter
les piétons, qui longent les maisons, évitant les chocs et les écla-
boussures.
Mais si en temps ordinaire la Haarlemmer Dijk regorge de pas-
sants, que dire de la foule qu'on y voit le troisième lundi du mois
d'août? Ce jour-là les trois quarts de la ville s'y portent. C'est une
cohue sans pareille. Pourquoi? — Vous ne sauriez jamais le deviner.
— C'est parce qu'il y a pour le moins cinq ou six siècles, les sei-
gneurs d'Amstel avaient coutume, ce jour-là, d'aller chasser aux
cerfs dans la forêt de Haarlem. Le bon populaire amoureux de
spectacles et de processions princières s'assemblait là, pour voir le
départ des chasseurs et assister au défilé du retour. Depuis ce
temps-là, les sires d'Amstel ont cessé d'être. La forêt de Haariem a
été remplacée par un parc anglais, et les cerfs sauvages par des
chevi*euils apprivoisés. Mais rien n'y a fait, et le bon peuple va
toujours voir s'ils viennent.
C'est là un de ces détails qui, mieux qu'un gros livre, font com-
prendre la ténacité d'une race et son inébranlable obstination. Il est
232 AMSTERDAM ET VENISE.
vrai -qu'on s'est consolé de cette attente toujours vaine par un ca-
temboui-. La promenade de jadis se nommait Her tjesda^, le jova des
cerh. Aller à cette promenade Se nommait Hertjeyagen , chasser le
cerf. On a changé une lettre. Maintenant on dît Hartjesjagen, ce qoi
veut dire chasser anx cœurs. Et de fait, dans cette joyeuse assem-
blée, on échange plus d'un amoureux coup d'oeil et plus d'un tendre
propos.
Voilà notre course à travers les rues tei'minée. Nous l'avons bien
écourtée sans doute; notre cadre toutefois ne nous permettait
guère d'en dire plus long. Il nous reste maintenant à parcourir les
canaux.
AMSTERDAM
ml des «eigaeun au dix-sejiLiciiic siiolc.
SUR LES QUAIS
L'AmsCel et ses trois noms. — Le Roktn. — La Banque. — Arti et ÀmicUiœ, — * Fêtes sur
Teau. — Le Kloveniers burgwaL — Le Musée yan der Hoop et le Trippenhuis, — -Lc^
peintres du rieux temps. — Tableaux et gravures. — Tétje Boen. ^- La Compagnie des
Indes. — Une église wallonne. — Le palais de PAmirauté. — Les trésors de Thôtel do-
ville. ^- Cuiiosités et tableaux. — Le Heerenlogement, — Le quai des fabricants de cer-
cueils. ~- IjC groene burgwaL — Asiles de bienfaisance. •— Le Binnen. — La ville et
les prairies. — Cunti'aste. — Le SingeL — Marché aux fleurs. — - Le Heerengracht, —
■ Ingenîo et labore. • — Les petites maisons de Gronihout. — Galeries et collections. —
Le Keizersgracht, — Félix merith, — Le Musée Fodor. — La Westerkerk, — Le doc-
teur Tulp et Bilderdijk. — Le Westermarkt, — Le Prinsengrucht, — Le parc et le jar-
din zoologique. — Les grands bassins de l'État. — L*École des mousses. ^-La maison
de Buîter. — La reconnaissance du peuple. -^ LaTonr des pleureuses. — Zaandaui. —
La Chine de la Hollande. — Hystérie de propreté. -^ La cabane de Pîcri-c le Grand. —
Retour. — La Willemspoori et le Vondelspark»
Nous avons vu que Venise était divisée en deux parties à peu
»
près égales par son Grand Canal; il en est de même d* Amsterdam.
La « Venise du Nord *» est coupée en deux par TAmstel, bien
autrement vaste et large que la grande artère vénitienne, mais qui,
comme celIé-ci, affecte la forme d'un S.
Dans sa course à ti^avers la ville , TAmstel prend trois noms. II
s'appelle d* abord Binnen Jmstel, ce qui signifie Amstel intérieur,
nom qu*on abrège souvent en disant seulement Binnen. Puis, entre
les anciens murs de la ville et le Dam, on le nomme Rokin; et
enfin, après qu'il a franchi le Dam, dans l'espace qu'il parcourt
entre cette place et l'Y où il va se jeter, on le nomme Damrak, ce
qui signifie coude ou tournant du Dam . Les Amsterdamois , eux ,
désignent le tout sous un seul nom : f Fa ter, l'eau. Et en effet, pour
les habitants de la grande ville, l'Amstel n'est-il point l'Eau par
22i AMSTERDAM ET VENISE.
excellence? N'est-ce pas, pour ainsi dire, de ses flots qu'est sorti
ce hameau de pécheurs^ qui devait, dans la suite, devenir une
cité glorieuse, et la ville n'a-t-elle point emprunté le nom de sa
jolie rivière pour s'en parer et le rendre à jamais célèbre? Amste^
lerdam^, d*où Ton a fait Amsterdam, signifie, en effet, « levée
des habitants de TAmstel. » La ville doit à la rivière et sa vie et son
nom, c'^est plus qu'il n'en faut pour justifier sa reconnaissance.
Si r Amstel affecte , sur les cartes , la même forme que le Grand
Canal, par contre il ne lui ressemble guère. Tout d'abord, il a des
quais, et rien que cela suffirait à lui donner une physionomie fort
différente de celle de son collègue vénitien , si ponts , maisons ,
bateaux, grands arbreS', promeneurs, voitures, et le reste, ne
venaient augmenter encore la dissemblance de ces deux nobles
rivaux.
Vous connaissez déjà le Damrak. C'est par là que nous sommes
entrés en ville. Nous avons suivi son quai pour arriver jusqu'au
Dam, nous n'y reviendrons pas. Mais il nous reste à parcourir le
Rokin et le Binnen AmsteL
Le Rokin est la partie la plus étroite de l'Amstel. Là le fleuve
semble se faire petit et s'amincir pour passer sous le Dam. Avant
et après le passage , les rives se rapprochent ; mais jamais , même
dans cette partie, la plus étroite de son parcours, l'Amstel n'a
moins de cinquante mètres de large. Dans les parties les plus favo-
risées, l'écartement de ses rives double cette distance et va même
au delà.
Ce sont là , vous le voyez , d'autres proportions que celles du
Canal Grande^ qui, lui , ne possède jamais plus de cinquante mètres,
même dans les endroits où il atteint sa plus grande largeur. Mais
ces proportions différentes sont bien la nniindre différence qui
existe entre les deux grandes voies. Sur le Rokin, plus de palais de
marbre, plus de façades fouillées, plus de balcons à jour. Partout
1 Amstelodam , Amstelodamus , Amsteiredam , et encore deux ou trois autres
variations du nom, sont employés indifféremment jusqu'au milieu du dix-hui-
tième siècle pour désigner la capitale de la Holladde. Aujourd'hui on ne dit
plus qu'Amsterdam.
SUR LES QUAIS. 22S
la brique sombre relevée par des boiseries blanches, les larges enta-
blements surmontés d'une poulie, leB hautes maisons inégales, sans
autres décors que leurs frontons enjolivés d'ornements Louis XIV ;
le beau subordonné à l'utile ; les fantaisies de Tart répudiées pour
faire place aux nécessités du négoce.
C'est qu'en effet nous sommes sur un des points qui furent jadis
les plus commerçants et les plus industrieux de la cité ; et la sim-
plicité des mœurs commerciales de cette époque se peint sur toutes
ces façades presque uniformes. On sent, à voir ces grandes maisons
brunes, que c'^st là qu'on gagnait l'argent, quitte à le dépenser
ailleurs , ou à l'envoyer fructifier encore dans l'autre hémisphère.
De chaque côté s'allongent des quais, et sur les quais, des arbres, et
à l'ombre de ces arbres , des bateaux qu'on décharge , des stoom^
booien qu'on emplit d'énormes caisses portant les noms de Batavia,
Bornéo, Suriuam, Sourabaya^ qu'on embarque pour les Indes hol-
landaises , et dont les inscriptions font rêver à des horizons enso -
leillés , avec des palmiers gigantesques , des cactus , des bananiers ,
et toute la flore des tropiques. A mesure que nous descendons
l'activité augmente. Les grandes grues se <lres$ent, les bateaux
se font plus nombreux, les voitures se pressent et les marchan-
dises s'entassent. Gela va jusqu'au Grand-Pont {Langebrug), où le
mouvement se ralentit. G'est cette partie du Rokin, en effet, qui,
bien que la plus large , est la plus tranquille. Des deux côtés de
grandes et belles maisons se dressent. Sur la rive droite , ce vaste
et superbe hôtel aux larges assises de pierre grise, à la physio-
nomie solide et fière, c'est la Banque d'Amsterdam, devenue Banque
de l'État, l'un des établissements les plus riches qui soient en
Europe , et dont le papier est reçu comme de l'or sur toutes les
places du monde. En face, c'est un cercle, une sorte d'association
d'artistes néerlandais, jirti et Amicitiœ est le nom aimable sous
lequel cette societeit s'abrite. Avouez qu'on n'en pouvait trouver un
plus euphonique. Les médaillons que nous apercevons sur la façade
auraient, du reste, suffi à nou« révéler sa destination.
Les maisons se succèdent à droite et à gauche. Calmes et
modestes, avec leurs teintés sombres et leurs clairs entablements,
226 AMSTERDAM ET VENISE.
leurs petits perrons de granit, leurs bornés de pierre polie et les
chaînes de fer qui les protègent éontreles indiscrétions des passants;
elles ont bien l'aspect le plus hollandais qu'on puisse souhaiter. Les
quais larges, avec leur bordure d'arbres qui se mirent dans les
eaux tranquilles, ont quelque chose de grandiose et de noble. Les
vieux Amsterdamois, qui connaissaient bien leur ville et la chéris-
saient par-dessus tout, estimaient que c'était une des plus belles par-
ties d'Amsterdam. Aussi quand, en 1638, Marie de Médicis leur vint
rendre visite, c'est là qu'ils voulurent lui donner une fête brillante
comme celle que les Vénitiens avaient offerte à Henri III sur leur
Grand Canal.
Des paysans construisirent en dehors de la ville, par ordre
des bourgmestres, un vaste radeau tout recouvert de gazon, de
feuillage et de roseaux. Sur cette île factice, les artistes de la cité
avaient élevé « deux arcs triomphaux faits en forme de maison » .
Ces portiques abritaient un théâtre, et formaient une sorte de monu-
ment u de noble et superbe ordonnance n , qui flottait sur les eaux
tt comme une autre Délos » . La foule, toujours curieuse de spectacles,
s'était entassée sur les quais, à toutes les fenêtres et jusque sur les
toits des maisons, qu'on avait dû consolider à cet effet, u Les ponts,
comme les plus commodes, ployaient sous le fardeau des regar-
dants », et la reine déclara que « ny en Italie ny en France, non pas
mesme à Paris, ville très-peuplée, elle n'avait jamais veu une si
grande multitude de gens ramassés dans un lieu si étroict. »
Au milieu du Rokin, tout ce qu'Amsterdam renfermait alors de
puissant et de riche avait pris place dans des chaloupes magnifique-
ment parées. Lorsque la reine parut dans la barque amirale ,
Neptune vint lui offrir ses hommages. Il était à moitié nu et tout
couvert d'algues et de roseaux. « Il avait pour chariot une coquille,
comme il convient au dieu de la mer » , traînée par des chevaux
marins « aboutissant en poissons », et entourée par quatre naïades.
Son compliment fait, le dieu s'éloigna et l'on conduisit l'auguste
invitée devant le théâtre où allaient se dérouler des allégories, sous
forme de tableaux vivants*
D'un côté, la scène représenta tout d'abord le mariage de Frai»-
SUR LES QUAIS. 227
cois de Médicis et de Jeâûne d'Autriche; puis ensuite la ville
d*Ainstei-dam recevant des mains de Maxiitiilien la couronne impé-
riale, qu'elle était si fière de porter au-dessus de ses armes *. De
raûtre- côté, le théâtre figura successivemeàt quatre tableaux;
tous quatre relatifs aux événements qui avaient précédé ravédément
de Henri IV au trône. La France, représentée par une grosàe boule,
assez, semblable, ma foi, à un énorme freinage de Hollande, sur
laquelle on avait écrit le mot Ga //fa, était torturée, martyrisée par
des Furies animées par la Discorde , ces Furies représentant les diffé-
rents partis qui s'étaient disputé le trône de Henri HL Après bien des
aventures et des mésaventures, après avoir été coupé en morceaux
et à moitié incendié, le gros, fromage, la pauvre France, veux-je
dire, était raccommodée par un Hercule, qui la cerclait de fer,, et
qui, nouvel Atlas, Ja plaçait sur ses épaules, d'où elle ne. devait plus
bouger. Cet Hercule, vous l'avez deviné, n'était autre que Henri IV.
Je vous fais ^râce de. l'intervention des dieux et des déessesu Vénus
en tête, tout l'Olympe prenait part à ce grand drame historique, et
rendait la scène plus émouvante encore par la richesse de ses
costumes et la noblesse de ses attitudes.
Après le théâtre^ on eut des joutes. Des gens, costumés en Fran-
çais et en Toscans, luttèrent avec des lances et se livrèrent à mille
exercices plus extraordinaires les uns quç les autres ; le tout au son >
des trompettes et des orchestres qui, placés dans des barques pâvoi-
' Amsterdam attachait une très-haute importance à cette disdnction, qu^elle
avait obtenue de Maximilien en li89. Huit ans plus tard, le 27 juin 1497, quand
Philippe le Beau, fils de Maximilien, fit' son entrée solennelle à Amsterdam, il
cotièentît à coûsserver à la ville un certain nombre des privilèges qu'elle tenait >
de ses prédécesseurs, mais, en partant, il lui refusa celui de porter cette pré-
cieuse couronne. Andries Boelen Dirksz, l'un des bour^jmestres d'Amsterdam,
assembla alors* ses collè{jues, leur dit que le prince pouvait leur enlever leur
argedt., mais ne devait pas. leur enlever Thonneur, et s'offrit d'aller trouver.
Philippe, qui en ce moment visitait la Haye, et de reconquérir à prix d'or cette
précieuse couronne qu'il leur avait ravie. Les collègues acceptèrent. Andries
Boelen partit avec deux conseillers et deux riches marchatids. Ils revinrent '
quelques fours après, rapportant une lettre du prince quj les autorisait à
reprendre leur chère couronne. Cette lettre leur avait coûté une somme considé-
rable; H. Scbeltema, dans son livre Het Archie/der Ijzeren Kapel, en a donné
la copie.
2^ AMSTERDAM ET VENISE.
sées, formaient à la barque amirale une harmonieuse escorte. Il faut
connaître l'enthousiasme que les Amsterdamois, même de nos jours,
laissent éclater dans les fêtes publiques, pour se faire une idée
exacte de ce que pouvait être une semblable solennité. La reine
déclara qu^elle n'avait jamais vu « de foule plus empressée, plus
criante et plus joyeuse. »»
Mais nous voici arrivés aux anciennes écluses du Doelen^ Sur
notre droite , se trouvent la tour de la Monnaie et le marché aux
Moutons. Sur notre gauche, existait jadis le Rondeel, et nous voyons
encore au loin la grosse tour du Doelen , qui arrondit son ventre
obèse surmonté d'un toit pointu. Ce sont les débris des anciennes
fortifications. Le Rondeel avait pour mission de défendre l'entrée
de l'Amstel, et la tour du Doelen lui prêtait main-forte au besoin.
Le Kloveniers Burgwal, sur lequel ils se trouvent, servait de fossé,
et ces toits en poivrière, ces jolies tourelles arrondies, que nous
apercevons à l' extrémité de ce curieux canal, appartiennent à la
vieille porte Saint-Antoine, que nous avons déjà saluée en sortant
du quartier juif.
C'est là que s'arrêtait la ville à la fin du quinzième siècle, après
deux agrandissements successifs. Ceux qui creusèrent ce fossé se
jugeaient peut-être alors bien hardis, et ne croyaient certes pas
que, deux siècles plus tard, les remparts qu'ils élevaient se trouve-
raient au centre de la cité. Aujourd'hui le Kloveniers Burgwal est
un des plus pittoresques canaux d'Amsterdam. Ses vieilles maisons,
ses brunes façades et ses ponts en dos d'âne lui donnent un aspect
tout à fait vénérable. Sans être le plus ancien, c^est bien l'un de
ceux qui paraissent les plus vieux.. C'est aussi celui que les artistes
préfèrent, car c'est sur ses quais que s'élèvent les deux plus beaux
Musées que renferme la grande cité. Le Trippenhuis, ou Musée
royal, avec tous les chefs-d'œuvre de l'école hollandaise, et le
Musée van der Hoop , l'une des plus belles galeries qui aient existé
depuis un siècle.
' Les anciennes écluses sont aujourd'hui remplacées par un pont qui met en
communication les deux rives de l'Amstel, mais qui a conservé toutefois le nom
de Doelen Sluis^
SUR LES QUAIS. 221)
L'un et l'autre sont consacrés à la glorification de la peinture
nationale; mais c'est au Trippenhuis que vous verrez la merveille
des merveilles, le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, la maîtresse
pièce de l'art hollandais, cette Ronde de nuit, œuvre unique au
monde y qui aurait suffi à immortaliser le nom de Rembrandt , si
tant d'autres chefs-d'œuvre ne s'étaient chargés de le faire. C'est là
que se trouvent aussi les Syndics des drapiers, une autre merveille,
et cette grande toile de Van der Helst, le Banquet de la garde civique,
qui, lui aussi, fîit longtemps considéré par quelques-uns comme le
chef-d'œuvre de l'école.
L'art hollandais n'est du reste représenté nulle part aussi glorieu-
sement qu'au Trippenhuis. Les Ostade et les Steen personnifient
joyeusement l'humeur et la gaieté de leurs, contemporains, pendant
que les Van der Helst , le& Bol , les Flink et les Frans Hais nous
peignent leurs fantaisies guerrières et leurs vanités bourgeoises,
et que les Hobbema, les Ruysdaël, les Wynands, les Guyp et les
Van Goyeii font défiler sous nos yeux les merveilleux horizons de
leur verdoyante patrie. C'est un tout complet, et dont on ne pour-
rait trouver ailleurs l'équivalent. Tous y sont, les grands et les
petits; les grands surtout. Terburg et Metzu, avec leurs jolies
scènes d'intérieur et leurs mignons portraits ; Karel Dujardin et le
Bamboche, avec leurs animaux spirituels et leui*s scènes italiennes ;
Potter, avec ses gracieux pâturages et ses superbes ruminants; les
Both , avec leurs couchers de soleil dignes du Lorrain. Un seul est
absent : Johannes Vermeer, le Van der Meer de Delft , si cher à
Uiîrger. Espérons qu'il ne tardera pas à rejoindre tous ses célèbres
confrères et ses illustres contemporains.
Mais ce n'est pas à cette collection sans rivale que se bornent
les richesses du Trippenhuis. Au-dessous des tableaux se trouve
le Cabinet des estampes, qui, en vieux maîtres hollandais, est
presque aussi riche que le Musée de peinture. Rembrandt y
règne sans partage. C'est là qu'il faut, pour connaître toute l'éten-^
dite de son génie , venir le voir et l'étudier. Que d'heures exquises
nous avons passées en sa compagnie dans cette salle basse, avec,
ses grands cartons sous la main et ses petites eaux-fortes, sous
230 AMSTERDAM ET VENISE.
les yenx ! Tout l'Anisterdain du vieux temps défilait devant nous, à
travers les scènes de la Bible. Que d'observation fine, que d'habi-
leté, que de soin, que de talent, que de génie ! Ce ne sont point des
personnalités qui se succèdent sur ces paf|[es étonnantes; ce sont
des caractères, des caractères tracés avec une fermeté surprenante,
une volonté extraordinaire, une puissance inouïe. Avec du noir et
du blanc, Rembrandt savait faire de la couleur; avec trois traits, il
animait ses personnages et leur donnait la vie. Et c'est ainsi qu'il
composait son interminable comédie humaine, dont les acteurs,
éclos dans son cerveau, animés par son burin, se trouvent être les
personnages qui vivaient de son temps et aussi ceux qui vivent de
nos jours et qui vivront encore dans la postérité.
De l'écrin qui renferme toutes ces merveilles, je n'ai pas
grand'chose à vous dire. C'était jadis u la belle maison du mar-
chand Trip. n Aujourd'hui, c'est le plus détestable musée qui soit
au monde. Les chefs-d'œuvre y sont à peine visibles , tant ils sont
mal éclairés. Les jours frisants dénaturent leur coloris et l'assom-
brissent , pendant que les poêles en hiver et la poussière en été
couvrent ces merveilles artistiques d'une crasse épaisse, qui en aura
bien vite raison. La princesse d'Orange logea, en 1738, chez le
marchand Élie Trip , et personne n'estimera qu'elle dut se trouver
mal à l'aise, car la maison est vaste, belle et commode. Mais les
appartements princiers ne conviennent guère aux œuvres des
grands peintres. Il leur en faut d'agencés spécialement pour eux;
et c'est de quoi la municipalité d'Amsterdam ne s'est point encore
mise en peine. Elle a construit à grands frais un palais pour l'indus-
trie : le commerce doit être content. On a élevé des marchés pour
le poisson, une bourse pour le grain: l'estomac doit être satisfait. Il
n'est pas de culte qui n'ait ses temples, même celui de Plutus, car
on a reconsti-uit la Bourse. Il serait maintenant grand temps de s'oc-
cuper de l'Art, qui est un des plus beaux fleurons de la couronne
amsterdamoise.
A quelques pas du Trippenhuis, dans la maison occupée par
ce marchand d'huile (un magasin d'huile à côté d'un musée!), se
trouvait jadis un autre sanctuaû^ de l'art. C'est là qu'étah située la
SUR LES QUAIS. 231
boutique ou plutôt le théâtre de Tetje Roen^ le Tabarin hollandais.
lÊmule de Bobèche, de Galimafré et des masques italiens, Tétje Roen
avait établi là ses tréteaux ; il y jouait ses parades, amusant ses com-
patriotes par ses lazzi, ridiculisant les travers du jour et initiant les
Amsterdamois aux fantaisies de la commedia dell'arte. Cachant ses
pointes satiriques sous une apparence niaise et bonnasse, il égayait
le public aux dépens des puissants et des riches. Aussi fut^il fameux
en sa vje, et même aussi après sa mort. Car lorsqu'il eut rendu son
malin esprit , il devint une sorte de personnage légendaire. Comme
le Pasquin romain et le Gobbo vénitien , il se trouva Fauteur post-
hume de tous les bons mots et de toutes les pointes salées qu'on
voulait lancer dans le public. Cent ans après sa mort, des images
populaires publiaient encore les niaiseries de Tetje Roen. Il était de-
venu une sorte de niais amusant, moitié Gribouille et moitié la Palisse.
Ce qui prouve toutefois que Tetje Roen n'était point un sot comme
on s'est plu à le répéter, c'est qu'il sut s'enrichir. — En 1770,
quand il mourut, il avait, à la snite de spéculations heureuses et de
jeux débourse, amassé une grosse fortune, et laissait deux filles qui
furent cotées parmi les riches partis d'Amsterdam.
Avant de quitter la Kloveniers Burgwal, n'oublions pas de
donner un coup d'œil à cette vaste maison , sombre et modeste
d'allures, qui fait l'angle de la Hoogstraat et du canal. C'est
l'antique demeure d'une des plus puissantes associations commer-
ciales qui aient existé dans le monde. C'est la maison de la Compagnie
des Indes orientales , de cette société qui régnait en maîtresse sur
l'extrême Orient, centraUsait entre ses mains les transactions de
l'ancien continent , armait des navires par centaines , équipait des
flottes de guerre , enrichissait sa patrie et couvrait de gloire le
drapeau néerlandais. A l'extérieur, la maison de la Compagnie ne
paye guère de mine ; mais franchissons le portail, et nous allons nous
trouver dans une des plus jolies cours de style Louis XIII qu'il soit
possible de souhaiter. Tout est intact et conservé avec un soin para-
fait. A la fois gracieux et solide, élégant et sévère , c'est un des
spécimens de l'architecture de^ce temps-là les plus complets qu'on
puisse souhaiter.
232 AMSTERDAM ET VENISE.
Touchant la Compagnie des Indes, se trouve une des plus vieilles
églises de la ville. Fondée en 1409, cette église dépendit d'abord
d'un monastère de religieux Pauliniens. Le monastère ayant été
supprimé en 1578, l'église fut alors donnée aux réformés, et plus
tard spécialement affectée à l'usage des protestants réfugiés, du
Brabànt, de la province de Liège et aussi de notre France,
qui vinrent chercher à Amsterdam un refuge contre les rigueurs
de Tinquisition , et dont la cohorte fut singulièrement grossie
par la révocation de Tédit de Nantes. Mais si ces braves gens
croyaient plus noble d'abandonner leur fortune et leurs amis que
de renoncer à leurs croyances, ils n'en conservaient pas moins
au fond du cœur un profond amour pour leur bien-aimée patrie,
qu'ils ne rendaient point solidaire des folies intolérantes d'un roi mal
conseillé. Aussi, même dans leur exil, ils ne consentirent jamais à
délaisser la langue qu'avaient parlée leui^ pères , et dans laquelle
ils avaient eux-mêmes appris à bégayer. Au milieu d'une popula-
tion étrangère, qui ne pouvait les comprendre, ils continuèrent de
s'exprimer en français, et voulurent recevoir, dans leur langue
maternelle, la prédication et l'instruction religieuses. C'est ainsi
que fut fondée l'Église wallonne, qui, après deux siècles et demi , a
conservé dans toute leur pureté les principes qui présidèrent à sa
naissance. Aujourd'hui encore, ses enfants parlent français et
doivent comprendre la langue de leurs ancêtres pour recevoir la
parole de Dieu. Tous les services religieux, la prédication, l'instruc-
tion se font dans notre langue, et, de peur que celle-ci ne vienne à
se corrompre, les Wallons font venir de France et de Suisse, de
Paris et de Genève, des théologiens d'élite, d'une érudition à toute
épreuve , qu'ils chargent d'exercer chez eux le saint ministère , et
xlont ils font leurs prédicateurs. Est-il rien de plus touchant que cet
écho de la patrie lointaine, que ce souvenir du pays originel conservé
pieusement à travei*s les générations qui se succèdent ? Une pareille
persistance dans un des plus nobles sentiments qui soient au monde,
prouve plus en faveur d'une race d'hommes que les éloges les plus
pompeux et que les éclats passagers d'une gloire factice. Ajoutons
encore que les Wallons sont, pour leur patrie d'adoption, des
à
SUR LES QUAIS. 233
enfants tout aussi dévoués qu'ils l'eussent été pour leur mère patrie^
si celle-ci ne les eût point repoussés de son sein. Bien qu'ils aient
conservé cette pieuse coutume de prier dans la langue de leurs
pères , ils n'en sont pas moins devenus, au fond du cœur, d'excel-
lent^ Néerlandais, prêts à verser, pour leur seconde mère, le
sang que la France a si malheureusement dédaigné. Industrieux^
laborieux, intelligents, l'industrie les a faits riches. Honnêtes, scru-
puleux, intègres, ils n*ont jamais cessé d'être estimés et honorés par
ceux qui les avaient accueillis. Quelle leçon pour ceux qui les ont
laissés partir !
L'église wallonne a sa principale entrée sur YOude zijds achter
burgwaly étroit canal ombragé d'arbres, bordé de petites maisons
toutes vieilles, et rabougries et d'une physionomie vénérable. De
l'autre côté du caaal, et presque en face de l'église, se trouve l'hôtel
d^ ville. Les bâtiments qu'occupe aujourd'hui la municipalité étaient
jadis la demeure du conseil de l'amirauté. C'est dans ce vaste hôtel
que logeaient les princes d'Orange et les gouverneurs de la province
de Hollande quand ils séjournaient dans la grande cité. Car Amsr
terdam offre ce cas de décentralisation bien curieux que, tout en
étant la capitale du royaume, elle n'est la résidence ni du gouver-
nement de l'État, ni même de celui de la province. C'est là aussi
que Marie de Médicis habita, pendant le temps qu'elle demeura
à Amsterdam. « Il est bien vrai, dit un contemporain, qu'un plus
« auguste et plus royal palais estoit deu à une si grande Reyne.
it Mais la ville d'Amsterdam ne lui en pouvoit donner un plus
u auguste , pour la mémoire de ses princes , qu'autrefois elle y
u avoit receus. n C'est dans ce palais que la vieille reine, chassée
de France par son fils (et qui, sevrée d'honneurs et de considé-
ration , ne devait point s'attendre à un semblable et si triomphal
accueil), reçut la visite et les hommages de MM. les bourg-
mestres de la ville. Accompagnés du pensionnaire de la pro-
vince^ ces magistrats quittèrent la maison de ville, « dont ils
n'avoient coutume de bouger ny quand la ville est esmeûe de
joye ^ ny quand elle est troublée de tristesse » , et vinrent lui sou-
haiter la bienvenue. Ce fut maître Guillaume Boreel, sieur de Duyn-
30
2M AMSTERDAM ET VENISE.
bekc, qui porta la parole. Il félicita la princesse dans les termes
les plus chaleureux, he soir, les bourgmestres la prièrent de donner
le mot d'ordre à la garde de la ville, montrant ainsi qu*ils se met-
taient à SCS ordres et se plaçaient sous sa protection. La reine donna
le premier jour le nom de « Marie » comme mot de passe, voulant
témoigner de cette façon que son nom était une sauvegarde pour
la ville. Pendant les quatre jours qu'elle demeura dans Amsterdam,
il en fut de même, et, chaque soir, le chef delà milice vint se mettre
à ses ordres et recevoir ses instructions '.
Ces braves bourgmestres, et le pensionnaire Guillaume Boreel,
sieur de Duynheke, qui avait si vaillamment porté la parole au nom
du conseil communal, ne se doutaient guère qu'un jour leurs succes-
seurs, congédiés par un monarque français, quitteraient l'hôtel de
ville pour venir s'installer à leur tour dans les bâtiments où ils avaient
logé la ci-devant reine de France. C'est pourtant ce qui eut lieu. Quand
le roi Louis vint résider dans la capitale de ses États, il lui fallut un
palais; il jeta naturellement les yeux sur celui du Dam, qu'habitait
le conseil communal d'alors, et qui servait d'hôtel de ville. La
' Un auteur du siècle dernier, faisant allusion aux honneurs tout particuliers
lient on accabla la reine mère pendant les quatre jours qu'elle demeura à
Amsterdam, se demande : « Ltail-ce pour braver la cour de France, et surtout le
cardinal de Richelieu, ou pour reconnaître les services qu'elle avait rendus à
la République pendant sa ré{[ence..., que Marie de Médicis fut reçue avec des
honneurs si extraordinaires? n (Cerisier, Tableau de thistoire des Provinces^
Unies,) La réponse est facile, car Louis XIII, dans tous les discours et dans les
représentations allé((oriqucs, fut associée la reine sa mère, et vanté comme le
plus puissant souverain de l'Europe. — Bien mieux, le jour où Marie quittait
Amsterdam, Anne d'Aulricbe mettait au monde un fils. Quand la nouvelle
de cette naissance arriva dans les Provinces-Unies , on fit partout de grandes
réjouissances, les poètes eux-mêmes se mirent en frais. On ne pensait (j^èrc
alors, comme le fait remarquer avec une pointe d'ironie l'auteur hollandais de
« ia Vie du prince Frédéric Henri», que celui dont on célébrait la naissance
avec tant de joie serait un jour ce fameux Louis XIV qui dev«iit subjuguer
la plus grande partie des provinces de la République et mettre celle-ci à deux
doigts de sa perte.
Il est très-présumable que le sentiment auquel obéirent les Amsterdamois fut
le même que celui qui guida les Vénitiens dans la réception qu'ils firent à
Henri III. Les deux républiques furent l'une et l'autre très-flattées de « l'au-
guste visite n qu'elles reçurent, genre d'honneur sur lequel elles n'étaient point
encore blasées h cette époque*
SUR LES QUAIS. 237
municipalité fut priée d'aller se loger autre part ; t'est à rami-
rauté qu*elle vint s'installer, et depuis cette époque elle y est restée.
L'hôtel de ville actuel, malgré sa transformation récente, ren-
ferme un grand nombre de vieux et intéressants souvenirs. Dans
ses greniers se trouvent une foule d'armes anciennes, de modèles,
de plans, toute une série d'armures gravées ayant jadis babillé
les compagnies d'élite de sa «milice urbaine ; des statuettes fort
curieuses représentant les comtes et comtesses de Hollande, ainsi
que les princes de la maison de Bourgogne, et datant du quin-
zième siècle; de superbes cornes d'argent, des chaînes, des masses,
des sceptres -de même métal, ayant constitué jadis le trésor des
Gilden ou confréries d'arbalétriers ou d*arquebusiers '.
Aux archives, on rencontre une foule de documents curieux ,
intéressants; car les archives d'Amsterdam sont, grâce à M. Schel-
tema, l'érudit chercheur qui en a la direction, les mieux ordonnées
qui soient en Hollande. Plus bas , dans la salle du bourgmestre et
dans celle du conseil, il existe toute une série d'excellents tableaux,
de Frans Hais, de Backer, de Van der Helst, de Honthorst; vail-
lantes pages d'histoire, admirablement brossées, magnifiquement
peintes, qui représentent les capitaines et les officiers militaires
et civils de l'Amsterdam du temps passé. Govert Flink et Cornelis
Antonisz sont là aussi avec des Schutterstukken, et l'allemand San-
drardy le Vasaride l'école hollandaise, avec une énorme toile repré-
sentant les chefs de la milice saluant le buste de Marie de M édicis.
Mais reprenons bien vite notre route. Donnons un simple coup d'œil
à cette longue façade qui termine VOude zijds Burgwal. Bien qu'il
soit aujourd'hui une sorte d'hôtel des ventes, ce noble monument
était jadis le Heerenlogement, auberge de qualité où la ville d'Ams-
terdam recevait les étrangers de distinction qui la venaient visiter*.
* La plupart de œs superbes pièces d'argenterie se trouvent représentées dans
deux tableaux de Van der Helst faisant partie du Musée royal. I^ous les avons
nons-inémes décrites avec soin dans notre livre intitulé : « Objets d'art et de
curiosité tirés des grandes collections hollandaises, n Haarlem, 1873,
' C^est au Heerenlogement qu'habita le czar Pierre le Grand. Depuis que ces
VtQnes sont écrites, cette grande et belle demeure qui rappelait tant de souvenirs
a été démolie.
238 AMSTERDAM ET VENISE.
Ce coup d'œil donné, regagnons en toute hâte les bords de TAmstel,
que nous avons délaissés depuis trop longtemps.
En quittant le marché aux Moutons et la tour de la Monnaie, le
premier quai s'ofFrant à nos pas porte un nom assez sinistre, celui
des fabricants de cercueils ^ Doodhistenmahers. Rassurez-vous ton-
tefois; rien ne vous oblige à une funèbre emplette. Bien mieux,
vous ne trouverez sur ce quai aucune trace visible de cette intéres-
sante et nécessaire industrie. Peut-être est-ce regrettable, car c'est
toujours un curieux spectacle que de voir de quelles excentricités
posthumes les hommes les plus sensés sont parfois capables. A
Stockholm, où ces magasins-là abondent, ils sont une distraction
pour tous les étrangers. Mais si Amsterdam ne nous offre pas des
étalages de cercueils de luxe pour reposer nos regards, nous avons
quelque chose qui vaut mieux. Le Groene Burgwal s'ouvre en effet
devant nous, dominé au fond par la magnifique tour de la Zuider^
kerh. C'est là encore un tableau charmant et complet, de ceux qu'on
n'oublie guère dès qu'on les a aperçus, et qu'on s'étonne de ne pas
vojr plus souvent reproduits par les peintres.
Figurez-vous une longue bande argentée, formée par un étroit
canal sur lequel, çà et là, se trouvent de petits bateaux avec de
grands mâts. La bande argentée est bordée par de beaux arbres
bien verts , qui arrondissent en pomme leurs cimes feuillues et se
penchent sur l'eau qui reflète leur image. Derrière les arbres, un
petit quai pavé de briques roses et une interminable rangée de jolies
maisons, toutes inégales, avec des pignons en avant, de petits
perrons noirs, des façades brunes piquées de traits blancs et des
toits du plus beau rouge brique qu'on puisse souhaiter. A mesure
qu'ils s'éloignent, arbres et maisons semblent se rapprocher et fini-
raient par se joindre, si tout à coup une large façade ne venait
fermer la perspective; et au-dessus de cette façade se dresse un
grand et superbe clocher construit moitié en briques et moitié en
pierres noircies ou couvertes d'ardoises, c'est-à-dire moitié rouge
et moitié noir^ élégant au possible et d'une incroyable richesse de
tons. Vous voyez qu'il y a là de quoi séduire un artiste et nous retenir
quelques instants.
SUR LES QUAIS. 239
Le Zwanen Burgwal, qui vient ensuite, nous offre un tableciu
qui n'est pas sans analogie avec celui que nous quittons, mais plus
vaste, moins bien composé et surtout moins tranquille. Les maisons
toutefois y prennent des attitudes on ne peut plus pittoresques , et
la tour de Montalbaan que nous voyons dans le fond, fait, elle
aussi, un excellent effet.
Cette grande construction qui borde le Zwanen Burgwal est un
établissement de bienfaisance. Il porte le nom d'Orphelinat de la
Diaconie. C'est une justice à rendre aux Amsterdamois , on ne peut
faire un pas dans leur ville sans rencontrer quelqu'un de ces pieux
établissements. D'ici nous en pouvons découvrir trois ou quatre.
Après l'Orphelinat de la Diaconie en effet, et aussi après ces grandes
tailleries de diamant (que nous avons déjà notées dans nos courses
& travers les rues), cette maison à physionomie orientale est un
orphelinat israélite, et là-bas, cette énorme construction que nous
apercevons se dissimulant derrière de grands arbres, est un asile
pour les vieillards. Heureux pays que celui où les pauvres orphe-
lins trouvent dans leur ville natale une mère qui les adopte, et les
vieillards pauvres une fille qui les nourrit.
Mais voici l'Amstel qui s'élargit encore et se peuple. Ce n'est plus
an canal ici, c'est nn fleuve large, profond et limpide. Les ponts
se succèdent , énormes et laissant au milieu un passage pour les
vaisseaux. Le défilé des canaux continue. Coupant l'Amstel à angle
droit, ils nous ouvrent de chaque côté des perspectives superbes
bordées de maisons princières dont les majestueuses façades feraient
rougir bien des palais italiens. TjC Heerengrachty le Keisersgraclit
et le Prinsengracht que nous traversons ont un calme tout aristo-
cratique , une sorte de recueillement un peu triste mais digne , qui
semble un souvenir de la grandeur passée. On ne leur en veut point
toutefois de cette tranquillité placide. On sait gré à ceux dont
Texistence a été héroïque et glorieuse de s'enfermer, au déclin de.
la vie, dans un noble et fier silence, et de ne point tomber dans
ces excès de papotage , de babillage sénile qui ne conviennent
qu'aux petites gens, qu'à ceux dont le nom n'a rien à démêler avec
l'histoire.
2i0 AMSTERDAM fT VENISE.
A l'ombre des vieux arbres, longeant ces larges façades de gra-
nit taillées à grand plan, et surtout dessinées par de grandes lignes,
imposantes par leurs riches proportions, nous gagnons doucement la
Grande Écluse ou du moins le pont qui de nos jours porte ce nom.
Du milieu de ce pont nous pouvons jeter un coup d'cèil sur la ville
AMSTERDAM
Le BetreiUogtment, d'après
et embrasser dans son ensemble le midi de la cité, comme en
venant de l'Y nous avons po en considérer le nord. N'est-ce pas
un spectacle magnifique que celui qui s'offre à nous en ce moment?
Quelle courbe merveilleuse que celle décrite par le Binnen Jmsteii
Ce beau fleuve , large de deux cents mètres, avec ses ponts et sa
flottille de bateaux, ses attires centenaires et sa double bordsre
de maisons rouges et noires, ne forme-t-il pas un des tableaux
les plus colorés qui soient au monde? Regardez cette marqnMerie
SUR LES QUAIS. 241
merveilleuse de tons sombres et gais, ces cliquetis de couleurs
violentes, ces belles lignes brisées que dessinent ces pignons
innombrables et ces grands clochers noirs qui dominent la ville
N'est-ce point un spectacle admirable? Et ce bruit, cette vie,
cette animation? On peut rester des heures à regarder cette ville
à la fois si .vivante et si pittoresque. Les bateaux qui passent,
les vapeurs prêts à partir, tout ce monde qui circule sur les quais,
le roulement des voitures, le bruit sourd de cette grande four-
milière, tout cela suffit à occuper l'esprit, à l'absorber, à le
distraire.
Puis, si nous tournons nos regards de l'autre côté, c'est encore
l'Amstel, mais cette fois coulant au milieu d'une prairie touffue,
bordé de feuillage, encadré dans de grands arbres, avec des mou-
lins qui tournent sur ses rives et à leur pied des bestiaux qui pais-
sent. Le calme absolu et le repos des champs à côté des bruits et
du bourdonnement de la ville; et, comme pour rendre ce contraste
plus frappant, deux grands palais, deux constructions énormes,
l'Amstel-hôtel et le Volksvlijt dressant leurs masses aux deux coins
du tableau.
Rien n'est plus surprenant que ces deux impressions si différentes
et si proches, que ce violent contraste qui se produit ainsi sans
aucune transition.
Maintenant que la grande voie d'Amsterdam, son Grand Canal,
son Amstel, a été suivie par nous jusqu'au bout, nous allons, si vous
le voulez bien, retourner sur nos pas, nous transporter sur l'un de ces
canaux qui Tenlourent comme une ceinture et forment une soite
de rempart au centre de la cité. En parcourant Amsterdam dans ce
sens, nous compléterons la somme de nos impressions et arriverons
à connaître les différentes faces de son intéressante physionomie.
Nous sommes à l'extrémité du Haringpahkerij . Lequel de ces
canaux vous plait-il de suivre? D'abord voici le Singel, encore un
ancien rempart de la ville. La perspective qu'il ouvre devant nous
est aimable autant que possible. C'est un large canal avec des
ponts-levis, de beaux arbres et de coquettes maisons. Si nous
le. suivions, il nous conduirait à la tour de la Monnaie, car il
31
2i2 AMSTERDAM ET VENISE.
aboutit au centre de la ville. Notre promenade serait trop tôt
finie, cependant nous pourrions assister à un intéressant spec-
tacle. C'est en effet sur ses rives que se tient le marché aux
fleurs. Dès le matin, de grands bateaux plats tout chargés de
géraniums, d'œillets, de réséda, de rosiers et de verts arbustes,
arrivent de la campagne et pénètrent dans le SingeL I^ien n*est plus
charmant que ces jardins fleuris flottant comme de petites îles
à la surface de ce grand canal, qui réfléchit dans ses ondes les
mille couleurs de ce printanier fardeau. Tous les bateaux se diri-
gent du côté du Konings Plein, Arrivés à destination, ils débarquent
leurs délicates marchandises, et le quai se trouve en un instant
transformé en un magnifique parterre admirablement fleuri. Alors
les jeunes filles accourent : gracieuses patriciennes qui viennent rer
nouveler la parure de leurs corbeilles ou de leurs jardinières dorées,
aimables grisettes qui dissipent en un instant les économies de la
semaine pour acquérir un pot de réséda. Pauvre petite fleur! pen-
dant bien longtemps elle parfumera la chambrette de la gentille
travailleuse, reposera sa vue et lui fera rêver les plaisirs de la cam-
pagne, le repos des champs et les joyeuses promenades sous les
grands arbres verts.
Après le Singel, nous voici au Heerengracht, ou canal des Sei-
gneurs. C'est le bien nommé par excellence, car sur ses bords se
dressent les plus beaux hôtels de la ville, les constructions les plus
riches et les plus vastes et aussi les plus aristocratiques. C'est le
faubourg Saint-Germain d'Amsterdam. Presque toute.s les grandes
familles ont là leur demeure. Aussi voyez quelle tournure à la fois
simple et grandiose affectent toutes ces nobles maisons. Point de
sculptures, point de moulures, tout est modeste et sobre. Seules
les proportions indiquent l'importance des constructions , et c*est
la grandeur des lignes qui leur donne cet aspect imposant qui nous
frappe. Ce noble caractère, nous le retrouverons tout le long du
canal. G*est à peine si quelques-uns de ces édifices dérogent à cette
règle de simplicité, de sobriété et de modestie. Nous devons faire
exception toutefois pour cette délicieuse maison construite en
brique et pierre, dont la double façade est partagée en deux par
SUR LES QUAIS. Îi5
nn angle très^obtus. Rien n'est mieux compris ni pkis aimable-
ment architecture que cette charmante demeure. Elle a cette tour-
nure, à la fois élég^ante et solide, cette coloration vive, cet aspect
avenant, qui plaît tant dans l'architecture hollandaise de cette
époque. Et puis lisez les devises qui sont inscrites dans les car-
touches du haut : « Religione et probitate », vous dit Tune,
u Ingenio et assiduo labobe », répond l'autre. Ce sont là les
secrets et la base de ces fortunes merveilleuses qui ont peuplé
d'hôtels les bords.de ce canal. Vous voyez que ces parvenus ne
renient point leur origine. C'est le travail, la perspicacité , l'assi-
duité et surtout la probité qui ont fait de ce petit peuple commer-
çant et maritime une très-grande nation.
Mais voilà encore d'autres maisons qui dérogent aux règles de
sévère élégance que nous constations à l'instant. Celles-là sont
petites, étroites, de triste mine et de pauvre figure. Mais la pensée
qui leur a donné l'être et qui a présidé à leur édification est
aussi grande et aussi noble que leur aspect est chétif. Un jour,
c'était il y a deux siècles, un homme de bien, négociant et bon
chrétien, nommé Crombout, se trouvant à la tête d'une gi*osse
fortune, laborieusement gagnée, résolut de se faire construire
nne maison sur le canal des Seigneurs. T/argent ne manquait
point, Cromhout était généreux : les architectes, les charpentiers
et les maçons eurent beau jeu avec lui. Tout marcha vite et
bien, et l'année suivante, le magnifique hôtel, que nous voyons
sur ce quai, était en état de recevoir son nouveau maître. Crom-
hout, à sa vue, ne put réprimer un mouvement de joie, et dans
son cœur il sentit le doux chatouillement de l'orgueil. « Voici donc,
se dit-il, ce que moi j'ai su faire. J'étais parti de bien bas, et me
voilà maintenant haut placé dans l'estime de mes concitoyens. Mes
parents habitaient une bicoque ; mes enfants logeront dans im
palais. »Mais à peine avait-il prononcé ces paroles, qu'il fit un retour
sur lui-même. « Qui me dit, s'écria-t-il , que cette fortune, dont je
me glorifie, sera de longue durée? Et comment oserais-je exiger de
mes enfants qu'ils se souviennent de notre modeste origine, s'il suffit
d*un tas de pierres pour me la faire oublier? » Alors , rougissant de
246 AMSTERDAM ET VENISE.
ce mouvemeat d'orgueil dont il n*avait point été maître, il se tourna
vers son architecte , qui le regardait stupéfait : « Dès demain, lui
dit-il , vous achèterez ce terrain qui borde l'autre côté du canal ,
vous y construirez des maisons petites , étroites , et pauvres d'as-
pect. Ces maisons, je les donnerai à des gens peu fortunés qui
les habiteront leur vie durant. Aussi, construisez - les de façon
qu'on ne puisse se mettre aux fenêtres de ma maison sans les
apercevoir. Car je veux que mes enfants, en ayant constamment
sous Içs yeux le tableau de la misère, ne puissent oublier qu'il
y a des pauvres en ce monde. Je veux qu'ils se souviennent que
nos ancêtres ont connu les privations et peut-être souffert et le
froid et la faim. »
L'at'chitecte obéit. Lui, qui venait d'édifier un palais majestueux,
il bâtit ces modestes demeures ; et le sage Cromhout ne consentit à
habiter sa somptueuse maison que lorsque les petites maisonnettes
eurent été achevées. Ne vous semble*t-il pas que c'est là une superbe
paraphrase de cette parole de l'Évangile : Tu es pulvis et in pulve^
rem rêver ter is.
Mais pardon de cette longue digression. Le Heerengracht n'est
point habité seulement par des sages , il l'est aussi par de savants
collectionneurs et par d'érudits amateurs de beaux-arts. C'est en
effet sur ses quais, aux environs de la Vijzelstraat, que se trouvent
les deux plus belles collections particulières de tableaux qui soient
en Hollande : la collection de M. J. P. Six, et celle de madame la
douairière Van Loon.
Cette dernière , avec ses Wouwerman , ses Ostade , ses Weeninx ,
ses Steen, ses Van de Velde, est un véritable écrin qui ne contient
que des perles de la plus haute valeur. Quant à celle de M. Six,
alors qu'elle n'aurait ni ^di Fiancée juive, de Steen; ni sa Ménagère,
de Pieter de Hoog; ni sa Chambrière, de Maas; ni son Dentiste,
de Dov; ni sa Fue de Dordrecht, de Cuyp; ni sa Fue de Delft, de
Johannes Vermeer ', autant de merveilles qu'on chercherait vaine-
< La plupart des tableaux que renferment ces deux ofaleries ont été décrits dans
notre livre, les Merveilles de Cari hollandais.
SUR LES QUAIS. 247
ment autre part, il lui suffirait des deux admirables portraits de
Rembrandt qu'elle possède , pour en faire une collection tout à fait
exceptionnelle. Ces deux chefs-d'œuvre sont du reste célèbres
auprès de tous les artistes et de tous les amateurs.
Mais si personne, dans le monde des arts, n'ignore les somptuo-
sités de la collection de M. J. P. Six, ce qu'on sait moins générale-
ment, c'est qu'à côté de ses merveilleux tableaux, Térudit amateur
possède une collection de faïences de Delft, de vieux meubles, des
argenteries anciennes , et surtout une collection de médailles bien
connue de tous les numismates européens.
Ce n'est pas du reste le seul médaillier de valeur qu'on puisse
trouver sur le Heerengracht. Un peu plus haut, près de la Spiegel^
straat, habite un vénérable magistrat, M. Jer. de Vries Jerz, qui
possède, lui aussi, une fort belle collection de monnaies. Le vieux
kantonrechter partage son temps entre ses chères médailles et les
œuvres des Bilderdijck , l'un des plus grands génies poétiques de
la. Hollande, dont son père fut l'ami, et auquel il a voué une admi-
ration sans bornes ^
Si nous remontions près du Leliegracht, nous trouverions là
encore un ardent collectionneur, M. Jacob de Vos, dont le cabinet
contient plus d'un chef-d'œuvre. Les marbres de prix et les
tableaux modernes se rencontrent chez lui avec les croquis des
vieux maîtres ; et , parmi ces derniers , se trouve une série de des-
sins de Rembrandt, Tune des plus belles que l'on connaisse. Mais
si nous voulions passer en revue toutes ces richesses, nous n'en
finirions pas. Le plus court, c'est de quitter le Heerengrachty et de
donner un coup d'œil au Keizersgracht, qui se trouve tout à côté,
et qui , lui aussi , mérite notre attention.
Lorsque Marie de Médicis arriva au Keizersgracht, « elle s'es-
« tonna de voir le canal Impérial , lequel (s'il faut en croire ceux
« qui ont voyagé) n'a point son semblable en toute l'Europe , soit
* Parmi les collections de médailles que renferme la ville d'Amsterdam ,
nous pouvons citer encore celle de M. Heinneken, fort riche en documents con-
cernant l'histoire nationale, et celle de M. Willem de Vos, relative à la femille
d'Ocange,
248 AMSTERDAM ET VENISE.
u qu'on regarde la longue et continuelle suite de maisons, soit Télé-
M gance, beauté et commodité de la structure, soit la variété des
u frontispices , des posteaux et des faistes , bastis en partie à la
u toscane, en partie à la dorique, ou à l'ionique, ou à la corin-
u thienne, soit les divers ponts de briques servant à conjoindre les
u divers costés du canal , soit finalement les belles rangées d'arbres
tt dont les bords sont revêtus. » Tel il était au temps de Marie de
Médicis, tel le Keizersgracht est encore de nos jours, et nous n'au-
rions rien à ajouter à la description de l'honnête Barléus, si nous
ne voulions dire un mot des habitants, qui, par la fragilité des des-
tinées humaines, se sont forcément renouvelés depuis ce temps.
Quoique moins aristocratiquement habité que le Heerengracht ^
le canal Impérial (comme l'appelle Barléus) est cependant un des
plus recherchés par les financiers et les riches familles. Ses grands
hôtels ont le même aspect monumental et cossu ; ils possèdent la
même élégance à la fois simple et majestueuse. Aussi, à première
vue, le voyageur inexpérimenté confond^ il bien souvent l'un et
l'autre canal ; et Ton s'égare dans les courbes du second, en croyant
errer sur les quais du premier. En outre , tout comme son voisin ,
le Keizersgracht a aussi son cachet artistique. En poursuivant notre
course, nous ne manquerons pas en effet de remarquer au passage
une haute et belle façade en pierre grise, avec un attique porté par
quatre demi - colonnes et un entablement orné de balustrades à
mollet. Dans la frise , ces deux mots « Feux Mebitis » nous disent
le. nom de l'édifice, ou plutôt celui de la société à laquelle il appar-
tient. Et, entre les colonnes, cinq bas -reliefs, représentant la
Musique , la Physique , la Peinture , la Littérature et le Commerce ,
nous montrent quelle en est la destination.
C'est en effet une sorte de temple élevé aux beaux-arts et aux
sciences. A l'intérieur, on y trouve des salles de réunion, une belle
et vaste bibliothèque, un amphithéâtre de physique, une salle de
lecture et un petit observatoire. Mais son principal attrait est dans
sa jolie salle de concert, qui, en hiver, a la gloire de renfermer
tout ce qu'Amsterdam possède de graves patriciens et de char-
mantes jeunes filles. Habits noirs, blanches épaules et rivières
SUR LES QUAIS. 249
de diamants viennent là, presque chaque semaine, assister à
d'excellents concerts donnés par le meilleur orchestre qui soit dans
les Pays-Bas.
Plus loin que a Félix Meritis », beaucoup plus loin, s'élève un
autre temple également consacré à l'art ; c'est le Musée Fodor. Feu
M. Fodor était, en son vivant, grand collectionneur, riche amateur,
et, déplus, citoyen généreux, adorant sa cité natale. A sa mort,
qui survint en 1860, il légua à la ville d'Amsterdam sa précieuse
collection de tableaux modernes et de dessins anciens ; et ne voulant
pas faire les choses à demi, il lui concéda, en outre, deux maisons
situées sur le Keizersgracht et 75,000 florins pour convertir ces
deux maisons en un musée portant son nom.
Aujourd'hui, le vœu du noble défunt est accompli. Un charmant
petit' musée occupe l'emplacement de son ancienne demeure, si bien
éclairé, si convenablement agencé, qu'il fait rougir le grand Trip-
penhuis,, qui devrait prendre modèle sur lui. Et là, dans de
charmantes galeries éclairées par en haut, Meissonier, Oecamps,
Ary SchefFer, Robert Fleury, Gudin, Achembach et Madou gar-
nissent joyeusement les murs, pendant que, dans de beaux albums,
les vieux maîtres de la Hollande offrent leurs dessins et leurs cro-
quis pour l'enseignement de leurs successeurs.
Mais, avant d'arriver au Musée Fodor, nous voilà au pied de la
fVesterkerk ^ ou église de l'Ouest. Cette grande place, qui s'étend
autour de nous, c'est l'ancien cimetière de l'église, transformé
depuis en un marché où, chaque semaine, on vend un peu de tout.
A l'époque de la Kermesse , c'est une des nombreuses places « où
l'on s'esbaudit tout à Taise » . Destinée étrange que celle de la plu-
part des cimetières se transfonnant en lieux de joyeuses réunions !
Mais regardons , s'il vous plaît , cette belle et grande église , qui
constitue un spécimen fort curieux d'architecture.
Elle ne remonte qu'à 1620, elle n'est donc pas très-ancienne;
mais c'est justement ce qui augmente son originalité, car, ayant
conservé la forme des vieilles églises, elle y a appliqué cette
architecture bizarre du dix-septième siècle, avec ses cintres, ses
colonnes, ses pilastres et ses altiques, qui forment la plus singulière
3S
250 AMSTERDAM ET VENISE.
confasion de styles qu'on puisse imaginer. Notez que Femploi sinml-
tané de la pierre et de la brique, en soulignant, pour ainsi dire,
chacun des détails de cette architecture, en augmente encore
Fétrangeté. La Wesierkerk toutefois, bien qu'elle soit un modèle i
peu près unique dans son genre, n'en est pas moins une construction
élégante et agréable à l'œil. Sa grande tour, conçue dans le même
goût, est à la fois hardie et gracieuse, et complète fort bien ce
très-curieux édifice.
C'est presque au pied de cette église, sur le fFestermarkt , qu'est
né un des plus grands génies poétiques dont la Hollande puisse
s'enorgueillir. Bilderdijk , qui devait régénérer la langue néerlan-
daise et la vivifier en la retrempant aux sources d'un vigoureux
patriotisme, Bilderdijk, le restaurateur du parti orthodoxe, a vu le
jour au Stille Zijde, sur le fFestermarht.
Un peu plus loin^ sur le Keizersgracht , entre le fFestermarht et
la Reestraat, est une autre maison chère aux artistes. Le docteur
Tulp l'habita, le vieux Tulp, président de la Gilde des chirurgiens,
bourgmestre d'Amsterdam , et beau-père de Six. Ce bon docteur
Tulp, le collectionneur de tableaux et l'ami de Rembrandt, celui
que vous avez vu dans la Leçon d'anatomie, le chapeau sur la tête
et la pince à la main, c'est là qu'il demeura, partageant son temps
entre ses malades, l'administration de la ville et le culte des
beaux-arts. Heureux ceux qui peuvent mener tout cela de front!
Mais le TVestermarkt , que nous n'avons pas quitté, aboutit sur
le Prinsengracht, ou canal des Princes. C'est une des trois grandes
artères circulaires d'Amsterdam; toutefois il ne justifie guère son
nom. Il est en effet peuplé de petits marchands, de cabaretiers,
et surtout de bateliers, de pêcheurs et de mariniers qui, pas plus
dans leurs habitudes que dans leurs logements ni dans leur cos-
tume , n'ont rien qui soit le moins du monde princier. Mais ce que
cette population spéciale perd en élégance et en« industrie , elle le
rattrape en pittoresque. Ici, plus de silence, plus de recueillement;
la vie active et bruyante , les tjalks encombrés de femmes et de
marmots, la tapperij et la slijterij\ avec tout leur attirail de
flacons et de tonneaux et leur$ enseignes affriolantes, qui dé-
SUR LES QUAIS. 231
taillent toutes les liqueurs connues. Vêtu moitié laine et moitié
toile cirée , la pipe à la bouche , le menton couvert d'une épaisse
barbiche, le marinier hollandais se presse dans les cabarets;
pendant que les ménagères au teint hàlé , entourées d'une nichée
de moutards, fabriquent, sur le pont des bateaux, le déjeuner du
jour, ou font sécher aux cordages le linge de la semaine. Puis ce
sont les vieilles et les vieux, assis devant leurs portes, réparant les
nasses, raccommodant les voiles ou reprenant les mailles des filets;
et les enfants barbouillés, gros, joufflus, rouges et blonds, mal
mouchés pour la plupart, espoir de la marine néerlandaise,
jouent au soldat et aux billes, ou, les yeux grands ouverts,
regardent travailler les vieux parents et prennent des leçons pour
Tavenir.
Ces trois grands canaux, le Heerengracht , le Keizersgracht et le
Prinsengracht , qui forment une triple ceinture à Amsterdam, se
continuent tous les trois jusqu'à TAmstel, sans trop rien changer à
leur physionomie respective. Mais, arrivés là, ils brisent brusque-
ment avec les traditions qu'ils avaient adoptées. Le Nieuwe Heeren
gracht, qui se continue jusqu'au port, compte encore sur ses quais
quelques grandes et belles façades, nobles et majestueuses, mais il
dépouille son cachet aristocratique et son opulente distinction.
Quant au canal de l'Empereur et à celui des Princes , ils vont pres-
que de suite aboutir au Muidergracht, qui met fin à leurs jours;
et dans leur bref parcours ils traversent le quartier juif, qui
leur enlève tout caractère individuel et leur imprime son cachet
personnel.
Nous n'aurions donc plus guère à nous occuper de ces trois
grands canaux, si le Nieuwe Heerengracht ne longeait, dans une
partie de son parcours , une superbe masse de verdure et de feuil*.
lage qu'on nomme le Plantage, et qui, à cause de deux établis-
sements publics qu'il renferme, mérite que nous lui consacrions
quelques instants.
Ces deux établissements se nomment le Park et le Jardin zoolo-
gique. liC Park est un fort joli jardin, dont les massifs habilement
distribués forment une sorte d* élégante oasis. Au miUeu s'élève un
252 ÀMSTEBDAM ET VENISE.
kiosque et autour du kiosque des girandoles de becs de gaz et de
globes de cristal. Le soir le gaz s'allume, le kiosque se garnit d'un
excellent orchestre , et un public nombreux vient s'asseoir sous les
grands arbres et prendre le frais. Mais comme il ne faut pas que
les rigueurs de la mauvaise saison puissent interrompre d'aussi
charmants plaisirs, à côté du jardin s'élève une énorme salle avec
des dégagements nombreux et commodes. C'est là qu'en hiver le pu-
blic vient chercher un abri pour goûter à l'aise l'agréable musique
dont on continue de le régaler.
Le Jardin zoologique est situé un peu plus loin ; mais il ne faut
pas manquer de l'aller voir, car c'est peut-être le plus beau qui
soit en Europe, tant à cause de sa merveilleuse installation, que
des hôtes exceptionnels qu'il contient. Parcourez- le doucement.
11 est impossible de souhaiter un parc mieux vallonné, mieux
planté, plus soigné et plus élégamment distribué. Les massifs
d*arbres exotiqpies et de fleurs y alternent avec les plus curieux
animaux et les oiseaux les plus rares. Sur sa jolie rivière, vous
trouverez toutes les sortes d'oiseaux pêcheurs, depuis les canards
mouchetés de la Caroline du Sud jusqu'aux pélicans et aux ibis
roses. Ses allées sont garnies d'une double rangée de perchoirs
sur lesquels se balancent les aras , les cacatoès et les perroquets
multicolores éblouissant les yeux et étourdissant les oreilles par
leur interminable bavardage. Les bons, les tigres et les jaguars
possèdent un véritable palais. Dans deux grandes écuries, les
éléphants et les rhinocéros sont logés comme des princes, et
un magnifique chalet abrite les hippopotames mâle et femelle,
qui sur les bords de l'Y retix>uvent leur température sénéga-
lienne. Chameaux, zébus, lamas, antilopes, bisons, cerfs et ga-
zelles animent ce charmant jardin dont ils penplent les enclos.
Chacun a son pavillon, sa maisonnette ou son kiosque. Seuls Les
ours sont enfermés dans de grandes cages où ils se trouvent
singulièrement à l'étroit. Pas moyen en effet de leur creuser une
fosse. A un mètre du sol on tix>uve l'eau, et même si l'on parvenait
à leur dessécher un trou , ils n'y seraient point à l'abri des névral-*
gies et des rhumatismes.
SUR LES QUAIS. 253
Si, en sortant du Jardin zoologique, nous reprenons le Nieuwe
Heerengracht et si nous continuons à suivre sa rive unique dans la
direction du port, nous ne tarderons pas à nous trouver devant les
Docks de l'Entrepôt royal. Ces quais immenses, qui s'étendent à perte
de vue, ombragés d'arbres et bordés de magasins, ces vastes con-
structions qui s'alignent de toutes parts, nous donnent une haute idée
du commerce et de la marine de notre grande cité. Quand on a sous les
yeux ces bassins énormes , ces vastes édifices qui bordent la Nieuwe
Vaart, cette interminable corderie qui s'étend sur YOostenburger
gracht, les chantiers et magasins de bois de marine qui garnissent
le fFittenburgergracht et le Kattenburgergracht , et surtout la forêt
de mâts et de cordages qui se dressent dans les docks et bassins de
la marine royale, alors on comprend comment les Provinces-Unies
ont pu être jadis maîtresses de la mer, et tenir tête aux flottes réu-
nies de la France et de l'Angleterre.
Après avoir contemplé un instant cette merveilleuse animation ,
ces chantiers et ces docks, ces bassins et ces navires, nous suivrons
le quai de l'Y. C'est un des plus pittoresques d- Amsterdam, à cause
de l'entrain maritime qui règne sur toute sa longueur et sur le
bassin de l'Est qui s'étend à ses pieds. Les maisons que nous lon-
geons n'ont rien de bien remarquable. Celle-ci cependant est une
école de mousses, et, par la porte entrouverte, nous pouvons
apercevoir, dans la grande cour, les marins de l'avenir grimpant
dans les cordages d'un faux brick planté en terre. C'est là quils font
leur apprentissage. Ils se préparent, par une instruction élémen-
taire mais solide, à devenir plus tard officiers de cette marine mar-
chande qui a porté si haut et si loin la réputation commerciale
d'Amsterdam.
Après YVgracht, c'est le Buitenhant qui s'ouvre devant nous.
Remarquez bien le cachet de ces maisons. Elles sont à la fois sim-
ples et sévères. Sans posséder la tournure aristocratique des hôtels
da Heerengracht y elles ont cependant un caractère noble et dis-
tingué. C'est là qu'habitaient jadis les grands armateurs et les offi-
ciers supérieurs de la marine hollandaise. Cette maison de modeste
apparence est celle où vécut de Ruiter avec sa famille. A sa vue.
SM AMSTERDAM ET VENISE.
que de soavenirs nous assaillent ! G*est snr ce petit perron de gra-
nit qae bien souvent il prit congé de sa femme et de ses enfants ,
leur promettant de revenir couvert de gloire et tenant toujours sa
promesse. La dernière fois qu'il partit^ le 24 juillet 1675, âgé
de près de soixante -dix ans, il ne nourrissait plus d'aussi bril-
lantes espérances. Malgré ses répugnances, il avait dû accepter de
conduire la flotte hollandaise dans la Méditerranée. H allait porter
secours au roi d'Espagne, à qui les Français étaient en train d*eQ-
lever la Sicile. Mais tout en obéissant aux ordres de T Amirauté,
il ne se faisait point d'illusions.
a La lutte est hors de toute proportion, avait-il dit quelques
jours auparavant : je sais que si je pars je ne reviendrai pas. »
Et comme un des membres de l'Amirauté qui se trouvaient pré-
sents s'étonnait de cette réserve et de cette hésitation , que le
grand capitaine n'avait jamais montrées dans ses campagnes anté-
rieures , ajoutant qu*il ne croyait point que l'âge pût le rendre si
timide :
u La timidité n'y est pour rien , lui répondit de Ruiter, mais j'ai
regret de voir mon pays exposer ainsi la gloire de son pavillon, et
je me fais scrupule de prêter lès mains à une aussi téméraire entre-
prise. »
Les magistrats, qui croyaient indispensable sa présence à la
tête de leur flotte, vinrent alors le prier de vaincre sa répugnance.
i( Ce n'est point, leur répondit-il, aux minisires de l'État à prier.
Ils n'ont qu'à commander, je suis prêt à obéir. Je n'hésiterai jamais
à hasarder ma vie, partout où l'État voudra hasarder sa bannière, n
En quittant sa femme et ses enfants , il leur dit adieu pour tou-
jours. Il les pressa tristement sur son cœur, et, pour la première
fois de sa vie , une grosse larme roula sur ses joues bronzées par le
soleil , tannées par le hàle , et vint mouiller sa moustache blanchie
au service de l'État. — Ses pressentiments ne le trompaient pas.
Quelques mois plus tard, le 10 avril 1676, il était blessé à mort. Un
boulet lui enlevait le pied gauche ; et, le 29 du même mois, il expi-
rait à Syracuse.
Son corps embaumé fut rapporté dans sa patrie. On lui rendit de
SUR LES QUAIS. 2S5
grands honneurs; un monument lui fut élevé dans la Nieuwekerk;
les princes adressèrent à sa veuve des lettres de condoléance ; son
buste (celui-là même que nous voyons) fut placé sur la façade de sa
maison, et le peuple d* Amsterdam considéra sa mort comme un
malheur public. Ce n'était que justice; mais cette justice était bien
tardive, et cette même populace qui maintenant pleurait le héros,
avait voulu, quelques années plus tôt, l'assassiner et livrer sa maison
au pillage.
C'était au mois de septembre 1672, au lendemain pour ainsi dire
du massacre des illustres frères de Witt. La foule, agitée par des
meneurs venus de la Haye , s'était assemblée devant cette même
maison. Elle accusait l'amiral, dont l'affection pour les deux frères
était connue de tout le monde , d'avoir trahi son pays et « vendu la
flotte hollandaise au roi de France » . En vain madame de Ruiter
était-elle venue sur le petit perron montrer aux mutins une lettre
de son illustre mari p):ouvant que le grand homme était au loin à
combattre pour son ingrate patrie , la foule ne voulait point entendre
raison, et prétendait que « le traître avait été vu^ le jour précédent,
conduit en prison pieds et poings liés » . Heureusement , cette fois ,
la garde civique arriva à temps , et la populace d'Amsterdam ,
refoulée à coups de piques et de hallebardes, n'eut point à se
reprocher im crime pRsque aussi horrible que celui que venaient
de commettre les forcenés de la Haye.
En quittant le Buitenkant, nous franchissons récluse de la Grue
{Kraansluis), etnous arrivons à la lourdes Pleureuses, la. Schreijers
toren. C'est là un nom singulier; et cette petite tour obèse, qui sert
aujourd'hui de bureau au maître du port, n'a rien d'assez lugu-
bre dans son aspect pour le justifier. Il lui vient d'un bas -relief
qu'on aperçoit sur le côté occidental. Ce bas-relief représente une
femme qui pleure en montrant au loin un vaisseau qui s'éloigne ^ et
l'inscription Schreijershoek (coin des Pleureuses) vous indique
que jadis bien des larmes ont coulé en cet endroit. C'est en effet
de ce point, situé aujourd'hui au centre du port, et qui se trouvait
alors à l'une de ses extrémités, que partaient les navires se diri-
geant vers les Indes. C'est là que les fenunes venaient embrasser
356 AMSTERDAM ET VENISE,
leur mari et les enfants leur père qui s'embarquaient pour aller coa-
quérir des mondes nouveaux et couraient grand risque de ne jamais
revoir leur patrie ni leur famille.
Après avoir tourné le u coin des Pleureuses », il nous faut jeter
un regard sur toutes ces vieilles maisons de travers, inclinées en
tout sens comme une bande de soldats ivres, étalant gaiement an
soleil leurs assises de piètres blanches qui s'enlèvent sur un fond de
AMSTEItDAM
a tour det Pleureuses.
briques noires. Ce sont peut-être les plus vieilles de la cité, et leur
grand âge excuse leurs attitudes titubantes. Depuis qu'elles pen-
chent ainsi et semblent vouloir tomber, bien des générations se
sont succédé autour d'elles. Et bien d'autres sans doute passe-
ront encore à leur pied, avant qu'elles se décident à faire place à
d'autres maisons plus réguhères et mieux.d'aplomb.
Si nous suivions oes maisons titubantes, nous retomberions sur
le Damrak que nous avons déjà parcouru. Aussi vous plait-il que
nous prenions un de ces petits bateaux à voile qui sont à deux pas
SUR LES QUAIS. 257
de. nous? Nous traverserons F Y et nous irons jusqu'à Zaandam.
C'est là que jadis les vieux Hollandais aimaient à passer les mois
chauds de l'année. Chaque négociant y avait sa petite maisonnette
où le soir, les affaires faites , il se rendait pour prendre le thé. C'est
presque un quartier de la grande ville et l'un des plus pittoresques
assurément. — Bien. — Nous voilà voguant à travers le port. Cette
masse de verdure que vous voyez devant vous, c'est le Tolhuis,
une grande guinguette, avec orchestre le dimanche, et deux cents
labiés sous les arbres verts. On y va le soir respirer le frais, rire
et causer. Ces grands bâtiments qui se profilent plus loin, isolés de
tonte habitation , sont les magasins de pétrole , que la municipalité
prudente éloigne avec raison du centre de la cité.
Mais bientôt les bords s'écartent et le bras de mer s'élargit. A
droite et à gauche, les rives sont si planes que c'est à peine si on
les aperçoit dominant les flots. Elles bordent la grande plaine
liquide d'un petit liséré vert. Au-dessus tournent les ailes rouges et
noires des moulins à vent. A mesure que nous avançons, le nombre
de ceux-ci augmente. Du côté de Zaandam, ils sont si nom-
breux qu'on ne saurait les compter.
Dans un temps qui n'est pas bien éloigné, toute cette petite mer,
sur laquelle nous voguons, sera en partie desséchée. Le plan en est
fait, et nous voyons déjà, au milieu de la masse liquide, cette lon-
gue digue qui s'avance comme un serpent voguant au-dessus des
flots. Bientôt cette digue ira rejoindre Amsterdam et isolera de l'Y
toute cette partie, qu'on s'empressera de mettre à sec. Mais nous
voilà à l'entrée de la Zaan. Droit devant nous, nous voyons le joli
village se dresser gaiement au milieu d'une masse de feuillage. Ce
sont des maisons noires ou grises, jaunes ou vertes, avec des formes
bizarres et des décors étranges. On dirait des jouets de Nuremberg
étages sur la digue. Tout cela est propre, frais et pimpant. L'irré-
parable outrage des ans merveilleusement réparé nous fait croire que
tous ces grands jouets ne datentque d'hier. L'église avec son clocher
pointu, l'hôtel de ville et ce café à balcon, avec ses allures orientales,
complètent admirablement ce tableau si bizarre. Toutes ces mai-*
sonnettes distribuées au hasard des deux côtés de l'écluse, qui porte
33
258 AMSTERDAM ET VENISE.
fièrement les armes de la ville et celles de la province, tous ces
bateaux avec leurs coques brunes, leurs voiles rouges et leurs petits
drapeaux, forment rbarmonie la plus étrange de tons criards et dis-
cordants. Le rouge brique, le jaune de chrome, le noir et le vert
épinard s'entre-choquent et composent le plus extraordinaire assem-
blage de notes aiguës qu'on puisse souhaiter. Tout cela cependant
se trouve adouci, tempéré et comme fondu par Tatmosphère lumi-
neuse qui le baigne, et l'ensemble de toutes ces couleurs crues n*a
rien que d'agréable à l'œil et de plaisant.
Mais nous abordons sous les grands arbres, et nous voilà par-
courant les rues de Zaandam. Elles sont au nombre de deux.
L'une et l'autre longent la Zaan, qui est bien la plus délicieuse
rivière qu'on puisse trouver. Large et tranquille, elle coule à pleins
bords entre deux rives couvertes d'arbres et de fleurs, au milieu
desquels sont nichées ime foule de maisonnettes, de belvédères, de
kiosques construits en bois et peints des couleurs les plus diverses
et les plus étranges. Grands arbres et folles maisons se mirent dans
la rivière , qui réfléchit aussi le ciel bleu avec ses gros nuages blancs.
Transportez-vous là tout d'un coup. Vous vous croirez en Chine, au
Japon, dans les Indes peut-être; partout, excepté à une heure
d'Amsterdam et à deux cents lieues de Paris.
Les rues ne déparent point ce village unique au monde; des
deux côtés elles sont bordées de petites maisons en bois, peinturlu-
rées et sculpturées de mille manières. Leurs jardinets sont cailloutés
de différentes couleurs, les arbres sont peints en blanc, et des bons-
hommes en terre coloriée semblent égarés au milieu des massifs
taillés, peignés, ficelés, tirés à quatre épingles. Tout cela est lavé,
ciré, verni, d'une propreté désespérante. Il n'est pas jusqu'aux bri-
ques du trottoir et à celles de la chaussée qui ne soient récurées,
passées au torchon et périodiquement lavées au sable blanc avec
un soin extrême. La propreté ici n'est plus une vertu, c'est une
sorte de maladie, c'est le paroxysme du récurage.
A deux pas de nous , sur notre gauche , se trouve une maison-
nette de bois qui a des prétentions historiques. C'est la cabane ha-
bitée, dit-on, par Pierre le Grand. A moitié ruinée par les années.
j
SUR LES QUAIS. 259
pour qu'elle n*achevât pas de s'effondrer sous l'action du temps ,
on a été obligé de l'enfermer dans un hangar de briques, comme
ces chalets minuscules qu'on place dans une boite, de peur qu'il
ne leur arrive quelque accident. Outre que la tradition n'est pas
bien certaine (car il n'est pas prouvé que le czar Pierre soit venu
travailler comme ouvrier à Zaandam, et, s'il y est venu, qu'il ait
habité là), la maisonnette par elle-même n'offre qu'un médiocre
ÎQtérét. L'art n'a rien à voir dans ce souvenir pseudo-historique.
Les murs disparaissent sous des inscriptions idiotes ou des noms
inconnus {nomina stultorum,..) péniblement gravés. C'est cepen-
dant un lieu de pèlerinage où tout le monde accourt. Les souverains
eux-mêmes s'y rendent. Voyez plutôt ces inscriptions lapidaires et
cette plaque de marbre consacrée par l'empereur Alexandre à
son aïeul Pierre le Grand. Mais laissons de côté tous ces souvenirs
plus ou moins apocryphes.
Pour rentrer à Amsterdam, nous aborderons, s'il vous plaît, à
l'extrémité occidentale de la ville. C'est la seule partie que nous ne
connaissions point encore. Nous y trouverons une charmante pro-
menade , de grands arbres , un terrain vallonné , ce qui est rare en
Hollande, des allées sinueuses et de petites chaumières point du
tout apprêtées qui tranchent avec le spectacle que Zaandam nous
offrait à l'instant. C'est une espèce de grand parc dédaigné, je ne
sais trop pourquoi , par la fashion amsterdamoise , car il est très-
pittoresquement situé. Les promeneurs y sont abondants, mais ce
sont de petites gens, des enfants, surtout des bonnes, et, par con-
séquent, des militaires. C'est le Park TFelgelegen. A travers ses
allées ombreuses nous gagnerons la fVillemspoort et ensuite le
Singel extérieur. Ce grand canal, qui, jusque dans ces temps der-
niers, servait de rempart et de ceinture à la ville, mériterait bien que
nous suivissions ses bords dentelés, mais cela allongerait trop notre
promenade. Transportons-nous tout d'un coup à la Leidschebarrière,
traversons le pont et pénétrons dans le Vondelspark. C'est par ce
dernier rendez-vous des élégances amsterdamoises que nous termi-
nerons notre excursion dans la reine de l'Y.
Le Vondelspark est le bois de Boulogne d'Amsterdam. Chaque
260 AMSTERDAM ET VENISE.
jour, à heure Bxe, le beau monde vient s'y promener. Assis h la
porte de grands cafés, on assiste au défilé des équipages et des cava-
liers. Au milieu du park, se dresse un monument élevé à la gloire
de Vondel et couronné par une statue représentant ce noble génie
poétique, dont s'enorgueillit à juste titre la littérature néerlandaise.
Pour que le Vondelspark soit irréprochable, il ne lui manque
que trois choses : quelques accidents de terrain, un sol stable, car
les allées tremblent sous le pied des promeneurs, et des arbres.
Mais cette aristocratique promenade est encore un enfant; elle date
pour ainsi dire d'hier. Les arbres sont à peine plantés ; le sol est
bon, ils pousseront vite et bien, et leurs racines, en s'entre-croisant,
rendront le terrain plus solide. Il ne manquera plus que les acci-
dents de terrain. Pour ceux-là, je doute qu'il en pousse jamais.
u Le monde attire la foule « , dit un vieux proverbe bien juste et
bien vrai. Il y a quelques années, quand on posa la première pierre
du monument de Vondel, et qu'on planta les premiers arbres du
parc, tout ce coin de terre n'était qu'un immense polder, habité
seulement par des fermiers et peuplé par leurs bestiaux. Aujour-
d'hui, de tous côtés, les rues s'alignent, les maisons de quatre
étages se dressent et les jardins se dessinent. Avant dix ans, vingt
rues nouvelles, étalant leurs circuits où l'herbe pousse encore, au-
ront complété ce quartier neuf, entourant le park de leurs repHs,
et apportant à Amsterdam un surcroît d'étendue.
Un polder hollanJait.
XI
CONCLUSION
Voilà donc notre double excursion terminée. Maintenant que nous
connaissons nos deux villes, aussi bien que cela est permis après
une promenade attentive mais un^eu sommaire, recueillons-nous,
s'il vous plaît, groupons nos sensations, et résumons- les en quelques
lignes.
Ce qui nous a surtout frappés dans notre arrivée à Venise, et dans
la meilleure partie de nos incursions à travers la ville, c'est d'abord
sa couleur merveilleuse. Les palais de marbres blancs et roses,
avec les ombres presque noires que projettent les sculptures en
saillie, les poteaux enrubannés de couleurs voyantes, les tons
rouges de la brique, au-dessus de tout cela le ciel bleu foncé et
au-dessous la mer vert émeraude , ont produit sur nous une pre-
mière impression qui ne s'effacera plus jamais de notre esprit.
Ensuite, nous avons rencontré presque à chaque pas un souvenir
historique pieusement conservé, un grand nom qui, à lui seul, évo-
quait une épopée entière. Il semble, maintenant que nous réca-
pitulons ces émotions diverses , que la vie se soit arrêtée tout à
coup dans Venise pleine de gloire, débordante de richesses, de
puissance et de renommée, et que le passé ait empêché le présent
de se substituer à lui. C'est là, n'est-il pas vrai? la seconde impres-
sion que nous avons éprouvée.
Puis, à mesure que nous avons mieux observé les rues et les
palais, les canaux et la lagune, nous avons reconnu à chaque
chose une physionomie spéciale. Les rues et les canaux forment un
écheveau inextricable dans lequel on est mal à l'aise, tant on se
274 AMSTERDAM ET VENISE.
Faide des faits acquis arriver à déterminer le caractère de la nation
dont on s'occupe; et enfin, pour contrôler les opinions qui résultent
de cette somme de remarques, on a, comme critérium, la produc-
tion artistique de cette race , de ce peuple , ou de cette ville. C'est
un guide certain et qui trompe bien rarement.
Voilà, n*est-il pas vrai? une marche tout à fait logique et natu-
relle. Elle paraît tout d'abord si simple et si raisonnable, que le
meilleur moyen d'arriver à notre but nous semble être cette série
d'étapes successives. Nous allons donc commencer par étudier
le type général de nos deux peuples; ensuite nous grouperons,
autour de ce type général, les physionomies qui nous auront le
plus frappés ; puis nous observerons avec soin le costume et nous
en retracerons l'histoire. Ce premier point acquis, nous pénétrerons
dans la vie de famille ; nous parcourrons toute la gamme des plai-
sirs, des amusements et des distractions ; et de cette somme d'ob-
servations nous déduirons les grandes lignes du caractère. Enfin
nous terminerons par une étude approfondie de l'architecture, de
la sculpture et de la peinture des deux grandes écoles vénitienne
et hollandaise , et, nous servant des observations que nous aurons,
encore là, mises à profit, nous contrôlerons nos impressions pre-
mières et résumerons les sentiments et les sensations que nous aurons
éprouvés.
De cette façon il n'y aura ni embarras ni désordre. En route
donc , et ne vous efbayez pas s'il nous arrive parfois d'allonger un
peu le chemin en butinant à droite ou à gauche quelques anecdotes
plus ou moins graves. Celles que nous recueillerons de la sorte
n'auront d'autre but que de nous fournir des preuves à l'appui de nos
observations ou de tromper l'ennui de la route. Ceci bien convenu,
commençons donc notre série d'études par le type géuéral.
« Le corps est le plus souvent grand, mais charpenté à gros coups
ou rentassé, lourd et sans élégance. » C'est ainsi qu'un excellent
écrivain , homme d'esprit et d'érudition , chercheur et observateur
de mérite', nous décrit les formes de la race hollandaise. Disons
* Philosophie de tort dans les Pays-Bas, par H. Taiae.
LE TYPE GÉNÉRAL. 275
vite que pour cette fois Testhéticien se trompe et que robservatear
est en défaut.
L'erreur du reste s'explique facilement. M. Taine a confondu
dans une même description tout l'ensemble des Pays-Bas. Il a mêlé
les provinces hollandaises avec les provinces belges, les pays catho-
liques avec les pays protestants , l'élément wallon avec Télément
flamand , les Frisons avec les Brabançons , et rattaché toutes ces
nationalités fort distinctes à l'Allemagne , avec laquelle elles n'ont
que faire. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait donné à la phy-
sionomie hollandaise des caractères qu'elle ne comporte pas, et que
sa description trop générale se trouve en défaut dans le cas spécial
qui nous occupe.
Il y a, en effet, peu de peuples au monde aussi voisins que le
sont les Belges et les Hollandais, qui présentent des différences
aussi marquées : type, croyances, habitudes, aspirations, tout est
dissemblable entre ces deux nations. liCS rochers qui avoisinent
IJége et les collines sur lesquelles Bruxelles est constniit ne difiFèrent
pas davantage des polders qui entourent Amsterdam. Ne tenons
donc point compte des impressions du critique français. Consta-
tons plutôt que, contrairement aux idées reçues, la race hollandaise
n'est point massive et lourde; que les femmes n'y ont point ces
chairs abondantes et boursouflées qui comptent pour beaucoup dans
la beauté des Flamandes, et que l'obésité chez les hommes est aussi
rare qu'en tout autre pays.
La meiUeure manière, du reste, de se rendre un compte exact de
la moyenne de taille et d'aptitudes physiques d'un peuple, c'est de
regarder son armée. Eh bien, le soldat néerlandais est de taille fort
ordinaire, solidement bâti, vigoureusement charpenté, mais bien
découplé et nullement « rentassé, lourd et sans élégance n .
Une autre erreur, elle aussi fort répandue, c'est de se figurer tous
les Bataves avec les yeux bleu de faïence et u des cheveux d'un
blond filasse et presque blancs chez les petits enfants » . Gela a pu
être vrai du temps de Tacite, et encore cela s'appliquait beaucoup
plus aux Frisons, auri come^ qu'aux Bataves. Mais depuis ce temps,
les choses ont singulièrement changé. Le pays n'est plus le même
276 AMSTERDAM ET VENISE.
et la race est tout autre. L'occupation espagnole, l'émig^ration fran-
çaise, la conquête des Indes ont modifié le type primitif, et si les
cheveux blonds, les barbes rousses ne sont point encore un fait
exceptionnel , on peut dire que les cheveux châtains et même les
cheveux noirs ornent aujourd'hui la grande majorité des têtes
amsterdamoises .
Ce qui s'est conservé, par exemple, c'est cette transparence de
peau , cette merveilleuse blancheur , ce teint rose , d'une exquise
fraîcheur, qu'on trouve uniformément sur tous les jeunes visages. Il
n'y a pas de bouquet plus délicat de nuances que ces adorables
figures de babys et ces suaves physionomies déjeunes filles. Ces roses,
hélas! comme toutes celles de ce monde, s'effeuillent avec le temps.
Mais si vous passez jamais le long dés canaux majestueux et recueillis
de la vieille cité hollandaise, jetez les yeux sur les demeures prin-
cières qui les bordent ; regardez à travers ces grandes glaces entou-
rées de guipure et drapées de velours qui garnissent les fenêtres;
arrêtez vos regards sur ces belles têtes aux cheveux châtains, aux
lèvres incarnat^ aux yeux pleins de douceur, au visage à la fois
souriant et étonné, et lé souvenir de ces chastes apparitions restera,
j'en suis certain, éternellement gravé dans votre cœur.
Les jeunes filles d'Amsterdam possèdent, en effet, ce merveil-
leux privilège d'avoir la physionomie la plus attachante qu'on puisse
rêver. Elle est faite de contrastes : tendre, expressive et maligne à la
fois; naïve et crédule avec une pointe de moquerie, timide sans
embarras, craintive et audacieuse en même temps. Ajoutons que
jamais physionomie ne peignit mieux le caractère.
Le jeune homme, lui, est grand ami des plaisirs du corps. Le
manège dont il raffole, et le canotage qu'il adore, élargissent sa
poitrine et musclent ses bras. Bien qu'il renonce de bonne heure à
ces exercices précieux, ils influent cependant sur son développement
général et lui donnent une liberté d'allures dont plus tard on retrouve
encore les traces. Dès son plus jeune âge, il a joui d'une liberté pres-
que absolue, tempérée seulement par ses devoirs de famille et ses
obligations scolaires ; aussi n'aspire-t-il pas après une émancipa*
tion anticipée. La pratique de l'indépendance et l'habitude de la
LE TYPE GÉNÉRAL. 277
responsabilité, Kont familiarisé avec les exigences de la vie sociale ;
dès son enfance, il a le sentiment de ce qu'il doit aux autres et de
ce qu'il se doit à lui-même. Il se surveille; il s'exerce à n'aban-
donner rien au hasard, ses paroles sont réfléchies et ses actes
voulus. Sachant qu*il doit beaucoup compter sur lui-même, il cal-
cule la portée de ses moindres actions, en prévoit les conséquences,
et s'applique à les rendre aussi profitables que possible. Redoutant
les mécomptes, il aborde difficilement l'inconnu, et mis de bonne,
heure aux prises avec les exig^ences de la vie, il sait compter et
devient économe.
Toutes ces qualités de prudence se lisent sur sa personne. Gomme
tout homme libre, il se tient droit et marche la tête haute. Comme
tout homme habitué au calcul, il est sérieux et réservé. La réflexion
lui donne l'air froid ; se méfiant de lui-même, il réfléchit longuement
avant de parler et parait à cause de cela lent à comprendre, lourd à
émouvoir, difficile à impressionner; mais dès qu'il dépouille cette
enveloppe de glace cfti il condense ses sentiments et ses sensations, il
apparaît fougueux, emporté, bruyant, généreux et violent à l'excès.
A mesure qu'il avance dans la vie , les qualités qu'il s'impose se
développent et quelquefois par l'excès se changent en défauts. En
effet, s'il ne garde pas la juste mesure , sa réserve devient froideur,
sa retenue passe pour de la hauteur, sa prudence prend des airs
méfiants, et comme chacune de ses paroles a été mûrement pensée
et sagement réfléchie, il lui donne une importance, un poids qui pour-
raient presque passer pour de la prétention. C'est là ce que parfois
les étrangers pensent de lui, car c'est surtout vis-à-vis des étrangers
qu'il affecte ces allures réservées et prudentes. Se regardant comme
un fragment de sa chère Néerlande, comme une fraction de ce
grand « Tout » qui constitue son pays bien-aimé, il veut répudier
loin de lui tout ce qui pourrait atténuer la haute opinion qu'on
doit avoir de sa généreuse et noble patrie. Son épiderme national
(si je puis parler ainsi) est d'une susceptibilité extrême. Il supporte
difficilement la critique et ne la pardonne que quand elle frappe très-
juste. Aussi, comme il la redoute à l'excès, il s'observe avec une pré-
caution excessive. Il s'entoure, pour ainsi dire, d'un mur de glace.
278 AMSTERDAM ET VENISE.
et franchement c'est une faute. L'étranger qui le voit réservé, posé,
méticuleux en toute chose, s'en fait une idée absolument fausse.
Écoutant sa parole sage, mûrie, mesurée, étudiée, pour ainsi
dire scandée en phrases solides et en longues périodes, il croit
à une sorte de roideur prétentieuse, à une lourdeur intellectuelle
qui sont loin d'exister. De là ces appréciations mal fondées, ces
critiques superficielles qu'on trouve dans la plupart des livres.
On prend, en effet, pour un visage ce qui n'est qu'un masque.
On croit avoir découvert un trait du caractère national dans ce qui
n'est qu'une contrainte imposée, par les mœurs républicaines, le cli-
mat et l'aspect du pays, à une race naturellement robuste, volontaire
jusqu'à la violence, passionnée jusqu'à l'entêtement et amoureuse du
plaisir par tempérament. Que le masque tombe, l'enthousiasme
parait. Au froid intense succède une chaleur extrême. Avec les
gens qu'il aime le Hollandais redevient lui-même, c'est-à-dire qu'il
se montre tout autre qu'on ne le croit. La réserve fait place à la
confiance et à l'abandon ; sa joie est bruyante et communicative, et
nul plus que lui n'est vif et passionné. Mais tout cela l'étranger
l'ignore, et le plus souvent on croit, avec Edgard Poe, que le pays
est peuplé de maniaques, ou avec M. Taine, que les FloUandais
sont des gens « roides, figés, sans émotions ni sentiment ».
C'est parce que l'aspect physique d'un peuple reflète toujours
les préoccupations de son esprit, que nous avons tant insisté sur cette
contrainte morale que le Hollandais s'impose. Homme de second
mouvement, se défiant avec ou sans raison de ses impressions pre-
mières, rougissant pour ainsi dire de laisser voir les impulsions
spontanées de son cœur, il finit par modeler son corps sur les exi-
gences de son esprit. Ce corps souple et robuste, ni trop grand, ni
trop gros, perd rapidement cette désinvolture qui ressemble à de
l'abandon. Une gravité étudiée remplace , chez le jeune homme,
l'aisance et la grâce qui sont le propre de son âge. Mais si cette
contrainte, jointe aux exigences du climat, qui l'obligent à se
couvrir outre mesure , tempère la vivacité de ses mouvements,
elle ne parvient pas cependant à atténuer sa robuste constitution
et ses élégantes proportions. Voyez tous les Hollandais qui quittent
LE TYPE GÉNÉRAL. 279
leur pays et dépouillent sur le sol étranger leur froideur de con-
vention et leur réserve classique, il s'opère en eux une véritable
transformation. Ceux qui reviennent des Indes en sont un frappant
exemple « Remarquez ceux qui vivent à la Haye, en contact avec
une population cosmopolite, ils sont méconnaissables; il semble
qu'ils appartiennent à un autre peuple, presque à une autre race.
Si, au contraire, nous allions dans la Noord-^HoUand, à Alkmaar,
à Hooiii ou à Enkhuizen, nous serions frappés de l'excès contraire.
Mais même dans ces pays extrêmes on parvient facilement à décou-
vrir , sous un type de convention, les éminentes qualités de la race
primitive. La volonté et la santé y bravent le plus délétère des cli-
mats ; et, à travers les excès, la vieillesse arrive calme, douce, pai-
sible, sans que le tempérament ait été altéré par ies intempéries
fiévreuses d'un ciel inclément et les conséquences qui en découlent.
Mais c'est à Amsterdam surtout qu'il faut les voir^ ces vieux et
solides Hollandais au déclin de la vie, semblant se recueillir en eux-
mêmes et souriant au souvenir d'une existence bien remplie. Leur
physionomie a cette placidité méditative qui commande le respect.
Ils abandonnent les discussions bruyantes et les conversations pas-
sionnées. Ils revivent dans leurs nombreux enfants, et laissant aux
nouveaux venus les tracas de la politique et les embarras des
affaires, ils se réfugient entre un verre de vin vieux bu à petits
coups^ et le journal de leur choix paisiblement digéré. C'est dans
cette compagnie qu'ils passent les dernières journées que leur
compte la nature, et leur vie s'achève doucement, sans bruit et
sans secousses, comme un cigare qui s'éteint dans l'ombre.
L'existence de la femme hollandaise est trop intimement liée à
celle de son mari pour que nous ne retrouvions point en elle les
mêmes caractères généraux, mais atténués, mitigés par la don*
ceur de son esprit, l'excellence de son cœur et la grâce de son
sexe. Aussitôt mariée, elle s'absorbe pour ainsi dire dans son
époux, abdique ses traits distinctifs, applique toute sa personne aux
soins de sa maison, et place ses devoirs de famille au-dessus de toute
autre préoccupation. Adieu la coquetterie et le désir de plaire!
Être aimée de son mari, chérie de ses enfants, estimée du monde,
280 AMSTEHDAM ET VENISE.
voilà le rêve que caresse cette tête de vingt ans, devenue lout d'un
coup sage , réservée , indulgente pour les autres et sévère pour ell« -
même.
AMSTERDAM
UuB rainDIe bullandaUc, d'aprèi le lalilcau de F. Idiéri».
C'est en vaia en effet que vous chercheriez chez la jeuae femme
cette sorte d'audace, de hardiesse, de crânerie qu'où reacontre
chez les jeunes filles d'Amsterdam. Tous ces signes d'indépendance
LE TYPK GÉNÉRAL. 281
se sont effacés d*un coup. Il ne s'agit plus d'être un adorable démon,
joli, gracieux et audacieux; il faut être l'ange de la maison. Dès
lors on se consacre tout entière au bonheur de sa nouvelle famille,
on dit adieu aux grâces printauières ; on renonce à la parure ; la
crainte de déplaire rend timide, et l'on modèle ses impressions sur
celles de son maître et seigneur.
T^e résultat de cette affectueuse conduite est facile à deviner» Les
charmes exquis de la jeune fille hollandaise se retrouvent bien rare-
ment chez la femme mariée. La direction du ménage, Tadministra-
lion du home, les enfants nombreux et joufflus qui arrivent d'année
en année, préoccupant le cœur de la jeune mère et peuplant sa vie
de chères inquiétudes, ont vite raison de sa. beauté. Autant les filles
délicieusement fraîches et gracieuses sont nombreuses, autant les
femmes qui passé la trentaine sont encore belles ou jolies se ren-
contrent peu souvent. Je ne dirai point qu'elles constituent une
rareté, mais elles sont certainement une exception. La femme de
trente ans avec ses séductions spéciales est presque inconnue en
Hollande; c'est un fait qui frappe tous les étrangers. Un jour un
peintre russe s'écriait en ma présence : « Mais que fait-on de toutes
ces délicieuses filles? » Il ne pouvait croire qu'elles restassent dans
le pays.
Qu'importe du resté à la femme hollandaise d'éblouir ceux qu'elle
ne connaît pas? Pourvu qu'elle plaise à son mari, son but est rempli.
Se dévouer pour sa famille, prévenir les désirs de son époux, être
agréable à son entourage, voilà son objectif. Pour cela un excellent
cœur vaut mieux qu'un visage correct, une mise recherchée et tous
les manèges de la coquetterie.
Le lecteur trouvera sans doute que ce portrait diffère singulière-
ment de ceux qu'il a vus jusque-là. Il s'étonne peut-être de ce que
nous rompions aussi brusquement avec la tradition. Mais ce n'est
point notre faute si, après bien des années d'observation sincère, il
nous est impossible de nous plier aux idées toutes faites. Nous
avons décrit l'homme hollandais tel que nous avons appris à le con-
naître, non point gros, lourd, mastoc, obèse, sorte de géant avec
les cheveux de filasse et les yeux de faïence ; mais de taille ordinaire^
36*
i82 AMSTERDAM ET VENISE. .
bien pris, solidement musclé, aux cheveux et aux yeux puissam*
ment colorés et se contraignant par calcul à cette froideur que Ton
prend pour de l'indifFérence. Nous vous avons dépeint la femme
hollandaise non point massive et charnue, haute en couleur, image
de la santé obèse, comme il est d*usage de se la représenter, mais
svelte, énergique, douce et robuste. Et si Ton veut parcourir seule^
ment Thistoire de cette race batave , dont la place est si noblement
marquée dans les annales de l'humanité, on verra que, pour acco'm*
plir toutes les grandes choses qu'elle a faites, il fallait qu^elle fût
constituée de la sorte, et non ppint taillée sur le patron de fantaisie
qu'on lui donne comme type depuis, hélas! tant d'années.
Si le type amsterdamois a été de tout temps peu connu et mal
décrit, il en est à peu près de même du type vénitien. Les figures
que l'esprit évoque au seul nom de Venise sont des figures de fanr
taisie. Les romanciers et les po.ëtes en sont im peu la cause, mais
c'est aux mêmes raisons qui rendent la vie hollandaise si difficile
à connaître qu'il faut surtout attribuer la gravité des erreurs
commises. La vie vénitienne, en effet, est à peu près impénétrable
pour l'étranger ; ne pouvant aller au fond des choses, il juge sur
la surface. Or, celle-ci est essentiellement cosmopolite et nullement
nationale. Ces sortes d'appréciations n*ont rien du reste qui doive nous
surprendre. Ne sommes-nous pas habitués à voir juger la France
d'après Paris, et Paris d'après vingt mille existences échappées de
tous les coins du monde, qui peuplent deux kilomètres de boulevard?
Lisez Amelot de la Houssaye, Freschot, le président de Brosses^
les lettres de Bonne val ; aucun d'eux n*a traversé cette couche superfi-
cielle. Aucun d'eux même ne l'a essayé, en reconnaissant tout de suite
l'impossibilité. Au siècle dernier, il y avait à Venise tout un monde
de proscrits, d'aventuriers, de chevaliers d'industrie et de femmes
déclassées qui formaient la seule société accessible à un étranger*
Aujourd'hui encore, à part quelques nobles salons courtoisement
/ouverts^ le monde, qu'on voit, qui vous admet et vous reçoit est
ou bien officiel, c'est-à-dire sans caractère, ou essentiellement cos-
mopolite. La population aristocratique qui hante les palais du Grand
Canal est pour les trois quarts russe, française, allemande, ita^!-
LE TYPE GÉNÉRAL. 283
lienne, maïs fort peu vénitienne, et c'est elle qui forme le fond de
ce qu'on appelle la haute société. Comment s'étonner après cela
qu'on ait pris l'apparence pour la réalité?
Le Vénitien est généralement de taille moyenne, svelte, bien pris
et gracieux de sa personne. lia les cheveux parfois blonds, souvent
châtains, quelquefois d'un beau noir foncé, mais son teint conserve
toujours une blancheur qui te distingue des Toscans et des Lombards
ses voisins. Physiquement, c'est le moins Italien des riverains de
l'Adriatique depuis Brindisi jusqu'à Trieste. Il n'a pas non plus
cette pétulance ni cette vivacité qu'on constate de Milan à Naples
comme une sorte de caractère national. Jamais sa démarche n'est
hâtive, et son allure n'a rien de pressé. Dès qu'il est hors de chez
lui, il observe et s'observe. Comme le Hollandais, il n'aime point
qu'on le pénètre. Toujours maître de lui, il redoute la violence et
ne s'y abandonne presque jamais. Ses actions sont longuement
réfléchies, et, semblable en cela à l'habitant d'Amsterdam, il évite
d'obéir à son premier mouvement. Comme lui aussi, il restera
«
de longues heures au café, parlant peu, regardant, remarquant
et critiquant. Il n'a point la jactance bruyante de l'Italien méri-
dional; même dans les plus infîmes cabarets, on trouve tou-
jours un silence relatif. Si le Vénitien joue, ce sera froidement,
sans grands cris, sans gros mots, sans grands gestes. Il évitera
de montrer sa joie s'il a gagné, et cachera son dépit s'il a perdu.
Fier de son pays et de l'antique splendeur de sa ville, il porte
la tête haute et le regard assuré , sans pour cela être provocateur
ni arrogant; sa tenue est presque toujours sombre et sévère. Il
n'aime pas les couleurs voyantes et les bannit de ses vêtements.
Ainsi que l'Amsterdamois , il règle sa vie et demeure fidèle à ses
habitudes. Jusqu'au déclin de son existence, il se montre constant
à ses usages, casanier, amoureux de sa ville et peu désireux de
visiter l'étranger, et il faut que la mort vienne lui imposer ses
rigueurs inéluctables pour qu'il se décide â quitter sa Piazza bien-
aimée.
Ceux qui se figurent les Vénitiennes semblables à ces superbes
créatures que le Titien et Paul Véronèse ont prodiguées dans leurs
284 AMSTERDAM ET VENISE.
œuvres, commettent une erreur aussi grave que celui qui se repré-
sente les Flamandes à travers les tableaux de Rubens. Les jeunes
filles vénitiennes n'ont rien de ces apparences plantureuses qu'affec-
tionnaient les maîtres de l'École. Leur type est aimable, gracieux,
coquet, piquant; toutefois elles ne possèdent ni cette carnation
nacrée, ni ces joues rosées et fraîches, ni ce port majestueux qui dis-
tinguent les créations allégoriques dont on a décoré le palais ducal.
C'est le propre des grands artistes d'aller au delà de la nature et
de la modifier en l'idéalisant.
Mais pour n'être point semblables aux beautés consacrées
par l'École, les jeunes Vénitiennes n'en ont pas moins leur
charme bien spécial, et les délicieuses figures qu'on rencontre
sous les procuraties, qu'on aperçoit accoudées sur les balcons
de marbre, ou qui le soir vous croisent en gondole, sont bien faites
pour charmer les regards, se graver dans le souvenir et faire
battre les cœurs qui ont encore la force d'aimer et l'espoir d'être
heureux.
Elles sont cependant moins uniformément jolies que les filles
d'Amsterdam ; elles n'ont point cette beauté transparente, éthérée,
qui semble, par sa fraîcheur et sa délicatesse, appartenir à un
monde idéal , et qui est le privilège indiscutable des femmes du
Nord. Leur type de beauté est ou brun ou blond ; mais les
blondes elles-mêmes (et elles sont fort nombreuses) n'ont pas cet
incarnat velouté qui ressemble au duvet d'une fleur et parait
devoir s'envoler au moindre souffle et se ternir au premier rayon de
soleil. Sous leurs cheveux dorés, leur peau prend des teintes mates
ou d*un blanc laiteux que relèvent deux yeux bruns dont l'exprès*
sion est étrange et le charme Jout particulier. Il est peu de physio-
nomies qui captivent autant que celle de ces blondes Vénitiennes.
Aussi à Venise les redoute-t-on plus que les brunes et les juge-t-on
avec sévérité. Au rebours des autres pays, où l'on accorde aux
femmes blondes une foule de qualités en apanage, la bonté, la dou-
ceur et la sensibilité, les Vénitiens les regardent comme perfides et
trompeuses. « Méfie-toi , dit un proverbe , des filles blondes et des
pierres vertes, n Les pierres vertes sont celles sur lesquelles l'eau
LE TYPE GÉNÉRAL.
des lag^unes a déposé son limoD verd&tre et dont la surface glissante
est pleine de danger.
La fille brune, au contraire, passe pour avoir le cœur simple; et
ses grands yeux noirs, ses cheveux ondulés, sa jolie peau légère-
TENISE
c blondiMant le» cbev
'«pri» Ceure Vecellio.
ment bistrée, aux tons chauds et veloutés, ne cachent, paralt-il,
aucun piège. Ce sont des choses qu'il est bon de croire sur parole.
Néanmoins ces deux genres de beauté sont bien faits pour charmer
les yeux et , par leur contraste frappant, pour se faire valoir l'un et
l'autre.
286 AMSTERDAM ET VENISE.
En avançant en âge, tous ces doux privilèges disparaissent.
A Venise, comme à Amsterdam, les familles sont nombreuses,
et ce n*est point impunément qu'on donne le jour à ces délicieux
bambini qui sont le charme et l'espoir de la vie. La femme véni-
tienne se flétrit rapidement ; quoiqu'on ne se marie pas trop jeune,
les beautés de trente ans sont presque aussi rares à Venise qu'à
Amsterdam. Dans le grand monde seulement, là où les soins de la
toilette et les prestiges de la coquetterie savent
. . . Réparer des ans Tirréparable outragée,
on trouve nombre de jolies femmes qui conservent jusqu'à la qua-
rantaine les grâces et la fraîcheur de leur vingt-cinquième prin-
temps.
Comme la femme hollandaise, la Vénitienne sort peu et ne quitte
guère son logis. Toutefois, ce n'est pas l'amour du « chez soi »
qui la cloue à la maison. Elle est casanière par nature, par tradi-
tion et par nécessité. Au lieu de s'occuper de son intérieur, on la
voit pendant des heures entières accoudée sur son balcon, suivant
des yeux les pigeons de Saint- Marc qui volent dans le ciel bleu ou
la noire gondole qui file silencieusement sur l'eau verte des lagunes.
Au bon temps de la République, à l'époque du Titien et de
l'Arétin , ces balcons offraient un spectacle assez étrange. Il était
alors de mode de se faire blondir les cheveux; et les jolies patri-
ciennes passaient des heures entières à leurs fenêtres exposant
à l'air leur chevelure imprégnée de teinture et les faisant sécher
au soleil. C'est cette curieuse habitude dont Cesare Vecellio a
retracé l'image dans sa gravure de la Solona.
Aujourd'hui les femmes de bon ton ont renoncé à cet étrange
usage. Par contre, les hommes en ont hérité en partie. Il y a peu
de villes au monde où l'on teigne autant de barbes et de moustaches
qu'à Venise, si ce n'est peut-être à Amsterdam, qui, sous ce rap-
port, mérite bien son surnom de Venise du Nord .
L
11
PHYSIONOMIES LOCALES
VENISE.
Lb Gondolier. — Un type spécial a Venise. — Véhicule indispensable. — Description.
— Voué au noir. — > Gondoles patriciennes et gondoles de louage. — Politesse et empres*
sèment du gondolier. — Cicérone et pliilosoj)lie. — Un rhume gçnant. — Mésarenture
- d'un officier allemand. — Gondolier et propriétaire. • — Le couteau de Jeannot. — Les
Traghetli» — Cancans et mauvais propos. — > La Madone. — Pouvoir spirituel %i pouvoir
temporel. — Le gondolier chanteur. — Une énorme mystification. — Origine d'une tJM-
diilon. — Les peintres de l'Arsenal. •^ Chœurs d'opéra et barcnrolles. — Les chansons
du vieux temps. — Complaintes. — Le Tre Sorèlfe. ^- Ohi, cara la mia Nina! — Buratta^
Buraiia,-^ Casteliani et JSicùlotti» — Luttes et combats. —^ Henri III a Venise. — Le
Forze (fErcole et la Regata, — • Les cris du gondolier. — -> Son habileté proverbiale. — Les
marchands d*eau. — Mi hommes, ni femmes! — IjCi B isolante, -^ Les citernes véni-
tiennes. — Les bateaux d'eau. — Aequa! acqua! — Les agents de police. — Sombres
• souvenirs. <— La raison d'Etat. — Les puils et les plombs. •«— Histoire d'un peintre génois
et de deux voyageurs français. ^ Le prince do Crao|i et la police vénitienne. '** Montes-
<|uieu et les sbires. — De nos jours. — Sur la Piazzctta. — La bouquetièi*e coquette et
le Turc confiseur* — Le cicérone, — Farniente et mendicité. ^- La bienfaisance a
Venise.
S*il est une physioaomie ou plutôt un type qui soit absolument
personnel à Venise , c*est bien celui du gondolier.
Dans aucune autre ville du monde la locomotion par eau ne joue
un aussi grand rôle; il est tout naturel que cette industrie n*y ait
pas pris la même importance, ni revêtu le même caractère. Aussi
la ifondole, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, contribue-t-elle
singulièrement à donner aux canaux vénitiens un aspect absolu-
ment original.
Depub le treizième siècle, époque où son emploi se générali.se,
la gondole joue, en efFet^ un rôle immense dans la vie des Lagunes.
Véhicule indispensable dans un pays. ou la plupart des rues. sont
inaccessibles aux piétons., elle est la voiture du Vénitien, Mais alors
28« AMSTERDAM ET VENISE.
même que le trajet à pied serait possible , le vrai Vénitien , surtout
s*il est d'origine patricienne, ne consent jamais à marcher. N'eût-il
que dix pas à faire, il lui faut une gondole. Aussi, les nobles et les
riches en ont-ils toujours deux ou trois amarrées au seuil de leur
palais. La remise, toutefois, sous laquelle on les abrite, est géné-
ralement assez loin de l'habitation. Vous ne trouverez pas sur le
Grand Canal trois palais pouvant remiser les gondoles du maître.
Des le matin, gondoles et gondoliers quittent leur habitation noc-
tnrne et viennent s'installer bruyamment à la porte des hôtels et
des palais, donnant ainsi un regain d'animation aux canaux sur
lesquels ils vont passer tout le jour.
Est-il nécessaire de décrire la gondole? Tout le monde en a vu. Il
n'est pas une image représentant un coin de Venise qui n*eQ
montre une demi-douzaine. C'est, on le sait, une barque de forme
allongée, comportant quinze à vingt pieds de loug, recourbée à la
proue et à la poupe, étroite, légère, et la plus svelte de toutes les
embarcations connues. Au centre, se trouve une sorte de cabine,
\efelze, dans laquelle on entre à reculons; ceci est de règle, et l'on
reconnaît tout de suite un étranger à la façon dont il pénètre dans
cette cabine. Doublé en cuir noir, lefelze est garni d'un vaste siège
rembourré de duvet et de laine, et de deux autres plus petits,
ayant la forme de tabourets. En été, lefelze est parfois remplacé
par une petite tente ou un baldaquin rayé de couleurs vives.
Jadis, c'est-à-dire avant le quinzième siècle, les gondoles étaient
couvertes d'ornements sculptés et de dorures. Leurs nuances
voyantes étincelaient sur la mer vei^e, et leui*s dorures reflétaient
les rayons du soleil. Mais un jour le sénat s'alarma de cette rivalité
luxueuse des familles patriciennes. Une loi somptuaire intervint, et
gondoles, felze, coussins, tout fîit voué à une couleur uniforme, le
noir. Seuls, les ambassadeurs des puissances étrangères conservèrent
la faculté de décorer leurs barques à leur guise. Ce qui fut peut-
être un moyen de rendre plus facile la surveillance qu'on exerçait
sur eux.
Forcés de renoncer à leurs brillantes gondoles, les riches
Vénitiens se plurent à oraer et embellir leurs gondoliers. Ceux-ri,
PHYSIONOMIES LOCALES. 289
parés de somptueuses livrées aux armes de leurs maîtres, rache-
taient par le luxe de leur tenue ce que Tembarcation avait de
modeste et de triste. Tant que dura la République , on vit, à
l'avant et à l'arrière des gondoles, de beaux et fringants bar-
carols portant avec orgueil les couleurs de la maison. Il fallut les
rigueurs de la domination autrichienne poiir supprimer ce der-
nier luxe. Tout devint alors uniformément sombre, comme si
l'on eût voulu faire porter aux embarcations vénitiennes le deuil de
la patrie.
De même que, dans la plupart de nos villes, on rencontre
des fiacres et des voitures de maître, de même à Venise, en
dehors des gondoles patriciennes, il y a les gondoles de louage.
Celles-ci stationnent sur un grand nombre de points, à la PiaZ'^
zettùy aux Traglietti du Grand Canal, auprès du musée et dans le
voisinage des principales églises.
Elles sont, suivant le désir du promeneur, à un ou deux barcarols,
et pour une somme vraiment infime , elles vous promènent à tra-
vers toute la ville.
Le barcarol de louage est le type véritable du gondolier. Bien
mieux que le barcarol en service qui , lui, tient le milieu entre le
domestique et le batelier, il a la véritable physionomie, les mœurs
et les traditions de l'emploi. Propriétaire de son bateau, il l'exploite
pour son compte et cherche par son obligeance et sa politesse à se
concilier la bienveillance de celui qui l'emploie. Dès que vous appro-
chez du lieu où il stationne , il s'avance vers vous, le chapeau à la
main et le sourire aux lèvres. Il vous offre sa gondole, vous parle du
beau temps, vous invite à la promenade, vous propose de vous faire
voir les églises, de vous conduire au Lido. Il est empressé sans
être obséquieux, pressant sans être quémandeur.
Une fois en route, il appelle votre attention sur les maisons
célèbres, sur les édifices illustres. Comme tous les Italiens , il est
oaturellément cicérone. Parfois même il se pique de philosophie.
Un jour, passant devant le palais Dandolo, mon gondolier, se
retournant tout à coup, me désigna la petite façade gothique du
charmant Palazzino.
37
290 AMSTERDAM ET VENISE.
« Le palais Dandolo, signor, s'écria-t-il, une bien petite demeure
pour un si grand homme ! »
Évitez , si vous montez en gondole , d'être enrhumé dti cerveau,
sans quoi, à chaque étemument, votre barcarol, cessant de ramer,
tournera sur lui-même pour vous sourire et vous saluer, en appe-
lant sur votre tête les saintes bénédictions. N'allez point con-
clure , toutefois , de ces courtoises prévenances , que le gondolier
soit un être plat, rampant, et qu'il supporte volontiers l'inso-
lence. Non point; si on le traite rudement, il change de con-
tenance. Il devient alors railleur, insolent même, et a réponse
à tout.
Un jour, c'était au temps de l'occupation autrichienne^ un offi-
cier allemand gourmandait avec brutalité un de ces braves gens.
Il lui reprochait, en termes grossiers, d'avoir placé trop bas les
lanternes de la gondole.
« Zellenza, répondit tranquillement le harcarol dans son gracieux
langage, Zellenza, la xe grande abbastanza per li corni di noi altri;
se no xe per lui suoi, la metiero piii in su ' . »
Piqué au vif par cette réponse et surtout par le ton sardonique
avec lequel elle était faite , Tofficier allemand répondit :
« MaladettOy laisè la star^. »
Le gondolier de louage ne porte point de costume particulier. Un
pantalon de coutil ou de gros drap, une chemise de flanelle, parfois
une veste, toujours une ceinture de couleur et un chapeau de feutre
constituent son accoutrement. Cette tenue, pour être irrégulière,
n'en est pas moins infiniment plus pittoresque que les costumes
bizarres dont certaines maisons patriciennes, et surtout les familles
étrangères, babillent leurs rameurs.
Généralement propre de sa personne et bien tenu, le barcarol a
toujours le plus grand soin de sa gondole. Comme le cocher napoli-
tain, il fait en sorte que ses coussins soient bien brossés et ses
cuivres brillants comme de l'or. Il sait que c'est une condition qui le
* M Excellence, la lanterne est assez haute pour nos cornes à nous autres; si
elle ne Test pas assez pour les vôtres, je la mettrai encore plus hauti »
' « Maudit, lais^c-la où elle est. »
PHYSIONOMIES LOCALES, 291
fait choisir par le promeneur et lui vaut la préférence sur ses
rivaux. Le plus souvent, sa gondole compose tout son avoir. Une
barque neuve, en effet, avec son équipement, ne coûte pas moins
d'une douzaine de cents francs. Mais le barcarol achète rare-
ment une gondole neuve. Il choisit de préférence une barque
ayant déjà du service et qui réclame quelques réparations. II la
fait remettre à neuf, remplace le cuir, ou fait regarnir les coussins,
et de cette façon ne la paye pas plus de sept ou huit cents
francs, dont il se libère petit à petit et par à-comptes.
La majeure partie de ces gondoles de louage sont de fabrication
fort ancienne et remontent au commencement du siècle deniier.
Comme le couteau de Jeannot, elles ont été refaites pièce à pièce.
Toutefois les parties qui fatiguent le moins ont été conservées ; et un
bon nombre de ces embarcations sont couvertes de sculptures qui
rappellent la fin du règne de Ijouis XIV.
Indépendamment des courses et des promenades qu'ils font faire
au public^ les gondoliers vénitiens ont encore une autre charge à
remplir. Ils sont obligés par les règlements de police à fournir de
gondoles les traghetti.
Ces traghetti sont des passages établis sur les principaux points
du Grand Canal. Ils doivent être depuis le matin jusqu'au soir et du
soir au matin occupés par un certain nombre de gondoliers, qui,
moyennant une faible rétribution de quelques centimes, sont tenus
de passer de l'autre côté toute personne qui se présente. Cette
besogne fatigante et peu rémunératrice leur échoit à tour de
rôle. Malheur à ceux qui ne se rendent point à leur poste les jours
de service. Une pénalité rigoureuse les frappe d'amende et quel-
quefois leur enlève, pour plusieurs jours, le droit d'exercer leur
modeste industrie.
C'est aux traghetti du Grand Canal qu'on peut le mieux étudier le
gondolier vénitien et sa curieuse physionomie. A la Piazzetta, il
attend la pratique et s'observe davantage. L'œil et l'oreille aux
aguets, prêt à se précipiter au-devant du promeneur pour obtenir sa
préférence, il n'est qu'à moitié lui-même. Aux traghetti, rien de
semblable. Point de bonne aubaine à espérer et par conséquent de
292 AMSTERDAM ET VENISE.
précautions à prendre, ni de convenances à observer. Mollement
coucbé au fond de sa gondole, le chapeau sur les yeux, le bon
diable s'égaye avec ses compagnons au récit des cancans de la ville.
TiCS gens du quartier n'ont qu'à se bien tenir. Tour A tour ils sont
mis sur le tapis, et déBleut devant ces bons plaisants qui les assai-
sonnent au gros sel. Parfois le narrateur est assis sur la petite jetée
de planches, à t'ombre de la treille ; car presque tous les traghelii
sont ornés d'une vigne; il anime son racontar de gestes étranges,
VENISE
Un Traghtlia du gMnd c
pantomime burlesque qui souligne les intentions de sou discours.
Et du fond de chaque gondole, s'échappe un bruyant éclat de gros
rire, qui se répercute au loin à la surface de l'eau.
Tout cela se passe du reste sous les yeux de la madone et à ses
chastes oreilles; car un tragbetto sans madone, cela oe s'est, je
crois bien, jamais vu. Perchée au haut d'un long pilotis, enfermée
dans une petite niche, enfumée par une lampe qu'entretient jour
et nuit la piété publique , la petite statuette de la Viei'ge semble
veiller snr le bruyant troupeau qui repose à ses pieds. Aussi u'est-il
PHYSIONOMIES LOCALES. 293
pas UQ seul gondolier qui n'ait pour elle une vénération spéciale ,
tous la saluent avec respect, et portent son image tatouée sur leur
bras ou suspendue à leur cou.
Si la statue de la Vierge représente le pouvoir spirituel , le pou-
voir temporel, c'est-à-dire l'autorité du podestat, n'est point non
plus oublié au traghetto. Mais elle y figure d\ine façon infiniment
moins poétique. Elle est là dans une petite cabine en planches ,
sous la forme du registre de police , sur lequel sont consignées les
plaintes et les réclamations contre le barcarol insolent ou infidèle.
Ce livre terrible exerce sur le gondolier une impression pour le
moins aussi salutaire que l'image de la madone. Hâtons -nous
d'ajouter que c'est bien rarement qu'on a recours à lui.
Avant de parler du vieux temps et de faire une excursion dans
l'histoire des gondoliers, il est un sujet que je ne puis passer sous
silence : c'est celui du chant des gondoliers. Il n'est personne qui
n'ait souvent entendu parler de ce fameux chant; les romanciers et
les poètes l'ont célébré sur tous les tons et sur tous les rhythmes ;
si bien qu'il n'est guère de jeune fille, rêvant à Venise, qui ne
voie défiler, sous ses grands yeux, les colonnades de marbre et
n'entende bourdonner, dans ses blanches et mignonnes oreilles,*
les chants mélodieux emportés par la brise et doucement bercés
par les flots des Lagunes.
Eh bien, ces chants sont un mythe; ils n'ont jamais existé. Et
d'abord nous n'en trouvons point trace dans les récits ni dans
les poèmes antérieurs au commencement de notre siècle. Tous
ceux qui ont visité Venise avant cette époque n'en soufflent
mot. Amelot de la Houssaye, Misson, Freschot, ni le joyeux
président de Brosses n'en parlent. Il n'en est point question
dans les lettres de Bonneval, ni dans celles du cardinal de Ber-
nis. Pour Montesquieu, je ne m'en occupe guère, il avait d'autres
préoccupations en tête. Mais Jean- Jacques Rousseau, amateur
passionné de musique , qui payait des artistes pour venir exécuter
chez lui des quatuors et des symphonies, qui courait les couvents
pour entendre chanter les petites religieuses , n'en ouvre point la
bouche, et, chose remarquable , les Vénitiens eux-mêmes imitent
294 AMSTERDAM ET VENISE.
son silence. Lisez Casanova, qui voit beaucoup et remarque trop.
Dans ses Mémoires , il est à tout instant question de gondo-
liers. On en rencontre de toutes qualités et de toutes couleurs, de
vertueux et de fripons, d*habiles et de maladroits, de braves et de
poltrons. Il en est de discrets et de bavards, de chanteurs jamais.
Dans Goldoni pareillement \ A peine un mot qui mette sur la voie
de ces chants devenus tout d'un coup si célèbres. Et pour ce fai-
seur d'opéras , qui voulait en même temps être le Molière de son
pays , quelle mine à exploiter et quel succès certain, que celui de
ces chansons transportées tout d'un coup du Grand Canal sur le
théâtre !
Notez en outre que, non moins infortunés que ceux qui nous
ont précédés, il n'est personne de nos contemporains qui ait pu
entendre, du moins sans déplaisir, ces chants si pompeusement
vantés. C'est en vain que Byron, pendant son séjour à Venise,
voulut s'offrir ce régal délicat, il ne put arriver à trouver des gon-
doliers récitant d'une façon passable les octaves du Tasse. Il en fut
de même pour M. Jules Lecomte qui, quelque* vingt ans plus tard,
renouvela Texpérience.
Car il est de tradition que le gondolier chanteur ne doit point
roucouler telle ou telle chanson , mais seulement la Jérusalem dé'-
livrée *. a C'est par les octaves du Tasse , dit l'auteur de Y Histoire
de Venise, que le gondolier, oisif dans sa nacelle, abrégeait les
heures de la nuit et interrompait le silence des Lagunes. Solitaire
au milieu de cette ville populeuse , il chantait , et le calme du ciel ,
m
' Dans les Mémoires de Goldoni, il n'est question qu'une seule fois du chant
des gondoliers, et encore Tanecdote à laquelle cette citation se rapporte rend
suspecte cette réminiscence de l'illustre auteur. (Lîv. I*% chap. xxxviii.) a Le
(jondolier, y est-il dit, reprend sa rame; il tourne la proue de sa (>ondole du
côté de la ville, et chante en chemin Faisant la strophe vin^t-sixième du seizième
chant de la Jét^salem délivrée. »
* 11 est peu de poëmcs qui aient présenté, pour la population italienne, autant
d'attraits que la Jérusalem délivrée et dont lesouvenir se soitconscrvé avec plus de
ténacité. On en trouve encore aujourd'hui des traces dans toute la Péninsule et
même en Sicile. Dans la province de Palerme, presque toutes les voitures des
paysans sont couvertes de peintures représentant des scènes empruntées au
chef-d'œuvre du Tasse.
PHYSIONOMIES LOCALES. 295
l'ombre de ces hauts édifices qui se prolongeaient sur les eaux , le
bruit lointain des vagues delà mer, le mouvement silencieux de ces
gondoles noires, qui semblaient errer autour de lui, prêtaient un
nouveau charme à sa mélodie. Sa voix allait frapper un autre
batelier, qui lui répondait par la strophe suivante : la musique et
les vers mettaient en rapport ces deux hommes, inconnus peut-être
l'un à l'autre , et sur toute la surface paisible de ces canaux , des
milliers de voix, en chantant Renaud, Tancrède, Herminie, procla-
maient le poëte national ^ »
Tout cela est fort bien dît. Le tableau est poétique, charmant,
idéal; il n'a qu'un défaut, malheureusement capital, celui de
n'être pas vrai.
Ce qu'il y a de plus surprenant dans cette invention du gondolier
chanteur, c'est que la plupart de ces braves gens sont naturellement
fort enroués , et cela s'explique aisément. Leur présence conti-
nuelle sur l'eau, les variations brusques de la température, l'atmo-
sphère humide qui les entoure, tout concourt à détendre les
cordes de la voix et à en assourdir le timbre.
En outre, le gondolier vénitien, comme tous les bateliers du
monde, a un goût très-prononcé pour le vin. La botiigîia a presque
autant de charmes à ses yeux que ces jolies blondes célébrées
par les poètes et poétisées par le Titien, Véronèse et l'École.
Dame bouteille le réconforte, lui tient fidèle compagnie, l'aide
à supporter la chaleur du soleil, à combattre l'humidité de la
pluie. Elle est un aimable passe-temps qui soutient ses forces et
' Le père de Torqiiato Tasso était Vénitien, et le Tasse lui-même vint â
Venise à J'âge de dix ans. C'est là qu'il fit son éducation. Toutefois ce ne sont
point les strophes mémesdu Tasse qui étaient (parait il) chantées par les^^ondoliers.
C'était une traduction en dialecte vénitien, laquelle ne laisse pas, du reste^ que
d'être fort harmonieuse.
Les gondoliers n'avaient point le privilège exclusif de ces poésieSi Si nous
en croyons Tautcur d'un livre intitulé Curiosities of Uterature, les femmes
de Malamocco et de Palestrtna chantaient aussi les poëmes du Tasse. Lors*
que les maris étaient en mer, elles allaient s'asseoir sur le rivage et criaient
leurs chants, jusqu'à ce qu'elles eussent pu distinguer la réponse de leur époux.
L'auteur anglais écrivait en 1817. Depuis cette époque, les femmes de Palestrina
et de Malamocco sont devenues beaucoup moins poétiques.
296 AMSTERDAM ET VENISE.
alimente soa entrain naturel ; et, bien qu'il soit excessivement rare
de voir un barcarol ivre , on ne peut pas dire toutefois que les
nombreuses accolades qu'il prodigue à sa chère amie soient de
nature à lui éclaircir la voix.
Toute tradition, quelle qu'elle soit, comporte cependîipt une ori-
gine. Il Qous a paru intéressant, pendant que nous babitioDS Venise,
VENISE
e gnndole de louaj^e.
de rechercher celle des gondoliers-chanteurs. Voici ce que nous
avons appris à «e sujet.
Lorsque les traités de I8I5 morcelèrent le royaume d'Italie, la
Vénétie tomba, comme chacun sait, sous la domination de l'Au-
tricbe. Le gouvernement nouveau eut alors grand soin de congé-
dier tous les ouvriers de l'Arsenal, qui avaient composé jadis cette
phalange d'élite qu'on nommait les Arsenahlti ; il leur substitua
des ouvriers étrangers dont il n'avait point à redouter l'ardent
PHYSIONOMIES LOCALES. 2i)7
patriotisme. Un grand nombre de ces nouveaux venus avaient été
appelés de Trieste, et parlaient par conséquent, sinon le vénitien, du
moins un dialecte italien. Parmi ces ouvriers, se trouvaient un
certain nombre de peintres. Il est à remarquer que les peintres
en bâtiments de tous les pays et de tous les temps ont toujours
eu un grand goût pour le chant, hes^ nouveaux hôtes de l'Ar*
senal n'échappaient point à cette loi commune, et souvent,
tout en travaillant, ils sacrifiaient à leurs traditionnelles habi-
tudes en chantant des chœurs plus ou moins réussis. Le grand
nombre de visiteurs qui parcouraient l'Arsenal et s'arrêtaient à
les écouter leur fit concevoir l'idée de mettre à profit le talent
qu'ils gaspillaient pendant leur travail. Ils se réunirent, formèrent
une association, choisirent des chœurs d'opéra, s'en distribuèrent
les parties et commencèrent à parcourir le soir le Grand Canal,
chantant les morceaux qu'ils avaient appris. Leurs promenades
furent fructueuses. Comme ils circulaient en gondole, les étran-
gers les prirent pour des gondoliers. On ne leur en fit que
meilleure fête. Bientôt ils eurent leurs morceaux spéciaux; on
leur composa des barcarolles à plusieurs parties, et eux-mêmes
s'intitulèrent gondoliers - chanteurs. C'est là cette société dont
il est question dans le Voyage en Italie, de Paul de Musset,
u Depuis quelques années (l'auteur écrivait en 1845), il existe
à Venise une compagnie de gondoliers - chanteurs composée do
dix à douze gaillards, tous doués de voix charmantes etorecchianti,
c'est-à-dire musiciens par nature sans connaître aucune règle. »
Malheureusement pour messieurs les peintres, l'Arsenal de
Venise alla en périclitant. Bientôt les ouvriers furent congédiés, ou
du moins leur cohorte se trouva si réduite qu'elle ne comportait
plus l'étoffe d'un corps de chanteurs. Toutefois, comme l'exploita-
tion était fort productive , on ne renonça pas à ces petites fêtes
vocales. Faute d'un moine, dit le proverbe, l'abbaye ne chôme
pas. A défaut de gens de l'Arsenal, on recruta le personnel un
peu partout, et, manquant de peintres, on prit ce qui se présenta,
des menuisiers, des charpentiers, des portefaix, que sais-je? —
Bientôt même, des sociétés rivales vinrent faire à la société mère
38
298 AMSTERDAM ET VENISE.
une concurrence redoutable. De nouveaux chœurs furent com-
posés, toujours dans le même style ; et aujourd'hui encore, il existe
trois ou quatre de ces associations qui , chaque soir, soit sur le
Môle , soit sur le quai des Esclavons , soit en barquette à la porte
des hôtels , font retentir les façades de marbre de chants patrie-
tiques. Le Drapeau, THonneur et la Liberté y sout célébrés
avec plus ou moins de bonheur, mais leurs phrases ronflantes
n*ont rien à démêler ni avec la Jérusalem délivrée^ ni avec les
chansonnettes du vieux temps.
Il ne faudrait point conclure, en effet, de ce que le gondolier
chanteur n'a jamais existé, qu'il en est de même des chansons véni-
tiennes. Loin de là, celles-ci ont été jadis fort nombreuses, et il n'est
guère d'étrangers ayant séjourné longtemps à Venise qui n'en
aient sauvé quelqu'une de l'oubli. Jean-Jacques Rousseau en nota,
paroles et musique, une demi-douzaine ; Byron , George Sand et
J. Lecomte nous ont transmis la Biondina in gondoletta^ la
Strazzoza et la délicieuse romance commençant par cette strophe
devenue célèbre :
Coi pensieri malinconici
No le star a iormentar,
Vien con mi, moniemo in gondola
Andiamo in mezzo al mar.
Enfin, dans ces années dernières, un érudit Vénitien, M. Giu-
seppe Bernoni, s'est occupé à rassembler tout ce qu'on pouvait
retrouver encore de ces chants populaires, et à en former un
recueiK
Rien de curieux et d'amusant comme de parcourir cette intéres-
sante réunion de chansons de toutes sortes, qui ont amusé une
dizaine de générations, et de retrouver, à travers cette littérature
légère, trop légère souvent, le caractère de cette aimable et
joyeuse population.
Quelques-unes de ces chansons populaires ont cinquante, soixante
et même parfois une centaine de couplets. Dire que du commencement
à la fin l'intérêt se soutient , ce serait singulièrement exagérer leur
portée et leur valeur. La plupart des couplets n'ont qu'un faible
PHYSIONOMIES LOCALES. 299
lien qui les rattache les uns aux autres. Généralement c'est une
pauvre àme trahie qui g[émit, accuse, maudit et soupire tout à la fois.
Dans son chagrin, elle met en vers toutes les pensées qui lui tra-
versent la tête et les débite comme on récite un chapelet. Les
incidents scabreux n'y sont guère voilés. On y dit franchement et
carrément ses regrets. Parfois , sans qu'on sache trop ce qu'elle
vient faire là, une pensée philosophique se mêle à ces plaintes
amoureuses, ou quelque question naïve, frappée au coin de la
vraie poésie et du sentiment véritable :
Vorîa saver che prova pià dolore,
Vomo che parte o la dona che resta,
Dona che resta, aresta con dolore;
Vomo che parte trova' n*aUro artiore.
Le répertoire ne se borne point, toutefois, à ces interminables
complaintes, il renferme un grand nombre de petites chansons
gaies, pimpantes et folles d'allures, qui ne manquent vrai-
ment point d'un certain charme. Tous les sujets y sont traités;
tous les états, toutes les professions y sont passés en revue.
Les soldats et les seigneurs, les prêtres et les moines payent leur
tribut. Ces derniers surtout sont mis à grosse contribution. Frà Mar-
tino, Padre Scarpazza, Fanfornica, Il Padre capuccino sont là pour
en témoigner. Mais malheureusement les aventures y sont tellement
délicates et les expressions si naïves, qu'il m'est impossible de
fournir des preuves à l'appui. J'aime mieux renvoyer les curieux
au texte original.
Quelquefois aussi, mais très-rarement, il est question de la mer,
de pêcheurs ou de gondoliers. Ce qui fournit un argument de plus
à cette opinion que les barcarols ont été de tout temps d'assez
médiocres chanteurs. La plus aimable, peut-être, de ces chansons
maritimes porte le nom de Le tre Sorelle (les trois sœurs). Le
couplet n'a que deux vers, et le refrain qui se redit après chaque
couplet ne manque pas de gaieté :
Ohï cara, la mia Nina !
Il était trois sœurs, — toutes trois dignes d'amour,
l^larietta, la plus belle, — s'est mise à naviguer.
Pendant qu'elle naviguait, — son anneau est tombé.
J
300 AMSTERDAM ET VENISE.
Elle lève les yeux au ciel — et ne voit personne.
Elle les baisse sur la mer — et aperçoit un pêcheur.
Oh ! pécheur de la mer, — venez pêcher plus près.
J'ai perdu ma bague, — tâchez de la trouver.
Quand je l'aurai trouvée, — que me donnerez-vous?
Je vous donnerai cent écus — dans une bourse brodée.
Je ne veux pas cent écus — dans une bourse brodée.
Seulement un petit baiser d'amour, — et cela suffira.
Ohï cara^ la mia Nina !
Mais Le ire Sorelle font exception à la règle générale.
La plupart des aventures qui forment le canevas de ces aimables
chansons sont moins pures et moins faciles à conter; exemple,
La bella Brunetta, qui témoigne d'une corruption et d'un sans
(;éne excessifs. Les héros, eux aussi, se montrent singulièrement
plus exigeants que le bon pêcheur, témoin le faux pèlerin (//
finio pellegrino)^ qui figure cependant parmi les plus intéressantes
du répertoire.
Enfin, pour compléter cette esquisse des chansons vénitiennes, il
nous faut mentionner quelques couplets ayant plus de rimes que de
raison et qui, grâce au dévergondage d'idées qu'ils expriment, ne
peuvent être rangés que parmi les joyeuses insanités. Tels sont la
Selegheta, — Ti Naneto, — Tu, tu, tu, tu Cavallo, — Buratta-Bu-
ratta, etc. Pour vous donner une idée de ce qu'est ce genre de chan-
sons, nous copierons, si vous le voulez bien, cette dernière, qui est
aussi la plus courte, et nous joindrons la traduction en regard.
BURÀTTA-BURÀTTA
Baratta, Baratta, Au blutoir, au blutoir,
/ spini per la gâta; Les arêtes pour les chats ;
lossiper i cani; Les os pour les chiens;
Ifa^ioi per i Furlani; Les haricots pour les paysans d u Frioul ;
El mcgio per i osei; Le millet pour les oiseaux;
La papa per iputei; La bouillie pour les enfiaints;
La cota per i preti; La chasuble pour les prêtres;
La molena per i veci; La mie du pain pour les vieux;
ht vin per i imbriaghi; Le vin pour les ivrognes;
E I anzoleti per i zaghi. Et les anges pour enfants de choeur.
Tout cela ne signifie point grand'chose; c'est plutôt un gentil
bruit qu'un couplet de chanson ; car toutes ces niaiseries mises
l
PHYSIONOMIES LOCALES. 301
à la file et chaaiées avec l'accent vénitien forment un gazouille-
ment d'une harmonie charmante. Après tout, demande -t- on
aux oiseaux ce qu'ils chantent?
Nous voilà bien loin de nos g[ondoles et de nos gondoliers. Reve-
nons-y en grande hâte pour dire en quelques mots ce qu'était jadis
leur division en barcarols noirs et rouges, en Castellani et Nicolotti.
Les Castellani et les Nicolotti tiraient leur nom de deux petites
lies, l'ile Gastello et la paroisse San Nicolo, qui se trouvent l'une
dans le voisinage de Saint-Marc, l'autre près du Rialto. Dès le
treizième siècle, ces deux quartiers de Venise étaient en rivalité
constante. L'un représentait l'aristocratie et l'autre le parti popu-
laire. Leurs habitants avaient une organisation militaire et des
chefs élus. Dans les processions et les fêtes publiques, ils se
faisaient précéder d'une bannière portant leurs armes, et se
paraient des couleurs de leur parti. Avec le quinzième siècle et
l'affermissement de l'autorité centrale, ces haines de paroisse
s'amoindrirent. Les patriciens et les riches négociants oublièrent
volontiers les rivalités de leurs pères, pour confondre leurs efforts
et travailler ensemble à la grandeur de la République. Il n'en fut
pas de même toutefois pour le bas peuple. Le Sénat, qui avait
intérêt à ce que la division régnât entre les couches inférieures
de la population, prit grand soin d'entretenir ces haines de
clocher. Longtemps après la réconciliation des riches et des
nobles, les gondoliers et les faquins portaient encore le signe
distinctif de leur origine. Dans toutes les fêtes publiques, dans
les joutes, dans les régates, dont nous parlerons tout à l'heure,
ils étaient mis aux prises , et leur inimitié était ainsi soigneu-
sement entretenue.
Parmi ces luttes, celle qui était le mieux faite pour empêcher
toute réconciliation entre les deux partis^ c'était la bataille annuelle
qui avait lieu sur le Ponte dei Carmini. Formés en deux troupes
d'élite, ayant leurs champions à leur tête, les deux partis s'élan-
çaient sur le pont sans rebords et se disputaient le passage. Celle
des deux troupes qui, renversant ses ennemis ou les jetant à l'eau,
parvenait à gagner la rive opposée, était déclarée victorieuse.
302 AMSTERDAM ET VENISE.
Souvent ces combats dégénéraient en rixes sanglantes et coûtaient
]a vie à un certain nombre de combattants.
Lorsque Henri III visita Venise, on le régala d'une bataille
semblable. Mais ce tournoi populacier à coups de poing et de
bâton fut médiocrement de son goût. La lutte toutefois se pour-
suivit sous ses yeux avec des* phases diverses; enfin les Nicolotti
ayant perdu leur fameux champion Lucas le pêcheur, les Castellani
furent proclamés vainqueurs. Le roi fit alors un signe de la main;
le combat cessa, et quand, une heure après, Lucas, la face
ensanglantée et couverte d'une écharpe, vint pour recommencer
la bataille et prendre sa revanche, Henri III s'opposa vivement à ce
qu'on renouvelât ce divertissement.
D'autres luttes, plus pacifiques et moins dangereuses celles-là,
avaient encore lieu entre ces braves gens. C'était la pyramide
humaine qu'on édifiait sur la place Saint-Marc et qu'on nommait
les travaux d'Hercule {le forze d'Ercote), et surtout les courses de
«
gondoles {la regata).
Le premier de ces deux exercices avait lieu le vendredi saint.
Ce jour- là, les Nicolotti et les Castellani se rendaient sur la
Piazza. Vingt ou trente hommes se groupaient solidement,
étroitement serrés les uns contre les autres. Sur leurs épaules
montaient quinze ou vingt camarades, puis sur ceux-là douze
ou quatorze, et «ensuite huit, cinq, quatre, trois, deux, et enfin
le dernier qui , sur sa tète , plaçait un enfant. L'enfant , après
avoir exécuté divers tours d'adresse, saluait le doge, et celui-ci
déclarait vainqueur le parti qui avait construit la plus haute
pyramide.
Mais le plus important et le plus curieux de ces spectacles était
incontestablement cette course nautique qu'on nommait la regata.
C'était, à proprement parler, les jeux Olympiques de la nation. La
population l'attendait chaque année avec une impatience mal con-
tenue et s'y associait avec un véritable enthousiasme et une passion
extrême. Les gondoliers qui devaient prendre part à la joute s'y
préparaient longtemps à l'avance. La famille, les parents, les amis
du jouteur l'excitaient à bien faire et faisaient dire des messes^ ou
PHYSIONOMIES LOCALES. 3Q3
ornaient de fleurs les images des saints en crédit. Souvent une jeune
fille, courtisée par deux ou trois gondoliers, attendait le lendemain
delà regata pour se décider et faire son choix. Quant au vainqueur,
le prix qu'il remportait devenait pour lui un glorieux trophée. Il le
suspendait aux murs de sa pauvre demeure, et ne s'en montrait
guère moins fier que les patriciens de leurs blasons.
Le jour de la regata, dès le matin, le Grand Canal se peuplait de
gondoles, de bateaux, de péottes, tous richement décorés, cou-
verts de dorures, avec des traînes de velours, et chargés de spec-
tateurs en habits de gala. Tout le long du canal , les palais de marbre
égayaient leurs blanches façades avec des banderoles, des écus-
sons et de superbes tentui*es. Les fenêtres se garnissaient de
joyeux visages. Les quais, les terrasses, les balustrades, jusqu'aux
toits, étaient envahis par la foule des curieux, et des orchestres,
placés sur des bateaux ornés de tapis et de fleurs, dispersaient
au milieu des Lagunes leurs douces et pénétrantes harmonies.
C'était un spectacle féerique, sans pareil au monde.
Tout à coup les jouteurs paraissaient. On les voyait partir de
Castello , longer le quai des Esclavons , entrer dans le Grand Canal
qu'ils parcouraient jusqu'à l'église du Corpus Domini, Là, au milieu
de l'eau , se dressait un pieu énorme bariolé de couleurs voyantes
et. coiffé de la corne dogale. Il fallait en faire le tour, manœuvre
importante qui décidait le plus souvent de la victoire, puis remon-
ter le Grand Canal jusqu'au palais Foscari , où se trouvait un vaste
bateau portant une haute machine , arc de triomphe, temple
ou forteresse. C'est là que le vainqueur recevait son prix. Ces prix
consistaient en une somme d'argent et une petite bannière. Le
dernier n'était que de six ducats. On y ajoutait un petit cochon de
lait. C'est de cette adjonction maligne que venait cette épithète de
tt dernier prix de la régate » que, dans leurs querelles, les gondo-
liers se renvoyaient entre eux.
Non-seulement le vainqueur voyait ses amis et sa famille s'asso-
cier à son triomphe, mais aussi tout son parti. Qu'il fût Castellano
ou Nicolotto, il était sûr d'être reconduit chez lui par un brillant et
bruyant cortège.
301 AMSTERDAM ET VENISE.
Aujourd'hui toutes ces luttes, ces joutes et ces fêtes ont dispani,
et avec elles les rivalités, les inimitiés et les haines. Si quelques gon-
doliers portent encore la ceinture ou le bonnet de l'un ou l'autre
camp , c'est plus par souvenir que par conviction, et ce signe distinc-
tif ne les empêche point de vivre en bonne intelligence les uns avec
les autres et de se prêter assistance au besoin.
Les gundol
Mais en renonçant à leurs costumes et à leur sport aqua-
tique, les gondoliers vénitiens n'ont pas perdu leur merveil-
leuse habileté. Rien n'est plus intéressant que de les voir dans
des canaux étroits et tortueux se croiser, se dépasser et s'éviter
avec une adresse incroyable ',
' A chaque tournant, ne pouvant s'apercevoir ni s'entendre, car la gondole
dans sa marche ne fait aucun bruit, ils s'avertissent par un cri bizarre cl
monotone de la direction qu'ils doivent prendre ou des évolutions qu'il leur
PHYSIONOMIES LOCALES. 305
S'il leur fallait , du reste , recommencer ces luttes et ces joutes
qui ont rendu leurs ancêtres célèbres, il est certain qu'ils y
excelleraient encore et ne seraient point inférieurs à leurs prédé-
cesseurs. Deux fois en effet , dans ces temps derniers , ils ont pu
déployer à l'aise leurs qualités brillantes ; et deux fois ils ont
émerveillé ceux qui étaient témoins de leurs hauts faits.
La première de ces deux solennités eut lieu en mai 1846. Elle
consistait en une regata exécutée d'après les usages traditionnels
devant l'impératrice de Russie et la princesse Olga sa fille. La
seconde eut lieu vingt ans plus tard pour l'entrée solennelle du roi
Victor-Emmanuel dans la vieille cité des Lagunes rendue à l'indé-
pendance et débarrassée du joug autrichien.
Tous ceux qui ont assisté à ces fêtes magnifiques en. gardent un
précieux souvenir et connaissent à fond Thabileté et la dextérité -
sans pareilles que sait déployer dans les grands jours le gondolier
vénitien.
Celui-ci n'est point du reste la seule physionomie curieuse qui
nous soit fournie à Venise par l'élément humide. Si le barcarol
semble personnifier les Lagunes, l'eau des citernes nous fournit
un type plus modeste , plus effacé , mais très-caractéristique cepen-
dant, celui des bigolante.
u Ni hommes, ni femmes! » s'écrie le Parisien caustique quand il
est question de cette forte et vaillante population qui a le privilège
de porter à Paris le charbon et l'eau de Seine. « Ni hommes, ni
femmes , tous enfants de la Brenta ! » pourrait, avec plus de raison
encore, s'écrier le Vénitien pour définir convenablement ces êtres
hybrides qui remplissent à Venise la même profession.
Les bigolante, en effet, tiennent le milieu entre les deux sexes.
Coiffées d'un chapeau masculin , vêtues d'une robe à carreaux , les
épaules garnies d'un fichu de laine , femmes par la taille , hommes
par la carrure et par leurs bras musclés , elles n'ont ni la grâce de
faut iaire. Sia premi (nous suivons ici la prononciation) veut dire a prenez à
droife »; sia staii, o prenez à gauche n\ sia di iungo, a allez tout droit ». A
tout instant, Fun de ces cris stridents vient fendre Tair et troubler pour
quelques secondes le silence léthargique dans lequel repose la somnolente cité.
30
306 AMSTERDAM ET VENISE.
leur sexe ni la force du nôtre. Leur costume bizarre, leur empres-
sement silencieux , l'énergie qu'elles déploient du matin au soir dans
leur rude métier, tout cela tend à leur donner une physionomie
spéciale, à leur imprimer un caractère individuel qui tranchent avec
violence sur la population qui les entoure.
Toutes ont un air de famille, Leurs yeux et leurs cheveux sont
d'un noir d'ébène; leur figure pâle et un peu maladive contraste
avec leurs vaillantes épaules et leurs rudes occupations. Elles ne
sont guère jolies , mais en revanche elles sont honnêtes et sages.
Les beaux gars de la Piazzetta perdent leur temps auprès d'elle,
et les gondoliers joyeux sont fort mal reçus quand ils veulent
s'émanciper. On en voit peu de vieilles. Dès qu'elles se sentent
assez fortes, elles viennent à Venise retrouver leurs parentes,
' leurs amies ou leurs voisines, qui les y ont précédées, et,
quand le travail leur a permis d'amasser un petit pécule, elles
reprennent le chemin de leur patrie, ayant en poche une dot
modeste mais courageusement gagnée.
Dès le matin on les voit, vêtues de leurs grosses robes de laine,
avec la taille sous les bras , le chapeau sur les yeux , courant pieds
nus sur les dalles de granit. Elles se dirigent par bandes et en grande
hâle vers la cour du palais ducal. C'est là que sont les meilleures
citernes de Venise , celles dont l'eau est la plus recherchée. Pen-
chées sur les margelles de bronze, chefs-d'œuvre de Nicolas de
Gonti et d'Alphonse Alberghetti, elles puisent dans leurs petits
seaux de cuivre l'eau précieuse, et quand leurs deux seaux sont
remplis, elles les placent habilement sur leur épaule, et parcourent
la ville au trot pour distribuer le liquide indispensable.
Les puits du palais ducal ne sont pas toutefois les seuls qu'on
rencontre à Venise. Cent soixante autres citernes publiques sont
réparties sur la surface de la ville , au milieu de ces petites places
qu'on nomme campi. C'est l'eau du ciel qui les alimente, et leur
construction , ainsi que leur disposition souterraine , sont trop
ingénieuses pour que nous n'en parlions pas ici.
Pour construire ces citernes , on commence par creuser un large
trou carré ayant environ cent pieds de profondeur. On en revêt
PHYSIONOMIES LOCALES. 307
les parois avec des murs de brique construits sur pOotis, et l'on
garait le fond avec une couche de ciment hydraulique. Une fois ce
grand réservoir bien sec, on construit au milieu un puits circulaire,
à la base duquel on laisse des ouvertures pour que l'eau puisse y
pénétrer. Ensuite on rempht avec du sable de rivière l'espace com-
pris entre le pourtour du puits et les parois du réservoir. Cette
couche de sable doit s'élever jusqu'à la hauteur du sol, et on la
recouvre avec un pavé de brique. Enfin aux quatre coins du pavage
on pratique quatre petits puisards communiquant avec la masse
de sable. C'est vers ces puisards ouverts à fleur de terre et recou-
verts d'une grille que les eaux pluviales ramassées sur les toits des
maisons voisines sont dirigées par une série de gouttières et de
rigoles. Pénétrant ainsi dans la citerne par des excavations éloignées
du centre , les eaux ne peuvent parvenir au puits principal qu'en
traversant une énorme couche de graviers, qui les filtre et les épure
parfaitement.
Tel est le moyen ingénieux que les Vénitiens , échoués au milieu
de la mer sur leur grand radeau de brique et de marbre , emploient
pour avoir de l'eau toujours potable et toujours fraîche; et
ces citernes publiques, augmentées encore de celles que ren-
ferment les palais , répondent à tous les besoins et suffisent à la
consommation ^ .
Toutefois, à la fin de l'été , ou bien au commencement de l'an-
née, avant les grandes pluies du printemps, il arrive parfois que les
réservoirs publics et privés sont à sec. Alors on a recours à l'im-
portation. C'est la Brenta qui, après avoir fourni les bigolante, leur
procure le moyen de continuer leur intéressante exploitation.
De grands bateaux sont remplis d'eau douce. On les amène à
travers les canaux jusqu'auprès des puits qu'il s'agit de remettre en
état, et, à l'aide de grands baquets et de rigoles de bois qui vont
droit aux puisards, on vide les bateaux et l'on remplit les citernes.
> Des tentatives ont été laites à différentes reprises pour amener à Venise des
eaux de source au moyen de conduits appliqués de chaque côté du ponts du che-
min de fer et pour alimenler les citernes à Taide de puits artésiens. Mais jusqu'à
présent ces tentatives n'ont point obtenu un g;rand succès.
308 AMSTERDAM ET VENISE.
Le tableau est assez pittoresque. Ces grands bateaux, ces
longues rigoles, ces hommes, les jambes nues, trempant jusqu'au
genou dans cette eau limpide, emplissant leurs baquets et les
élevant au-dessus de leur tête par un balancement cadencé, tout
cela ne manque pas d'une certaine couleur locale. Mais c'est là
un exercice singalièremeot fatigant et dans tous les cas horrible-
ment primitif. liC moindre corps de pompe ferait, avec bien moins
de force dépensée, une bien meilleure besogne.
Si l'eau des citernes est la seule qu'on emploie à Venise pour tous
les usages, les btgolanle ne sont point seules à vendre cette eau.
Pour peu que vous erriez pendant quelques instants du côté de
la place Saint-Marc, du Môle ou de la riva de Scbiavoni, il vous
arrivera bien certainement d'entendre une voix nasillarde et plain-
tive lancer en chevrotant le mot « Acqua! acqua! ■<
PHYSIONOMIES LOCALES. 30Î)
C'est un vieillard aux jambes flageolantes, qui se promèae tout
doucettement, portant devant lui, suspendu à son cou, une sorte de
panier dans lequel sont entassés des flacons et des verres. Les
flacons contiennent de l'eau fraiche. Pour un centime payé
d'avance, le vieillard remplit uo verre et l'asperge de quelques
gouttes d'une liqueur nommée mistra, qui donne à l'eau une
couleur blanchâtre et lui communique le parfum de l'auis.
La clientèle de ce marchand d'eau fraîche se recrute parmi
les jeunes filles et les conscrits novices. Son cri provocateur n'a
VENISE
rvhand d'cia Fraiche.
guère de succès auprès des enfants des Lagunes , et l'on peut
être certain que le brave homme ne compte parmi ses clients
ni barcarol, ni gondoUer.
Après ces utiles industriels, qui donnent à Venise sa principale
animation , il nous faut dire quelques mots des gardiens de la
sûreté publique qui veillent au maintien de l'ordre et de ta
tranquiUité.
Il est peu de noms qui évoquent d'aussi sombres images et d'aussi
terribles souvenirs que celui des anciens agents de la poUce véni-
tienne. A ce seul nom de « sbires >• , tout un passé de crimes et d'exé-
310 AMSTERDAM KT VENISE.
cations sanglantes se dresse devant nous. Il semble que ce soit un
glas funèbre annonçant la disparition subite de quelque victime con-
damnée en secret par les Inquisiteurs d'État, ou la sinistre exécu-
tion de quelque malheureux dont le châtiment est connu sans qu*on
puisse soupçonner son crime.
Le secret absolu qui régnait sur les décisions du Conseil des Dix,
l'impitoyable raison d*État qui servait à justifier, à expliquer et à
couvrir tous les attentats de ces sombres juges, étaient bien faits pour
expliquer et pour entretenir la sourde terreur qu'ils inspiraient et
qui est parvenue jusqu'à nous. La plupart de ces exécutions, en
effet, avaient un caractère de férocité mystérieuse, capable de
jeter l'épouvante dans les esprits les plus résolus.
Même au temps de la domination autrichienne, alors que le règne
des Inquisiteurs d'État était depuis longtemps terminé, ces tradi-
tions semblaient s'être perpétuées dans les agissements de la police
vénitienne. Lisez le touchant récit de Silvio Pellico, On y sent comme
une inquiétude vague et mystérieuse, qui règne depuis la première
page jusqu'à la dernière ligne. Une puissance occulte et terrible
semble planer sur le prisonnier, prête, au premier cri , au premier
mot, au premier geste, à ensevelir la victime et ses plaintes dans un
éternel oubli.
Mais au beau temps de l'Inquisition d'État, du Conseil des Dix,
du Conseil des Trois, c'était encore bien autre chose. Je voudrais
pouvoir vons conduire sous ces plombs et dans ces puits où tant
d'illustres victimes furent ensevelies, sans qu'on ait jamais pu con-
naître ni leur crime, ni leur sort. Un seul s'en échappa. Casanova,
par un prodige de volonté et d'audace, parvint à sortir de cette ter-
rible prison. Jamais il ne sut au juste de quelle faute on l'avait cru
coupable , mais il tremblait au seul nom de Messer^rande^ le chef
des sbires.
Même avec les innocents, la police vénitienne avait des agisse-
ments sinistres. Un jour, dans une église, un peintre génois,
entendant deux Français mal parler du gouvernement vénitien,
prend parti pour celui-ci et entame avec ses interlocuteurs une
discussion assez vive. Le lendemain, il est accosté par un sbire
312 AMSTERDAM ET VENISE.
ferme, à un signal donné par un agent du Conseil des Dix, la
gondole qui le portait s'arrêta brusquement.
« Quel est ce signal, demanda le prince, et que signifie-t-ilî
— Rien de bon ! » repartit le gondolier.
A ce moment, un bateau portant le pavillon rouge et monté par
des sbires accosta la gondole.
u Passez à notre bord » , dit Tofficier en s'adressant au prince.
Celui-ci, intimidé, obéit sans mot dire. Alors commença un
interrogatoire rapide et énergique.
« On vous a volé vendredi dernier?
— Oui.
— Quelle était la somme?
— Cinq cents ducats.
— Dans quoi étaient-ils contenus?
— Dans une bourse verte.
— Soupçonnez-vous quelqu'un de ce crime ?
— Oui. Un domestique de place.
— Le reconnaîtriez-vous?
— Sans doute. »
A l'instant, le chef des sbires découvrit un cadavre étendu au fond
du bateau, et tenant à la main une bourse verte où se trouvaient les
cinq cents ducats.
« Voilà votre homme et voici votre argent, dit-il. Partez, mon-
sieur le prince, et à l'avenir ne mettez plus le pied dans un pays
dont vous avez si mal apprécié les institutions. »
Tous les étrangers, du reste, étaient l'objet d'un système d'espion-
nage permanent. Le comte de Bonneval, Law, le président Mon-
tesquieu lui-même faillirent être soumis à d'aussi rudes émotions.
Ce dernier, qui pendant son séjour à Venise préludait à son savant
ouvrage sur Y Esprit des lois, questionnait tout le monde, soumettait
tout ce qu'il lui était possible de connaître à de minutieuses investi-
gations. Comme il rédigeait des notes fort volumineuses, on épia
ses démarches, et à différentes reprises on chercha à s'emparer de
SCS manuscrits. Mais il déjoua les calculs de la police en les portant
constamment sur lui. Enfin, fatigué de cet espionnage permanent,
PHYSIONOMIES LOCALES. 313
il quitta furtivement Venise, mais point assez vite toutefois pour
que le Conseil des Dix n'en fût informé. Une gondole de l'In-
quisition s'élança sur ses traces et le rejoignit dans les Lagunes.
Comme Montesquieu se doutait de la mission du chef des sbires,
avant de se laisser aborder il se débarrassa des notes qu'il avait
prises sur Venise en les jetant à la mer. Dès que l'officier de police
eut vu le geste du président et aperçu le rouleau de papier qui
s'engouffrait dans l'onde verte, il fit signe à ses hommes de rebrous-
ser chemin. « C'est sans doute à cet événement, dit M. Léon
u Galibert, qu'il faut attribuer le laconisme des considérations du
a savant publiciste sur le Gouvernement de Venise dans YEsprit
u des lois, n
Aujourd'hui les sbires ont disparu de Venise. Ils sont remplacés
par des sergents de ville, Piémontais pour la plupart, nullement
féroces, aimables au contraire, obligeants et polis. Vêtus d'une
redingote verte , munis d'un petit sabre et d'un élégant chapeau à
cornes , ils ont tout à fait bon air. Comme la population vénitienne
a été de tout temps fort douce et très -peu portée au mal', leur
place ressemble beaucoup à une sinécure. Ils s'en consolent, du
reste, facilement. De loin en loin, un procès-verbal à un gondolier
récalcitrant, ou quelque renseignement à fournir, c'est à cela que
se bornent leurs importantes fonctions. Ils semblent, d'ailleurs,
prendre à tache de faire oublier la terrible réputatfon de leurs
prédécesseurs, tant ils évitent avec soin de se trouver au milieu des
disputes et des bagarres.
Quelque aimable que soit devenue de nos jours la physionomie
du sbire vénitien, on rencontre cependant, à travers les ruelles,
sur la Campi ou la Piazza, mainte autre figure d'un caractère
encore plus joyeux et d'allures singulièrement plus pittoresques.
Il n'est personne, en effet, ayant habité Venise, ne fUt-ce que
' tt Le sang est si doux ici, écrivait le président de Brosses en 1740^ que, malgré
la facilité que donnent les masques, les allures de la nuit, les rues élroites et
surtout les ponts sans garde- fous, d^où Ton peut pousser un homme dans la mer
sans qu'il s'en aperçoive, il n'arrive pas quatre accidents par an ; encore n'est-ce
qu'entre étrangers. Vous pouvez juger par là combien les idées que l'on a sur
les stylets vénitiens sont mal fondées aujourd'hui. »
40
314 AMSTERDAM ET VENISE.
quelques semaines , qui n'ait rencontré dans les ruelles avoisinant
le Campo San Moïse ou sous quelque sotto portico voisin de la
Piazza un vieillard coiffé d'un chapeau calabrais^ vêtu d'une
longue redingote gaillardement trouée et muni d'une énorme
clarinette. Entouré d'une foule de gamins et de désœuvrés, il
fredonne en souriant ses chansonnettes mordantes, et les éclats
de rire qui scandent ses joyeux refrains montrent que chacun
de ses traits porte et que ses lazzis sont du goût de son audi*
toire. Après chaque couplet il embouche sa clarinette et agré-
mente d'une ritournelle sa poétique improvisation.
Jadis il fréquentait la Piazza. Muni d'une guitare dont il tirait
quelques accords, il réjouissait par ses à peu près poétiques les
flâneurs des procuraties et les habitués du café Florian. M. Paul
de Musset, qui Ta connu dans ce beau temps-là, nous a conservé
quelques échantillons des produits de sa muse. Mais le sel dont il
assaisonnait ses couplets n'était point goûté par tout le monde,
et deux ou trois fois les victimes de ses quolibets lui battirent la
mesure sur les épaules. Depuis lors, la Piazza lui fut interdite.
Aujourd'hui, il s'est réfugié dans les calle obscures, et il a renoncé
aux accords de la guitare pour adopter la ritournelle de sa cla-
rinette.
Les vers et les fleurs ont de tout temps marché de compagnie.
Après le poète en plein vent, il est donc naturel que nous parlions
de la bouquetière. Il n'est pas, du reste, -de profession plus galante
et plus gracieuse que celle-là, surtout celle de la bouquetière véni-
tienne qui, vêtue de soie, parée de bijoux et de dentelles, a plutôt
l'air d'une jolie et élégante promeneuse que d'une vendeuse de
fleurs. Son quartier général est la place Saint-Marc; les dépeu-
dances qu'elle exploite sont les procuraties et la Piazzetta. Rare-
ment on l'aperçoit sur le Môle et plus rarement encore au quai
des Esclavons. Le regard caressant, les lèvres plissées par uu
frais sourire, elle s'approche du cavalier qui passe, et sans mot
dire lui offre un petit bouquet ; puis elle disparait sans jamais rien
réclamer. C'est là une manière on ne peut plus gracieuse de
placer ses fleurs. Aussi, ne peut-on guère récompenser par une
PHYSIONOMIES LOCALES. 315
offrande banale tant de galanterie et d'amabilité , et chaque
billet qui tombe dans son petit panier paye largement toute sa
moisson d'œillets, de violettes et de roses ' .
Une autre physionomie bizarre, et qui partage avec la bouque-
tière ce privilège de surprendre les étrangers qui fréquentent la
place Saint-Marc, c'.est celle du Turc confiseur. Dans les contrées
du nord, nous nous régalons d'oranges, mais dans
. . . le pays où fleurit Forançer
on dédaigne « les fruits d'or » , et par contre on raffole des dattes, des
pistaches et de tous les fruits d'Orient. Rien n'est plus amusant que
de voir les jolies Vénitiennes prendre, de leur doigts mignons, ces
appétissantes sucreries, enfilées dans une paille, et les dévorer à
pleine bouche. Mais ce qu'on n'a jamais pu savoir, c'est pourquoi
ces gens qui vendent ces produits de l'Orient sont costumés en
Turcs. Étrange mystère , que d'autres approfondiront sans doute,
mais dont personne ne se plaint, car il a cet heureux résultat
d'augmenter le nombre des figures pittoresques qui tranchent sur
la banalité courante.
Si le Turc confiseur et la bouquetière ont un caractère de fan-
taisie marquée, on n'en peut pas dire autant du cicérone. Rien d'en-
nuyeux comme ce personnage hybride, moitié domestique, moitié
professeur, qui vous poursuit de ses offres et de ses explications. Il
ne vous laisse point une minute en repos. A peine est-on recueilli
devant un de ces magiques monuments, chef-d'œuvre des Lombardi
ou du Sansovino, qu'il accourt, obséquieux, fastidieux, le cha-
peau à la main, l'échiné courbée et le sourire aux lèvres. Adieu
admiration, adieu contemplation muette, adieu doux prestige de
l'art ! Son babillage insupportable ne cessera que quand vous aurez
accepté ses offres ou quand vous l'aurez brutalement congédié, et
de toute façon votre rêve extatique est fini.
Indépendamment de ces industries déclassées, sous lesquelles
' Cette gracieuse industrie n'est point originaire de Venise. Elle a vu le jour
à Florence, où ces aimables bouquetières renchérissent encore comme élégance
sur celles de la Piazza.
31C AMSTERDAM ET VENISE,
s'abrite la meudicité , Venise possède encore tout nn assortiment
de véritables mendiants. Car bien qu'ils soient moins nombreux
au milieu des Lagunes que partout ailleurs en Italie, on ne laisse
pas, cependant, que d'en trouver eocore une fort respec-
table quantité. Cela n'a du reste rien de très -surprenant. Dans
ces pays fortunés, où le ciel est clément, où il semble qu'on n'ait
qu'à se laisser vivre, l'oisiveté, la vie noble, comme on disait
au siècle dernier, parait le plus saint des devoirs, le pltis respec-
table des besoins. Or, quand le farniente est arrivé à l'état
l
VENISE
La bouquetière de In place Saint-Marc.
de bien suprême, la mendicité n'est pas loin de devenir nne
institution. '
Les mendiants de Venise se divisent en deux grandes classes :
les rôdeurs et les sédentaires. La première classe comprend les
fausses mères, les faux ouvriers sans ouvrage et les faux orphelins
qui vous attendent dans les endroits obscurs, dans les ruelles
étroites, à l'ombre des sous-portiques, et cherchent, en vons api-
toyant sur leurs maux, plus ou moins apocryphes, à obtenir quel-
que généreux secours. Ce sont les irréguliers de l'ordre. La seconde
classe s'étend à tous les aveugles, paralytiques, vieillards, infirmes
PHYSIONOMIES LOCALES. 317
ou autres, qui sont en possession d'une place fixe, où chaque jour,
à la même heure, ils viennent s'installer gravement et se recom-
mander d'une voix nasillarde à la pitié des passants. C'est générale-
ment aux abords des églises qu'on les trouve, ou sur les Campi. La
plupart ont une clientèle faite, une recette régulière ; ce sont, pour
ainsi dire, des fonctionnaires publics, qui lèvent un impôt sur le
bon cœur des gens du quartier. Les places qu'ils occupent consti-
tuent pom' eux une sorte de patrimoine, qu'ils transmettent à quel-
que héritier, ou cèdent à beaux deniers comptants à quelque malin-
greux jaloux d'un sort tranquille.
A cette classe, il convient de rattacher une autre sorte de men-
diants absolument spéciale à Venise. Nous voulons parler de ces
gens qui se tiennent auprès des églises en renom , au bord de la
Piazzeta, aux Traghetti et dans les environs du musée, pour arrêter
les gondoles. Dès qu'une gondole aborde, armés d'un long crochet,
' ils s'appliquent à la maintenir en équilibre , et présentent le bras au
promeneur pour l'aider à sortir. Au retour, ce sont eux qui ap-
pellent le barcarol, et cette fois en vous présentant la main ils vous
tendent aussi le chapeau.
De cette abondance de mendiants, il ne faudrait pas conclure
cependant qu'au milieu des Lagunes la bienfaisance publique est
une vertu ignorée. Ce serait se tromper grandement. Venise, au
contraire, a été de tout temps la ville de la charité par excel-
lence. Au dixième siècle, elle possédait déjà un hôpital public
que Pierre Orsoleo avait fait construire auprès de la Piazza. Aux
douzième et treizième siècles, cinq autres établissements pareils
étaient édifiés , rendant d'immenses services à la population com-
merciale et maritime , et à cette époque Venise était la première
en Europe à introduire dans ses mœurs publiques les institu-
tions charitables. Ces institutions prirent bientôt un tel déve-
loppement que le sénat et les procurateurs de Saint-Marc durent
leur donner une réglementation. Les établissements pieux furent
divisés en trois classes : la première comprit les quatre plus
grands hôpitaux et asiles dont les noms indiquaient la desti-
nation : Incurabili, Derelitti^ Mendicanti et délia Pietà; la
318 AMSTERDAM ET VENISE.
deuxième renferma tous les établissements de même nature , mais
de moindre importance, répartis dans les différents quartiers
de la cité; et enfin la troisième, sous le nom de Fraterna
grande^ eut dans son ressort tous les établissements de bien-
faisance privée, la recette des aumônes et les secours à domi-
cile.
L'opulence de toutes ces institutions charitables était telle, les
richesses domaniales qu'elles possédaient étaient si considérables,
qu'à cinq reprises différentes, en 1333, 1347, 1536, 1605 et 1767,
le gouvernement vénitien se crut autorisé à intervenir. Sous pré-
texte d'en faciliter l'administration, mais en réalité pour empê-
cher leur patrimoine de devenir excessif, et aussi pour favoriser
la transmission de certaines propriétés, il aliéna tous ces biens
domaniaux et les convertit en un capital , lequel fut déposé à la
Zecca, c'est-à-dire resta entre ses mains, et dont il servit la rente.
En 1796, ce capital s'élevait à 18 millions et demi, rapportant
559,000 francs de notre monnaie, auxquels il convient d'ajouter
257,000 francs provenant de possessions qui n'avaient point été
aliénées.
Ces chifii^es paraîtront excessifs si l'on se reporte au temps, et
surtout si l'on considère qu'à cette époque Venise ne renfermait
guère plus de cent vingt mille habitants. Et cependant, indé-*
pendamment de ces énormes revenus affectés à la bienfaisance
publique, la charité privée s'exerçait encore avec une généro-
sité inconnue autre part. Un grand nombre de familles patri-
ciennes avaient leurs « clients ». Cet usage, emprunté à rancienne
Rome, prit naissance avec la République et se continua pendant
toute la durée de celle-ci. Les clients vivaient aux dépens du patron,
et formaient autour de lui une sorte d'armée défensive qui veillait
sur sa fortune et sur sa personne. Ces clients ne se recrutaient
pas seulement parmi les gens du commun et les simples citadins,
il y avait encore parmi eux un grand nombre de nobles qui,
plongés dans la misère et incapables d'en sortir, vivaient des
générosités de leurs collègues plus fortunés, et obéissaient à leurs
moindres injonctions; tous même n'étaient point assez heureux
PHYSIONOMIES LOCALES. 319
pour obtenir cette lucrative protection, et les pauvres barna-
botes ^, comme on les appelait, étaient bien souvent obligés de
demander au sénat la permission de mendier dans les rues.
Celui-ci accordait presque toujours cette autorisation, et on les
voyait, le visage couvert d'un masque et Tépée au côté, signe de
leur condition, tendre la main aux passants pendant que leurs
femmes mendiaient en cape de soie, emblème distinctif de leur
qualité.
On conçoit dès lors comment la première et presque la seule sti-
pulation du grand conseil, lorsqu'en 1797 il renonça, entre les
mains d'un général français, à ses droits héréditaires, fut que «« le
nouveau gouvernement garantirait la dette publique, les pensions
viagères, et les secours accordés aux nobles pauvres ».
Ce que les Français concédèrent volontiers , les Autrichiens , qui
leur succédèrent, ne voulurent point l'admettre. Mais bientôt la
misère prit de telles proportions, que le nouveau gouvernement dut
intervenir à son tour. Malgré le chiffre énorme des aumônes et des
donations, la bienfaisance privée ne pouvait soulager toutes les
infortunes. Trente mille habitants, presque le quart de la popula-
tion, étaient inscrits sur le grand livre de la misère publique.
L'extrême charité de la population vénitienne avait eu pour
résultat d'augmenter dans une énorme proportion le nombre des
indigents. Ainsi que le comte Bembo le faisait remarquer en 1866
à ses collègues, la bienfaisance mal ordonnée accroît la misère.
A cette occasion, le potestat vénitien citait les paroles par les-
quelles M. Batbie inaugurait son cours d'économie politique à
l'École de droit, et jamais paroles mémorables ne furent mieux
applicables qu'à la bienfaisante et misérable Venise.
* La noblesse vénitienne était divisée en deux grandes classes : les seigneurs et
les barnabotes. Les seigneurs étaient les nobles opulents; leur richesse égalait
celle de certains princes. Les barnabotes tiraient leur nom de la paroisse de
Saint-Barnabe, quartier où les malheureux résidaient de préférence; c'étaient
les nobles sans patrimoine et sans ressources. Ces deux classes représentaient
envirou douze cents titres. On estimait que soixante de ces familles vivaient
dans l'opulence, trois cents dans l'aisance, et que le reste, plongé dans la mi-
sère, en était réduit à vendre ses suffrages ou à se faire espions.
320 AMSTERDAM ET VENISE.
Aujourd'hui le chiffre des indigents a un peu diminué, mais la
charité pubUque a encore grandement à faire pour venir en aide à
tous ceux qui sont dans le besoin. Disons du reste qu'elle est lar-
gement à la hauteur de sa tâche.
L'administration véoilienne, en effet, n'a pas sous sa haute sur-
veillance moins de quatre-vingt-treize établissements charitables,
dont quarante-cinq dans la seule ville de Venise, chiffre consi-
dérable pour une population de cent vingt- cinq mille habitants;
et indépendamment de la charité publique, la hien&isance privée
soulage de nombreuses infortunes , sans compter toutes les
sommes que la mendicité extorque aux étrangers et aux pro-
meneurs.
ni
PHYSIONOMIES LOCALES
(suite) *
AMSTERDAM
La serTante arosterdamoi^e. — Type singulier. — Propreté hollandaise. — Nettoyage aérien.
— L*amour au clair de lune. — La Kermis! — La foire aux amoureux. — Finis coronal
opus, — Les serviteurs de la mort. — Physionomie excentrique. — Les Aansprekers, -^
Pleureurs et pleureuses. — Lioderas et planideras, — Le luxe de la mort. — Les agents
de police. — La Nachtwacht, — Sécurité profonde. — Le repos du 8.ige. — La paix du
ménage. — Les importuns de la rue. — Indigène^ et nomades. — Les artistes du trottoir.
— Le poëte Meijer. — Le joueur d*oiigne. — Les hillets de loterie. — Les mendiants
médaillés. — Peines et châtiments. — Distributions et aumônes. — La bienfaisance
néerlandaise.
Si Amsterdam ne possède ni {gondoliers empressés, ni bou-
quetières élégantes; si son climat ne lui permet que rarement
cette vie en plein air qui fait le fond de l'existence vénitienne ,
la capitale néerlandaise ne manque, pour cela, ni de types sin-
guliers, ni de physionomies locales ayant un cachet de véritable
originalité. Ce sont ces physionomies et ces types que nous allons
maintenant passer en revue.
Au premier rang de ce monde spécial, il nous faut placer la
joyeuse cohorte des bonnes et des servantes ; ce sont elles dont
les allures accortes et la tenue printanière attirent tout d'abord
l'attention des étrangers, et ce n'est que justice.
La servante amsterdamoise est une forte fille au teint coloré,
aux bras solides, aux pieds larges et aux mains rouges^ qui, faible-
ment nourrie et modestement payée, trouve le moyen de travailler
comme quatre et d'être toujours joyeuse , rieuse et contente.
Elle est facile à reconnaître dans les rues , dans les maisons , sur
les quais, partout, car dès qu'elle entre en place elle revêt une sorte
41
322 AMSTERDAM ET VENISE.
d'uniforme qu'elle ne dépouille jamais. Toutes les bonnes hollan-
daises sont en effet vêtues de la même façon et de la même couleur.
Toutes portent une robe d'indienne blanche à petits dessins violets,
un tablier blanc et une cornette.
Cette cornette à petits plis entoure le visafje comme un papier
dentelé enveloppe un bouquet. Au milieu , s'épanouit une grosse face
blanche et rose, avec des yeux moqueurs et des lèvres souriantes.
Car c'est presque un miracle de voir une servante , je ne dirai point
triste et renfrognée, mais seulement sérieuse.
Quelques-unes portent encore le casque d'or ou d'argent de leur
province, mais c'est la grande exception. Seules les plus entichées
de leurs modes nationales , les Frisonnes et les filles de Groningue
résistent aux attraits de la cornette. D'autres encore essayent de
se parer du bonnet français ou du petit carré de tulle que portent
les bonnes anglaises. Mais celles-là sont les plus évaporées, et ces
innovations sont médiocrement goûtées par les familles sérieuses et
rigides.
11 ne faudrait pas conclure de là, toutefois, que leur uniforme est
immuable. Non point. Elles ont leurs modes à elles, qu'elles sui-
vent avec une ponctualité parfaite. Ainsi la crinoline, dans son beau
temps, ne les a point laissées indifférentes, et au siècle dernier
elles avaient adopté les paniers ; du moins c'est Casanova qui le rap-
porte. Il ajoute même que ces paniers étaient si larges que lorsque
ces bonnes filles se perchaient sur les échelles, on les obligeait à
mettre des culottes , « car sans cela , ajoute-t-il , elles auraient trop
intéressé la curiosité des passants n.
C'est en effet une des grandes occupations des servantes ams-
terdamoises que de laver les façades , poncer les murs , brosser les
vestibules , essuyer les vitres , éponger les dalles de marbre , récurer
les ornements de cuivre , frotter les boiseries , battre les tapis et
vernir les meubles. Tous les jours on passe de longues heures à net-
toyer l'intérieur, et chaque semaine on fait la toilette extérieure de
la maison. Celle-ci est inondée du haut en bas et lavée du bas en
haut. Tout un arsenal de brosses , de plumeaux , d'épongés et de
tétes-de-loup est employé à cette importante occupation.
PHYSIONOMIES LOCALES. 323
Il faut voir, du reste, avec quelle habileté et quelle ardeur ces*
braves filles s'acquittent de cette rude besogne. On sent qu'elles
sont là dans leur élément. « Je crois, dit quelque part Le Jolie
dans son langage un peu salé , que si elles lavaient tout autant le
broudier d'un nègre, on n'y trouverait point la peau semblable à
celle de son museau, n Mais le vieux poëte a beau se moquer un
peu rudement de cette maladie de transporter tout à la fois le
bagage hors de la maison,
Pour frotler, laver et torcher
Les parois, les huis, le plancher,
Les g^reniers, la cour, la cuisine;
rien n'y a fait; les choses se passent encore de nos jours comme
de son temps. Le pli est pris, et les servantes amsterdamoises
se croiraient les plus malheureuses d'entre les créatures, si on les
empêchait de se livrer à ce que M. Maxime du Camp appelle
r « hystérie de la propreté » . C'est surtout le samedi qu'il faut les
voir. Perchées à toutes les fenêtres , pour ainsi dire suspendues dans
les airs, elles lavent à tour de bras les boi dures des croisées, asper-
geant les passants et échangeant, d'un bout de la rue à l'autre, leurs
joyeux caquets. Il ne faudrait point croire, en effet, que la position
périlleuse ou elles se trouvent leur enlève une parcelle de leur
bruyante gaieté. Qu'une mouche vienne à voler de travers, et
aussitôt vous entendez à tous les étages un rire sonore, qui se
répercute d'une maison à l'autre, sans que les rieuses sachent au
juste ce qui cause leur hilarité.
Mais c'est surtout dans la rue, quand elles sont en course de
ménage ou envoyées en commissions pressées , que leur humeur
joyeuse atteint son maximum. Coups d*œil malins, propos lestes,
plaisanteries grivoises, tout cela marche son train, à moins que la
bonne fille n'ait quelque rendez-vous donné ou quelque amoureux à
rejoindre.
L'amoureux, en effet, joue un grand rôle dans l'existence de la
servante hollandaise. Presque tous les soirs il vient causer au seuil
de la maison. En sa présence, la folle fille abdique une partie de sa
324 AMSTERDAM ET VENISE.
belle humeur. Elle reste là avec lui, la maio dans la main, parlant
à voix basse et lançant toutes les troisminutesquelqu'unde cesgros
soupirs capables de mettre en mouvement les moulins de Zaandam.
Les jours de sortie, par exemple, c'est tout autre chose. Alors
on s'en donne à cœur joie. Jadis c'était avant tout et surtout
la Kermis qui était par excellence l'époque du plaisir et des
folies joyeuses. Le second jour de la deuxième semaine était
celui que les servantes avaient ntloptp. Ce jonr-Ià il était
AMSTERDAM
La lervaDie amiier^inoife.
impossible de les retenir à la maison. Elles auraient sacrifié leur
part de paradis plutôt que leur amoureuse promenade. Dans
leurs engagements avec leurs maili'es, elles stipulaient ce jour de
liberté. Pendant toute l'année on y rêvait, on s'y préparait avec
amour, on entassait les doubles sous sur les florins, et les florins
sur les doubles sous. On composait sa toilette des mois à l'avance.
Puis à l'heure dite on partait gaie, pimpante, et si propre et si
fraîche que lady Montagne déclarait que, « sous ce rapport, les
servantes d'AmsteMam étaient supérieures aux grandes dames de
Londres ".
PHYSIONOMIES LOCALES. 3-ir>
On a raconté bien des sottises à propos de ces courses à la
Kermis. On a dit que les bonnes Biles louaient des hommes pour se
faire promener pendant cette folle journée. On ajoutait que le
cornac se faisait payer d'autant plus cher qu'il était mieux mis. Le
prix était plus élevé s'il portait un chapeau , plus élevé encore s'il
possédait un parapluie. Ce sont là des coules à dormir debout. [I faut
ne guère connaitre la Hollande pour croire qu'une fille fraîche et
jolie soit en peine d'y trouver gratis un amoureux. C'est une
AMSTERDAM
iipoiir au clair de lu
plante qui fleurit partout. On n'a qu'à semer quelques propos lestes,
quelques coups d'œil engageants, et à Amsterdam comme ailleurs
ou récolte un gaillard empressé et qui ne demande qu'à plaire.
Ce qui arrive par exemple, c'est que la servante, qui n'a en
temps ordinaire que de faibles occasions de dépense, a, dans ses
jours de sortie, la poche mieux garnie que son galant. Car, si ses
appointements sont minces , il existe bon nombre de petits profits.
Chaque visiteur qui vient dîner doit laisser son florin à la cuisine.
C'est un tribut tyrannique, mais auquel nul n'oserait se soustraire
326 AMSTERDAM ET VENISE.
Souvent répétée, cette inévitable contribution arrondit les g[ages et
enfle le porte-monnaie; tandis que l'amoureux, militaire, ouvrier ou
petit commis, s'occupe généralement fort peu de thésauriser. En
sorte que, comme on met l'argent en commun, c'est la bourse de la
fille qui reçoit , et pour cause , les plus fortes saignées.
Dans cette unique journée, en effet, il s'agit de liquider une année
de tranquillité et de retenue ; je vous laisse à penser si l'on s'en
donne. Toute la journée et toute la nuit on court les boutiques
et les cabarets, les bals, les spectacles et les cafés chantants.
L'anguille fumée et le sur provoquent la soif, que le schiedam
et le vin se chargent d'étancher. Malheureusement on ne garde
point toujours la mesure , « et il n'est pas rare de voir au point du
jour ces mêmes filles toutes chiffonnées et crottées et dans un état
d'ivresse qui les rend incapables de rentrer chez leurs niaitres » .•
Ce n'est point moi qui dis cela, c'est un homme grave et posé,
M. J. Olivier, professeur de langues et traducteur assermenté.
Jugez, si un tel homme consent à parler de ces choses, ce que doivent
être ces orgies. Le Jolie, lui, nous montre ces bonnes filles dans un
état non moins pittoresque, mais (selon sa louable habitude) encore
un peu plus corsé :
L'autre un peu plus loin
Vomira ^ros comme une cane
Sur le manteau doublé de pane
D'un monsieur qui n'y pense pas.
Mais baissons le rideau sur ces très - tristes spectacles ; et
cela nous est d'autant plus facile que le bon temps des ker-
messes est passé.
Il est peu de servantes à Amsterdam qui soient mariées. Dès
qu'une imprudence a rendu l'hymen nécessaire , la fille quitte son
service , abandonne ses maîtres et se voue entièrement aux soins de
son propre ménage. Quand elle a quelque argent, elle installe un
petit commerce et lui consacre le temps que lui laissent les occupa-
tions du foyer. Les marmots, du reste, arrivent à la file. Il faut les
élever, les soigner, les nourrir. Adieu rires, fous propos, courses
PHYSIONOMIES LOCALES. 327
va{][abondes ; le travail et les privations sont les seules distractions
permises. Les beaux jours sont finis, le bon temps est passé.
Une autre physionomie plus excentrique encore, qu*on rencontre
en Hollande presque à chaque pas et qui partage avec les joyeuses
servantes le privilège d'attirer l'attention du voyageur, c'est celle
de ces gens pressés et empressés, tout vêtus de noir, qui, le
chapeau à cornes sur l'oreille , en culotte courte et portant l'habit
à la française, frétillants et sautillants, s'en vont de porte en porte
annonçant les décès. A première vue, on les prendrait pour des
abbés de cour échappés de l'ancien régime, ou pour des danseurs
de corde, mais personne ne se douterait de leur lugubre mission.
Rien, en effet, dans la tenue, ni dans les traits du aanspreker,
ne saurait révéler ses fonctions. Depuis longtemps habitué à ses
funèbres commissions, il est devenu insensible au deuil qu'il
annonce. Aussi, quand la servante le reçoit au seuil de la maison,
s'il ne lui dit pas la fatale nouvelle avec le sourire aux lèvres,
du moins toute sa personne respire-t-elle cette honnête satisfaction
et ce contentement de soi-même que porte avec lui le sentiment
d'un devoir soigneusement accompli.
Toujours méticuleusement propre et soigné, ciré et brossé, tiré à
quatre épingles, avec ses cheveux pommadés et ses gants trop
longs, il prend des allures de fonctionnaire public. Un grand papier
à la main, un vaste parapluie sous le bras, il sonne partout en
maître. Prétentieux et protecteur avec les gens de peu, réservé et
digne avec les riches qui peuvent un jour ou l'autre devenir ses
clients, personne plus que lui ne s'estime, et ne croit davantage
à l'importance de ses fonctions , à la dignité de sa personne , et je
pense qu'on le surprendrait beaucoup en affirmant, devant lui, que
l'État pourrait, sans péricliter, se passer de ses services.
Son costume varie suivant la communidU à laquelle il appartient.
Il est utile^ en effet, qu'on sache, rien qu'à le voir, s'il est calviniste
ou luthérien, catholique, anabaptiste ou juif. M ais^ quel qu'il soit^
son accoutrement est toujours étrange et bizarre*
Dans tous les pays du monde, et dans tous les temps^ la mort a
toujours été considérée comme une nécessité rigoureuse, triste et
AMSTERDAM ET VENISK.
pénible : péoible pour celui qui s'en va et qiii n'est que bien rare-
ment disposé à entreprendre le grand voyage; triste pour ceux qui
restent; car, s'ils ont aimé le défunt, ils éprouvent le chagrin de la
séparation et ressentent la douleur de l'absence; et s'ils l'ont seule-
AMSTERDAM
visile do \'aantprel.er
ment connu, cette phrase fatale : « Il est mort « sonne à leur oreille
comme un glas funèbre, qui semble leur dire : « Un jour, mon bon
ami , il t'en faudra faire autant " ; rigoureuse enfin , car personne ne
peut s'y soustraire.
C'est à ces raisons si pliuisibles et aussi à l'excessif boo sens
PHYSIONOMIES LOCALES. 32J)
des Hollandais qu*il faut attribuer l'origine de l'institution des
aansprekers. A force de voir marcher à travers les rues ces mes-
sagers de la mort, toujours affairés , on finit par n'y plus prendre
garde , et quand la servante vient répéter la funèbre nouvelle , on
l'écoute si distraitement, que l'impression pénible est en partie
escamotée. Ferba volant. Tandis que la lettre de faire part, qui
arrive lugubre et fermée, portant avec elle le sentiment de doute et
d'hésitation que l'inconnu traîne toujours à sa suite, qui demeure
ouverte sur la table et que chacun lit, relit et commente à son toiu*,
comporte tout un cortège de longues et pénibles sensations, de
réflexions tristes, d'observations cruelles. Scripta marient.
Mais si c'est à leur bon sens pratique que les Hollandais doivent
l'invention des aansprekers, c'est fort probablement aux Espagnols
qu'ils sont redevables de celle des pleureurs {dragers). L'usage des
pleureurs à gages a, en effet, existé de tout temps en Espagne. Son
origine se perd dans la nuit des âges. Peut-être même faudrait-il
remonter jusqu'à l'occupation romaine pour découvrir quels en
furent les premiers instituteurs. Le certain, c'est qu'au moyen âge
il y avait non-seulement des pleureurs, mais aussi des pleureuses,
qu'on nommait Uoderas ou planideras. Le Cid, dans celle de
ses romances où il dicte son testament, prescrit qu'on s'abstienne
d'inviter des pleureuses à son enterrement. « J'ordonne, dit-il, qu'on
ne loue pas de planideras pour me pleurer; celles de ma Ximèue
me suffisent, sans que j'achète d'autres larmes. » Et dans les Par-
tidas on rencontre des dispositions pénales édictées contre les
excès et les désordres que les Uoderas commettaient aux céré-
monies de l'église.
La tradition semble donc fort probable, et l'institution des pleu-
reurs hollandais peut bien être un reste de l'occupation espagnole.
Mais hâtons -nous d'ajouter que ces braves gens sont infiniment
moins fantaisistes que leurs collègues d'Aragon onde Gastille. Pour
rien au monde, ils ne consentiraient à troubler une cérémonie quelle
qu'elle puisse être. Bien loin de s'arracher les cheveux et de s'égra-
tîgner le visage comme faisaient (au dire de Cervantes) les plani^
deras du vieux temps, il faudrait bien plutôt les exciter à donner
330 AMSTERDAM ET VENISE.
à leur tenue une teinte de tristesse et de recueillement qui, parfois,
leur fait défaut.
Souvent ils attendent leur client, c'est-à-dire le mort, avec le
cigare auxlèvres et devisant joyeusement àla porte de celui qu'ils sont
chargés de pleurer. Leurs fonctions, du reste, se bornent à accom-
pagner leur défunt pendant son dernier voyage, à lui faire ce qu'on
appelle vulgairement un pas de conduite , et l'on n'exige d'eux ni
larmes ni contorsions. On les nomme dragers, c'est-à-dire porteurs,
bien qu'ils ne portent rien que de grands manteaux noirs et de
vastes chapeaux de deuil. Car dès que le cercueil a été déposé
dans la grande voiture toute tendue de velours noir, ils se
placent en tête, sur les flancs et à la suite du convoi. Le cor-
tège alors se met en route, et le char s'achemine lourdement
vers le kerkhof, secouant et cahotant le défunt comme s'il vou-
lait lui faire savourer davantage son repos étemel. Le retour,
lui, se fait plus gaiement; une fois la cérémonie terminée, les
pleureurs prennent place sur le sombre char qui revient au
grand trot.
Le nombre des dragers n'est point fixe. Il se proportionne à la
qualité et surtout à la fortune du défunt. A voir le chiffre de ceux
qui marchent en tête, on peut deviner le rang qu'occupait le pauvre
homme qui s'en va rejoindre ses ancêtres. C'est un très - grand
luxe d'en mettre six avant le corbillard, c'est le maximum, la pre-
mière classe, comme on dirait chez nous. Les bons bourgeois se
contentent d'en avoir deux; quant aux pauvres, ils s'en passent.
Toutefois, le besoin d'être pleuré est si naturel à l'homme, que
même les indigents le ressentent. N'ayant pas le moyen de payer
des mercenaires pour remplir cet office, ils forment des associations
dont les membres se rendent, à tour de rôle, ce dernier service.
Et, quand l'un des sociétaires vient à mourir, son cercueil est
toujours suivi par une longue file d'hommes en habits noirs, portant
sur leur manche un brassard où figurent les insignes de la corpo-
ration.
Aansprekers et servantes sont des types de jour, si je puis
m'exprimer ainsi. Celui que nous allons présenter maintenant au
PHYSIONOMIES LOCALES. 331
lecteur est essentiellement nocturne. Il s'agît en effet de la nacht^
wacht^ ou garde de nuit.
Mais avant de dépeindre ces hordes de noctambules , peut-être
serait- il bon de dire un mot des dienders, ou agents de police
néerlandais. A vrai dire, leur physionomie n'a rien de bien saillant,
et leur aspect n*est nullement farouche. Comme leurs confrères
vénitiens, ils ont les bagarres et le bruit en horreur. Il les faut
beaucoup et longtemps prier pour qu'ils se dérangent, et leur
vigilance n'est point telle que les tapageurs et les pochards ne
puissent de loin en loin troubler la tranquillité publique. Tou-
tefois leur réserve et leur prudence ne leur sont point imposées
par les mêmes raisons. Ils n'ont point de devanciers cruels, san-
guinaires et vindicatifs à faire oublier. Mais un généreux respect
de la liberté d'autrui leur fait considérer comme une atteinte aux
lois les plus saintes de la nature toute immixtion dans la vie des
autres.
Il ne faudrait point conclure toutefois qu'il résulte de là pour
les personnes ou pour les propriétés un danger plus grand qu'en
aucune autre cité. Au contraire, il n'est peut-être pas en Europe
de ville aussi peuplée où la sécurité soit plus complète et le
nombre des attentats moins considérable.
La confiance des habitants y est même poussée à un tel point
que la plupart des magasins, des logis et des boutiques sont à peine
clos la nuit. Un grand nombre n'ont même pas de fermeture spé-
ciale. On donne un tour de clef à la porte, on éteint le gaz , et l'on
s'en va dormir du sommeil du sage, c'est-à-dire sans inquiétudes,
sans préoccupations et sans remords.
Gela ne tient pas, toutefois, ainsi qu'à Venise, à la « douceur
du sang », comme dit le président de Brosses. Les pêcheurs, les
gens du port, les matelots hollandais sont, au contraire, d'une vio-
lence extrême. Mais on a soin de les cantonner dans certains quar-
tiers de la ville. Quant aux filous vulgaires, le bon sens pratique des
juges hollandais a su en débarrasser les grandes villes. C'est en faisant
peser sur les receleurs tout le poids de leur justice qu'ils ont obtenu
cet excellent résultai*
332 AMSTERDAM ET VENISE.
. Saos receleurs, pas de voleurs; sans voleurs, la besogne de l'agent
de police se trouve singulièrement simplifiée. Se promener du malÎD
au soir et du soir an matin ; ne rien dire, ne rien voir et, peut-être,
ne rien penser; si l'on entend du bruit, se diriger prudemment d'un
11^
AMSTERDAM
nachitvac/il. (Garde de r
m.)
autre côté pour n'être p.is tenté d'intervenir; menacer les pO**
sons, recevoir la pluie, et de temps en temps fournir un |» ^^
renseignement à un gros étranger qui se trouve dans un gr.^"
embarras, c'est à cela que se bornent les Fonctions de l'a^
de police amsterdamois.
«-«
PHYSIONOMIES LOCALES. 333
Autant ces affables dienders ont une tenue propre et correcte,
autant leur casque en cuir bouilli et leur longue redingote leur
donnent un air respectable et décent; autant l'accoutrement de
la garde de nuit (la nachtwacht) laisse à désirer de toutes les
façons.
Cette garde nocturne est bien, en effet, l'une des institutions
européennes qui pèchent le plus sous le triple rapport de la pro-
preté, de l'élégance et de la distinction.
Elle se compose de braves gens qui , munis d'une énorme
crécelle, la tête enfoncée dans une casquette de fraîcheur sus-
pecte, le corps enveloppé dans un paletot graisseux, parcourent
la ville pendant toute la nuit, faisant un horrible tapage, criant
les heures et réveillant les habitants pour leur apprendre qu'ils
peuvent dormir en paix.
Ils ne vont jamais seuls, mais toujours deux par deux. Un unique
ornement les distingue du commun des mortels, c'est le sabre
vénérable qui pend à leur côté, briquet inoffensif, prétentieuse
relique, hors de service depuis longtemps, et qui n'est là que
pour la forme.
Bien souvent je me suis demandé comment le conseil communal
d'Amsterdam, si économe, si réservé des deniers publics, n'avait
pas depuis longtemps supprimé ces hordes de nocturnes chanteurs.
Ne pouvant trouver une raison sortable, je me suis adressé à un
conseiller de mes amis, et sa réponse m'a paru assez curieuse pour
trouver place ici.
« Nous conservons ces braves gens , me dit-il , parce qu'ils nous
préservent des querelles de ménage. »
Et comme j'ouvrais de grands yeux...
« Suivez mon raisonnement, reprit-il. Je vais le soir à la Societeit,
J'ai bien dîné, donc je bois beaucoup de bière pour faire descendre
mon dîner. Mais la bière est froide ; pour la réchauffer je prends
deux verres de punch, puis, après le punch, du cognac. Comme je
suis sanguin et que l'alcool en excès m'est nuisible, je propose une
partie de billard, histoire de hâter la circulation du sang. Tout à
coup les amis arrivent. C'est Wim, Gerrit, Piet ou Kobus. Avec eux
334 AMSTERDAM ET VENISE.
il faut faire une nouvelle partie. Mais rexercice provoque Tappétil,
et puis, voilà déjà un ou deux soupeurs qui sont à la besog[ne. Il
n'est rien qui excite la faim comme de voir manger les autres. Je
soupe donc avec Gerrit, Wim ou Piet, et tout à coup je m'aperçois
qu'il est deux heures ! — Que va dire ma femme? — Vite je quitte
la Societeit et reprends le chemin de la maison. Vous autres Fran-
çais, vous rentreriez chez vous petits, piteux, craignant d'être
grondés. Nous autres, grâce à la nachtwacht, nous sommes sauvés.
Co mprenez- vous ?
— Pas le moins du monde.
— C'est pourtant bien simple. En rentrant, j'accoste nos bruyants
noctambules. Je leur mets dans la main un kwartje ou un demi-
florin suivant l'heure, et je leur recommande de passer dans dix
minutes sous mes fenêtres en criant à pleins poumons : « Il est
la demie avant minuit. » Cela fait, je rentre bruyamment chez moi,
je tourne, je retourne, je renverse quelque chose. Ma femme se
réveille.
— Quoi \ lui dis-je, vous êtes déjà endormie?
— Mais, mon ami, comme vous rentrez tard! Vraiment...
— Tard ! Qu'appelez-vous tard? Il est la demie avant minuit.
— Que dites- vous ? 11 est au moins deux heures.
— Deux heures ! Écoutez donc, puisque vous ne voulez pas me
croire, la nachtwacht qui passe.
En ce moment la crécelle retentit, et mes complices se mettent à
mugir la phrase convenue : « Il est la demie avant minuit, n
Subitement calmée, ma femme se rendort, et moi je me couche
l'esprit en repos, ayant à peu de frais évité une affreuse querelle.
Vous comprenez maintenant pourquoi, tant que je ferai partie du
conseil communal, je ne consentirai jamais à la suppression de la
nachtwacht. n
Je compris, et depuis ce temps je me suis bien souvent demandé
si, au nom de la paix des ménages, on ne pourrait point transporter
en France une coutume aussi recommandable.
Si la vigilance des dienders et de la nachtwacht assure la tran-
quillité et la sécurité des habitants d'Amsterdam, ces deux iustitn-
PHYSIONOMIES LOCALES. 336
tîons n'ont pu, cependant, triompher complètement de la mendicité.
Il n*est pas de grande ville, abondamment peuplée, qui puisse, du
reste, se préserver de cette lèpre. Toutes sont infestées d'une
armée de g[ens, sans profession bien avouée ou bien avouable,
qid accablent le passant de leurs offres, le poursuivent de leurs
obsessions et finissent, exploitant son impatience et son amour
du repos, par vivre à ses dépens.
C'est surtout quand les villes sont fréquentées par de nombreux
étrangers que cette gent parasite se développe. Le « nomade »,
en effet, se laisse bien plus facilement exploiter que Y u indi-
gène ». Il ne sait pas résister à la pression de ces faux indi-
gents, et connaît moins leurs roueries. A ce compte-là, on
comprend qu'Amsterdam ait été de tout temps l'objectif d'une
légion de ces importuns de la rue. Mais, de tout temps aussi,
l'autorité prévoyante a pris soin de réduire leur nombre et de
contenir leur audace. Et, grâce à une série d'excellentes me-
sures, la mendicité se trouve réglementée à Amsterdam, main-
tenue dans certaines limites, et obligée de se dissimuler sous
le couvert de quelques menus métiers qui la déguisent tant bien
que mal.
Le nombre de ces pseudo - professions n'est pas très - considé-
rable. Elles se composent de l'inévitable, décrotteur, qui, tenant
sa boite d'une main et sa brosse de l'autre, ne vous laisse pas faire
un pas sur le Dam sans être sur vos talons; des marchands de
billets de loterie, embusqués à l'entrée de la Kalverstraat , tous
enfants d'Israël, au nez crochu, aux mains sales, aux redingotes
éraillées, qui vous poursuivent, étalant sous vos yeux un abomi-
nable portefeuille graisseux , renfermant une provision de billets.
Plus tenace encore est le marchand d'allumettes. C'est géné-
ralement un enfant aux pieds fort peu chaussés, dont les
vêtements en lambeaux laissent voir ses membres demi -nus,
grelottant bravement au froid et à la pluie. Dès qu'il vous aper-
çoit, il s'attache à vos pas, ne vous quitte plus, et tout en vous
suivant, implore votre charité d'une façon si lamentable, que vous
en êtes forcément attendri, à moins que, le regardant fixement, avec
336 AMSTIÎRDAM ET VENISE.
le souHre aux lèvres, vous ue lui fassiez perdre son sérieux de com-
mande; alors il s'échappe en riant à son tour, et l'on est quitte
de ses lamentations, jusqu'à la première rencontre.
A c6té de ces importuns vulgaires, il nous faut placer quelques
autres personnages de même moralité, mais ayant des allures un
peu plus artistiques. I.e plus bruyant d'entre eux est certainement
le joueur d'orgue; virtuose dangereux s'il eu fut, car non-seulement
il tourne sa manivelle sans f^râce, mais encore se fait le plus
AMSTERDAU
TJd joueur d'orgue et sa compagoc.
souvent accompagner, dans ses promenades mélodiques, par sa
moitié, et entonne avec elle des duos capables de faire frémir
les oreilles du roi Midas.
Puis vient noe physionomie tout à fait originale, celle-là ; je veux
parler de l'improvisateur hollandais. Coiffé d'une sorte de béret,
portant une longue barbe et des cheveux gris bouclés qui lui
tombent sur les épaules, il a un faux air de Guttemberg, tel qu'on
le voit sur les estampes. Il se nomme Meijer. Sa haute taille,
sa physionomie grave, réfléchie, lui donoeot un aspect imposant,
tout à fait remarquable. Il n'habite point régulièrement Amstei^
PHYSIONOMIES LOCALES. 337
dam et voyage à travers les provinces. Mais dès qu'il parait,
la foule Tentoure et l'écoute avec avidité. Persuadé de la valeur
poétique de ses œuvres, il daigne les coucher par écrit, les fait
imprimer, et, après les avoir chantonnées d*une voix nasillarde et
chevrotante, les débite pour quelques cents à ses admirateurs.
Poésie , où vas-tu te cacher?
En dehors de ces petits métiers, on peut dire qu'à Amsterdam
les mendiants n'existent pas. Tous ceux qui sont privés de moyens
d'existence et incapables de gagner leur vie sont recueiUis par la
charité publique, qui prend soin de leurs vieux jours. Pour les
autres, ils sont pourchassés, arrêtés, condamnés et déportés dans
les colonies pénitentiaires de la Drenthe , à Veenhuizen ou Ommer-
schans, et employés aux travaux des champs.
Jadis il n'en était pas ainsi. Jusqu'au commencement de ce
siècle, les mendiants furent en efifet tolérés à Amsterdam. Ils
étaient divisés en deux grandes catégories : ceux qui apparte-
naient à la ville et ceux qui lui étaient étrangers. Ces derniers, au
moment où ils franchissaient les portes d'Amsterdam, devaient
demander l' autorisation de mendier. Après enquête, celle-ci leur
était parfois accordée, et alors on leur remettait une médaille de
plomb représentant d'un côté un pauvre muni de béquilles, avec
cette inscription : u VoER DE incomende bedelaebs » (pour les
mendiants qui entrent), et portant de l'autre les armes de la ville .
Chaque jour, il leur fallait se présenter au bureau de la munici-
palité , et ceux qui leur donnaient asile devaient en faire la décla-
ration. Us étaient, en outre, l'objet d'une surveillance spéciale. A la
moindre plainte , à la plus petite infraction , ils étaient privés de
leur médaille et chassés. Ces précautions, au reste, n'étaient point
superflues. A cette époque de guerres continuelles, les campagnes
étaient infestées de déserteurs , de rôdeurs^ de pillards, qui, sous
prétexte de mendier, s'introduisaient partout et commettaient les
plus grands excès. Dans la plupart des villes hollandaises, les
mendiants étaient l'objet des recherches les plus sévères. A
Amhem , pour ne citer que cette ville , celui qui faisait l'aumône
à un mendiant étranger était condamné au fouet (arrêté de 1630) i
43
338 AMSTERDAM ET VENISE,
celui qui le logeait était banoi de la ville (arrêté de 1677), et le
mendiant lui-même était passible de l'écbàfaud (arrêté de 1711).
Amsterdam n'eut jamais recours à de pareils moyens. Noos
avons vu qu'elle poussait la charité jusqu'à ouvrir ses portes aux
meadiaats étran(;ers; pour les autres, ils étaient secourus direc-
tement par les diverses communions religieuses desquelles ils
relevaient. Ces communions possédaient déjà au dix -septième
siècle près de trente hôpitaux, asiles, hospices, orphelinats, etc.,
sans compter les kofjes, sortes de retraites fondées par l'initiative
privée et n'admettant qu'un nombre restreint de pensionnaires,
ladépendamment de ces asiles, la municipalité faisait chaque année,
de Noël à Pâques , des distributions de pain , de.beurre , de fromage
et de tourbe. Aujourd'hui encore il existe un certain nombre d'éta*
blissemeots dans Amsterdam où l'on donne en échange de bons,
remis aux indigents par les familles riches, des portions de
soupe et de tourbe. Chaque maîtresse. de maison fait au commen-
cement de l'année une ample provision de ces bons, elle les di»*
tribue à ses pauvres, et trois fois par semaine ceux-ci forment
de longues files à la porte des bureaux de distribution. Rien de
plus propre, de mieux tenu et de plus correctement agencé que
ces établissements ; rien de plus sain que les aliments qu'on y dis-
tribue. Amsterdam a conservé, on le voit, les grandes traditions
charitables qui aidèrent jadis à sa prospérité.
Les iDCETlitudM de la vie. (Tableaa de de Wilt.)
IV
LE COSTUME
Une importante manifestation physiologique. — Impressions de seconde main. — Robes et
simarres. — Or et velours. '— Habits sombres et manteaux noirs. — Erreur et préjugé. —
Les couturières parisiennes. — L'unifurme habit noir. — Gondoles noires et dames
simples. — La Cappa et le Fazzuolo, — Les lois somptnaires. — Les Proveditori aile
pompe» — Henri III et le duc de Savoie. — Le Zandaletto , la Tabara et la Baiita. —
La robe officielle. '— Amelot de la Houssaye et le président de Brosses. — Le manteau
vénitien. — Une citation de Freschot. — Robes et manteaux. — Les tableaux hollandais.
— Wits et van Waveren. — Wilhem van nuytenbei);. — La cour dos stathoudera. —
La guerre et le luxe. — Louise de Colligny et le prince son fils. — Le grand Taciturne.
-— Maurice et Frédéric - Henri. — Le chevalier Temple et la princesse d*Orange.
— L*opinion des peintres. — La politique et le costume. — LVntrevue de l*ile
des Faisans. — Les modes de Paris. — Cheveux et rubans* — Zandaletto et
casques d*or.
S'il existe une manifestation particulière des aptitudes d'un
peuple qui porte le véritable cachet du caractère et de ses préoc-
cupations physiques et intellectuelles, c'est bien le costume. Il
est comme le reflet de ses pensées , de ses habitudes et de son tem-
pérament ; si bien que parfois même il suffit, à lui seul , à désigner
une nationalité, un climat, une race, une période de l'histoire.
On comprend dès lors quelle importance prend celte manifesta-
tion extérieure des goûts et du caractère, pour quiconque étudie
avec soin la physionomie d'une population, et cherche par des rap-
prochements à en déterminer exactement les mœurs, les tendances
et l'esprit.
• Sous ce rapport, on n'a pas manqué déjuger déjà, depuis long-
temps, les deux grandes villes qui nous occupent. De toutes les
chroniques, appréciations, lettres, relations qu'on a écrites là-
dessus, il se dégage comme une note générale qui domine tout
34() AMSTERDAM ET VENISE.
le reste , et qui résume , en quelques lignes , Tensemble de ces
manifestations. Fermez les yeux en effet, évoquez par la pensée
ces deux noms illustres , et vous allez voir se dresser devant vous
deux nobles, généreuses et populeuses cités. La foule, qui se presse
dans Tune et dans Fautre, possède des allures, une tenue, une
mise spéciales. Vous n'en apercevez pas le détail, mais quelques
grands traits s'imposent à votre esprit. C'est cette note dominante,
toute faite de souvenirs, qui constitue en quelque sorte pour
nous une opinion toute faite. Il reste à savoir en quoi consiste cette
synthèse mnémonique et l'exactitude qu'elle comporte. Étudions
donc les impressions qu'évoque en nous le nom de nos deux
grandes cités, et voyons comment elles se justifient.
Au seul nom de Venise, ne vous semble-t-il pas tout d'abord voir
papilloter tout un monde couvert d'or et de soie? Les nobles patri-
ciens, vêtus de longues simarres brochées de nuances éclatantes,
se promènent sur le môle et la Piazzetta. Derrière eux, des négril-
lons et des laquais, bariolés de couleurs voyantes, leur font escorte
et portent le parasol de rigueur. A leurs côtés , de gentilles damoi*
selles, toutes couvertes de perles et de pierreries, échangent avec
de gracieux jouvenceaux, vêtus de velours incarnat, de tendres
sourires et d'aimables regards. Partout les étoffes de prix s'étalent
au soleil ; partout l'or et les diamants chatoient à la lumière. TjOS
gondoles, avec des traînes de velours frangé d'or qui trempent dans
l'eau salée des lagunes, avec de vigoureux barcarols aux éblouis*
sautes livrées , s'approchent de la rive et prennent à leur bord les
couples somptueux ; et sur les dalles de marbre on entend susurrer
le frouirou des robes de brocatelle, et résonner les brillants four-
reaux des rapières à poignée d'or.
Au seul nom d'Amsterdam , le tableau change. Partout une foule
grave et recueillie, affairée, occupée et préoccupée. Des habits
sombres et des robes noires; des perruques longues et majestueuses
ornent les têtes masculines, et les femmes ont les cheveux empri-
sonnés dans une sorte de béguin. Rien de gai, de pimpant, de cha-
toyant; au contraire, tout est sévère de formes et uniforme de ton;
il semble qu'un voile de deuil et de tristesse s'étende sur cette foule
LK COSTUME. 341
Sômbrement vêtue. On se figure une atistérifé excessive bannissant
des regards tont ce qui pourrait les égayer ou les distraire.
AMSTERDAM
IpcIc (d'aprèx G. Neracher).
Voilà les deux notes bien saillantes, qui résultent d'impressions
préconçues. Eb bien, ces deux notes sont absolument fausses.
Venise n'a jamais été la ville des simarres brocbées d'or et des
342 AMSTERDAM ET VENISE.
robes de pourpre. Amsterdam ne fut en aucun temps celte ville
sombre, austère et rigide, succursale de la Genève de Calvin,
habillée de noir et portant le deuil de ses plaisirs. An lieu
d*être aux antipodes du goût et de la mode, nos deux grandes
villes en ont été beaucoup plus près qu'on ne le croît. C'est ce
que nous allons essayer de prouver, avec des témoignages irré-
futables.
Il demeure bien entendu que nous parlons des siècles passés. De
nos jours, Amsterdam et Venise sont tombées dans le droit commun
du costume européen ; elles puisent leurs inspirations aux mêmes
sources. Les couturières parisiennes, qui habillent les gentildonne
du Grand Canal, fournissent aussi les patriciennes du Heerengracht ;
et comme ce sont ces belles dames qui donnent le bon ton, les
couturières locales sont tenues de suivre à la piste les modes
de Paris. Quant aux hommes, l'habit noir et la redingote sont
partout taillés sur le même modèle; la seule différence qu'on
puisse trouver entre eux git dans la façon dont on les porte. Ces
réserves faites, abordons le joli portrait qu'à l'instant nous tra-
cions de Venise, étudions-en les divers traits avec des documents
sérieux sous les yeux, et voyons ce qu'il en restera.
Tout d'abord, il faut éloigner de notre tableau les gondoles
peintes et dorées. Tout ce brillant attirail était prohibé depuis le
seizième siècle par une ordonnance du Sénat. Seuls les ambassa-
deurs avaient le droit d'équiper des barques ornées et des livrées
voyantes. Uniformément noires, et sans aucun signe apparent,
toutes les autres gondoles offraient déjà à cette époque l'aspect
sombre et monotone que nous leur voyons aujourd'hui. En second
lieu, il noiis faut aussi effacer les gentildonne. En effet, elles ne sor-
taient guère , et, lorsqu'elles quittaient leur demeure, c'était seule-
ment pour se rendre à la messe et nullement pour d'aller promener.
u On compte à Venise (au seizième siècle) six ou sept cents patri-
ciennes, sans compter les jeunes filles, dit M. Charles Yriarte \ et
sur ce nombre cinquante ou soixante tout au plus vont aux églises,
' M. Ch. Yriarte, la Vie ctun patricien au seizième siècle.
LE COSTUME. 343
aux cours et aux assemblées publiques. » Les autres ont des cha-
pelles particulières daus leurs palais. Si le mari est jaloux, et cela
se voit aussi bien à Venise que partout ailleurs , elles demeurent
cloîtrées cEez elles pendant plusieurs années, sans que personne y
trouve à redire. Celles qui sortent pour assister aux saints offices
sont vêtues de noir : « Elles portent une cappa très*ample, de soie
très-fine , fixée par derrière, et à l'aide de laquelle elles se couvrent
le visage. Elles peuvent voir, mais on ne les voit pas \ » Chez les
jeunes filles, cette cape est remplacée par un voile de soie blanche
appelé yii2zao/o, avec lequel elles se couvrent le visage et la poitrine.
Parfois on les rencontre avec des colliers d'or de très-mince valeur
et des petits ornements de perles ; « mais beaucoup d'entre elles ,
se conformant jusqu'au jour de leur mariage, avec une soumission
absolue, à la volonté de leurs parents, ne portent jamais un bijou*. »»
Malgré l'extrême modestie d'une pareille toilette, celle-ci n'est
qu'accidentelle. Un fureteur du dix-septième siècle , Saint-Didier *,
nous dit qu'elles ne se visitent guère, ne se parlent point quand elles
se rencontrent , et demeurent tout le temps dans leurs maisons en
déshabillé. Du reste^ les maris, qui font les lois et tiennent en même
temps les cordons de la bourse, ont mis bon ordre aux dépenses de
luxe. Des lois somptuaires frappent tour à tour les principaux ajus*
tements; il n'en est presque aucun qui trouve grâce devant les
proveditori aile pompe. Les perles, les agates, l'ambre taillé, les
barrettes avec médailles, les manteaux de dentelle, les boutons de
diamants^ les chaînes, les serviettes ouvragées d'or et d'argent, les
bijoux en or émaillé, les éventails, les capes de soie brodées, les
gants travaillés d'or, tout tombe sous leur censure *. Ils ne per^
mettent l'étalage du moindre luxe que lorsqu'il s'agit de la récep-
tion d'un haut personnage, d'un roi, d'un prince, dW ambassa-
deur. Alors il leur parait nécessaire d^éblouir l'étranger par un faste
' Cesare Vecellio, Degli habitt anlicld e modemi di diversi parti del mondo.
* Cesare Vecellio , ibid.
* Saint-Didier, la Ville et la République de Venise,
* Voir Armand Baschet , Souvenirs dtune mission, — Les Archives de la séré-
nissime République de Venise,
•Mi AMSTERDAM ET VENISE.
sans limite, et d' afficher la puissance de t'État en même temps tjue
la richesse de ses patriciens. Lorsque Henri III rend visite à la
sérénissime République, lorsqu'on 1608 le duc de Savoie fait son
entrée à Venise , le Sénat dicte des décrets qui permettent le
déploiement de toute la pompe imaginable , et laissent la fantaisie
féminine déborder dans le luxe de ses ajustements. •< Nonobstant
tout décret contraire, dit l'arrêté de 1608, il sera permis, i cha-
cune des dames qui sont invitées à ladite fête, de porter tons
VENISE
vËtue da la baûla.
vêtements et joyaux quelconques de nature à leur sembler plus
favorables à l'orBcment de leur personne. •<
C'est seulement, en effet, dans les-grandes occasions que, même
chez elles, elles déploient une certaine pompe et un certain luxe.
A quelques fêtes publiques , le Sénat aussi fermait les yenx , et c'est
dans ces solennités, dans ces cérémonies pompeuses : •> les mariages
vénitiens, les noces patriciennes, les triomphes ", comme disait
Henri Goltsius, que les graveurs du temps, les Cesare Vecellio,
Giaccomo Franco , Paolo Fnrlano et Ooltsius lui-même trouvaient
LE COSTUME. 345
à exercer leur burÎD. Nous prenons pour un fait général ce qui
n'était qu'une très-grande et très-rare exception.
On voit, par ces quelques lignes, quelle était l'excessive sim-
plicité du costume féminin aux plus éblouissantes époques de la
Benaissance et à l'aurore du dix -septième siècle. Plus tard, la
femme gagne un peu en liberté^ mais son ajustement ne s'en-
richit guère; à la cappa succède le zendatetto, long voile de taf-
fetas noir qui couvre la figure et les épaules , se croise autour du
cou et se noue à la taille. Le soir, le zendaletto fait place à la
tabara, grand manteau de soie noire qui descend jusqpi'à terre , et
la baûta, vaste capuchon garni de dentelle, orné d'un masque, et
sur lequel se pose coquettement un petit chapeau à cornes, dis-
simule les cheveux et dérobe la figure. Toujours le visage caché
et toujours des couleurs sombres '. Nous voilà bien loin des mer-
veilleuses toilettes et des coquettes personnes qui figuraient dans
notre tableau. Voyons un peu maintenant quelles étaient, pendant
la même période, la toilette et la tenue des patriciens.
Dès le quinzième siècle , tout ce qui est noble à Venise porte un
costume officiel, et ce costume est uniformément noir. Seuls, les
fonctionnaires qui occupent les hautes charges publiques peuvent en
varier la couleur. Certaines dignités comportent le violet, d'autres
. le rouge ; le doge porte une longue robe de drap d'or. Cette espèce
de toge, analogue à celle de nos magistrats, recouvre le pourpoint
ainsi que les chausses et les dissimule entièrement. Sa forme, sa
longueur, et jusqu'à la largeur de ses manches, tout est réglé par
décret. Le jeune et brillant patricien cherche bien un peu à trans-
gresser les ordonnances : il s'arrange de façon à ce qu'on aperçoive
le bouton de diamants qui retient le col de sa chemise et la manchette
de dentelle qui entoure son poignet; mais sa robe est le signe visible
de sa qualité, et pour rien au monde il ne lui est permis de. s'en
dépouiller. Voyez, du reste, les portraits peints par Titien, ceux
* En 1777, les inquisiteurs d'État défendent aux femmes de paraître au théâtre
en toilette à la française; elles devaient garder la mantille vénitienne, qui dis-
simulait leurs traits. La plupart, du reste, ne quittaient pas le masque pendant
la représentation.
44
M6 AMSTERDAM ET VENISE.
de Tintoret et de Paul Véronèse. Tous les pères conscrits qa*ils
font défiler devant nous, n'importe leur âge, ont ce même
ajustement et portent la lonjpie robe sombre. Et cet uniforme
a sa raison d'être. Même dans le patriciat vénitien, les familles
riches sont rares. Permettre aux sénateurs de venir au conseil ou
de se montrer au broglio dans des ajustements de fantaisie, c'est
fournir aux pauvres et aux opulents un moyen trop facile de se
compter et d'estimer leurs forces. La grande robe crée une égalité
momentanée qui prévient les calculs et éloigne les conflits. Aussi
n'est-il point surprenant qu'une fois adoptée elle persiste. Jusqu'au
dernier temps de la République, nous la voyons s'étaler sur le dos
des sénateurs. Elle leur vaut le reproche d'avarice que leur adresse
Amelot de la Houssaye, et les moqueries du bon président de
Brosses.
u Les nobles, écrit ce joyeux magistrat en vacances, portent
pour habillement un jupon de taffetas noir qui descend j usqu'aux
genoux et sous lequel on aperçoit souvent une culotte d'indienne,
une veste ou pourpoint de même , et une grande robe noire moins
plissée que les nôtres. Quelques-uns de ceux qui sont en dignité la
portent rouge, d'autres violette. Tous ont sur l'épaule une aune
de drap de couleur assortisssante placée dans la vraie position de
la serviette d'un maître d'hôtel, et sont coiffés d'une perruque
démesurée Le manteau est un habit plus commun encore que
la robe; tout homme qui, par son état, est au-dessus de l'artisan,
est moins dispensé de le porter quand il sort, quelque chaleur qu'il
fasse, que nous ne le sommes de porter une culotte Les nobles
le portent quand ils n'ont pas leur robe, et alors ils sont censés
être incognito par les rues C'est aussi dans cet équipage qu'ils
vont le soir aux assemblées ; surtout on ne doit point le quitter ;
il faut, ribon-ribaine, faire sa partie de quadrille d'un bout à l'autre
en manteau et étouffer avec décence ^ »
m
* L'usage du manteau éfait si général à Venise, que dès le plus bas âge on
en affublait les enfants ; et c'était un grand compliment adressé à un étranger
que de lui dire qu*il portait le manteau aussi bien qu*un Vénitien. — Voir
L. Gaiibert, Histoire de Venise,
LE COSTUME. 347
Il nest guère facile de reconnaître sous cet accoutrement
les brillants cavaliers qui figuraient dans notre tableau ima-
ginaire.
Admettons, si vous voulez, que le spirituel président ait un peu
forcé les couleurs. Le portrait qu'il trace toutefois ne diffère pas
sensiblement de ceux qui nous viennent d'autre part. Frescbot,
qui est très-féru des Vénitiens et qui prend leur défense contre
Misson et Amelot de la Houssaye, est obligé de convenir que
sous le rapport du costume, ses chers ami^ laissent amplement
à désirer.
« Il suffit de dire, à Toccasion de Tavarice qu'il (Amelot de la
Houssaye) leur reproche, s'écrie-t-îl, que ce n'est pas connaître
les règles et les coutumes des républicains que de les vouloir obliger
aux folles dépenses des peuples que leurs souverains veulent ruiner
en autorisant le luxe. Si l'on y prend garde un peu de près, qu'est-ce
que cette vanité de modes et cette profusion de richesses qui se
perdent dans les fréquents changements d'habits et de parures,
sinon un artifice malin du prince ou de ses conseillers, pour
croître les revenus du trésor royal? » Ce sont là des arguments
singulièrement étroits, mais qui accusent bien vivement ceux que
le bon Freschot entend défendre. La robe et le manteau', tous
deux noirs ou sombres et faits d'étoffe commune, tel fut l'ajuste-
ment des Vénitiens pendant près de cinq siècles; ajustement
ordonné par les décrets, imposé par les convenances, et qui était
si bien entré dans les mœurs que messer Pantalon, le masque
qui, dans les comédies à canevas, était chargé de personnifier
Venise , s'enveloppait dans une longue robe noire et portait une
toque de même couleur.
Si le portrait de fantaisie qu'on trace couramment du Vénitien ^\x
vieux temps n'est guère exact , on en peut dire autant de celui du
Hollandais; mais ici, au moins, tout s'explique. Les écrivains qui
nous ont laissé leur opinion sur cet intéressant pays, même les plus
autorisés depuis Descartes jusqu'à Voltaire, n'ont procédé que par
> L^ordonnance de 1777 dont nous avons parlé plus haut défendait aux
nobles de firéqnenter les cafés autrement vêtus qu'en robes de magistrat.
348 AMSTERDAM ET VENISE.
comparaison. Or il est clair qu'un ajustement qui pouvait paraître
simple et modeste à un philosophe échappé des ruelles de l'hôtel
de Bourgogne ou des splendeurs de Versailles était loin cependant
de cette sévérité que nous prêtons à la tenue des vieux Amster-
damois. Nous avons en effet des preuves palpables de leur luxe et
de leur élégance. La Ronde de nuit, le Banquet de Van der Helsti
la Fête de la garde civique de Govert-Flink, et tant d'autres vieux
tableaux, -sont là pour nous édifier sur le costume des bourgeois
d'alors. Voyez le vaillant Wits et le noble Van Waveren, comme
les appelle le poëte Jan Vos :
Bellone est rassasiée de sang^ ; Mars inaudit le tonnerre
De Tairain fatig^ué; l'épée aime le fourreau.
Eux, à leur tour, bien qu'en fait de feu ils n'aient guère connu
que celui de la cuisine, ils se sont réunis pour célébrer la paix de
Munster et se rassasier de jambon, de pâté, de bœuf rôti et de via
du Bhin. Wits est vêtu de velours et Van Waveren a mis son pour-
point gris de fer tout brodé et passementé d'or. Son col , ses man*
chettes et ses genouillères sont garnis de fine dentelle. Tous les
compagnons d'armes, qui se trouvent réunis autour de cette table,
sont galamment accoutrés. Sont -ce là des vêtements sombres
et rigides, par hasard? Et dans la Ronde, ce gentil lieute-
nant Wilhem Van Ruytenberg, avec* son justaucorps en buffle
rehaussé de broderies d'or, sa grande écharpe de soie bleue et
blanche frangée , son feutre gris à plume blanche et ses éperons
dorés, a-t-il donc une sévère tenue? Or, qu'étaient ces braves gens?
Des bourgeois d'Amsterdam, rien de plus; des révolutionnaires
émancipés depuis cinquante ans , marchands pour la plupail et sol-
dats à leur heure. Voyez un peu maintenant les négociants de nos
jours. Figurez-vous le bonhomme Wits dans un comptoir. C'est
lui, si j'ai bonne mémoire, qui prêta à Rembrandt une dizaine de
mille francs et fit vendre le mobilier et les richesses artistiques dtJ
pauvre grand homme sou^ prétexte qu'il ne pouvait en être payé*
Ce n'était donc point un grand seigneur généreux et magnifique .
0 était un homme d'afifaires, rien de plus. Voyez cependant quelle
LE COSTUME. M^
superbe tournure. Réunissez de nos jours les conseillers munici-
paux en un banquet, ou encore les officiers de la garde nationale,
comparez ensuite et jugez.
Amsterdam, ville de négoce et de calcul, passait cependant pour
une cité de mœurs austères , et sa bourgeoisie , toute joyeuse qu'elle
était, se montrait singulièrement plus réservée que celle de la
Haye, que gâtait le voisinage de la cour. Cette cour des statbou-
VENISE
Provéditeur vénitien. Jeune patricien de Veniie.
(O'epri* CeMi« Vecellio.)
ders avait été, sous Maurice et Frédéric-Henri, l'une des plus bril-
lantes de l'Europe. Lisez les Mémoires de du Maurier, les lettres de
Louise de CoUigny , celles de Carleton , du comte d'Avaux , et les
Mémoires du chevalier Temple, vous verrez quels intérêts se dé-
mêlaient dans ce grand village. La correspondance du cardinal de
Mazarin vous apprendra quels cadeaux étaient en usage pour se
concilier les bonnes grâces des princesses , et si vous voulez avoir
une idée des fêtes galantes auxquelles on assistait « dans cette
350 AMSTERDAM ET VENISE.
bonne Haye », comme disait Louise de Golligny, il vous suffira
de parcourir le récit des réjouissances auxquelles donna lieu le ma-
riage du comte de Brederode avec la princesse de Solms. Leur
simple narration emplit tout un volume ; ce ne sont que tournois,
cortèges, courses de bagues et représentations de gala.
Aujourd'hui, même avec les preuves sous les yeux, il nous est
bien difficile, presque impossible de nous figurer tant de splendeur;
et, caprice bizarre du sort, c'était à la guerre, qui promène à sa
suite la dévastation et la ruine , que la cour des stathouders devait
cette joyeuse animation et cet éclat exceptionnel.
Pendant tout le commencement du dix-septième siècle , en effet,
le reste de l'Europe demeure plongé dans une paix profonde;
aussi tout ce que la noblesse compte à cette époque de jeunesse
ardente et se destinant au métier des armes se rend-il dans les
Pays-Bas. Là, deux capitaines illustres, le comte Maurice de Nas-
sau et le marquis de Spinola, se font, aux applaudissements du
monde chevaleresque d'alors, une guerre savante où la bravoure
la plus intrépide et l'habileté la plus expérimentée ne trouvent
rien à redire. Autour d'eux, viennent se grouper les capitaines de
l'avenir. « Les Anglois, les Écossois, les Danois, les Suédois, les
Allemans protestants et les François alloient faire leur appren-
tissage des armes sous le comte, et les Allemans catholiques,
les Italiens, les Siciliens, les Comtois, les Polonois et les Espa-
gnols, sous le marquis. » Chaque année , au moment où les troupes
prenaient leurs quartiers d'hiver, la Haye voyait accourir une
profusion de jeunes officiers de tous les pays. On avait butiné
et rapine tout l'été, ou tout au moins on n'avait pu faire grosse
dépense , et l'on venait rattraper le temps perdu et se dédomma-
ger des privations subies. « Les hyvers, écrit un contemporain ',
la Haye estoit toute pleine de seigneurs et de gentilshommes
françois, qui ne manquoient pas, pour honorer le Roy (de France)
en la personne de son Ministre , de l'accompagner à raudience
de messieurs les États généraux , quand il y alloit ; et comme on
' Du Maurier.
LE COSTUME. 351
n*enst pu fournir assez de carrosses pour les deux ou trois cens
gentilshommes et officiers qui s'y trouvoient quelquefois, l'ambassa-
deur alloit à pied à la teste de cette belle troupe , et son carrosse
suivoit tout vuide. »
Les Allemands, les Suédois, les Danois, qui n'avaient point
d'ambassadeur à honorer, se groupaient autour du comte Maurice
et lui formaient une cour qui luttait de somptuosité avec celle de
• l'envoyé du roi de France. Ce n'étaient que cavalcades, banquets,
fêtes de toute sorte. Car l'ambassadeur et le prince rivalisaient
d'amabilité pour cette noble compagnie, et s'efforçaient de la
« régaler » de leur mieux.
Toute cette jeunesse s'amusait follement et passait sa vie en fêtes
continuelles: Ces joyeux tapageurs en effet ne dépouillaient point
en quittant l'armée leurs allures militaires ; c'était une soldatesque
en vacances, rien de plus. Aussi les mères craignaient-elles ce
séjour de la Haye pour leurs jeunes fils. On annonce à Louise de
Colligny que son fils sera envoyé à la cour de France pour com-
plimenter Henri IV sur son mariage : u J*en suis extrêmement aise,
écrit-elle, et principalement afin qu'il ne demeure point cet hiver en
cette oisiveté de la Haye , où ils se débauchent extrêmement * . »
La contagion, en effet, était d'autant plus à craindre, que
l'exemple partait d'en haut. Il n'est guère de prince de cette époque
qui n'ait laissé après lui quelques traces vivantes de son inconduite,
à commencer par le grand Taciturne.
Ce grand prince avait lui-même une vie singulièrement moins
simple qu'on ne se le figure communément. Certes il était affable,
serviable et facilement accessible. Les récits de du Maurier ne nous
laissent aucun doute là-dessus : « Il vivoit avec tant de douceur et
de civilité avec le commun peuple, qu'il ne mettoit jamais de
chappeau par les riies, où tout le monde, de tout âge et de tout
sexe, accouroit pour le voir. Ses plus familiers ont dit à mon père
qu'allant par les villes, s'il entendoit du bruit en une maison, et
qu'il vit qu'un mari et une femme se disputassent, il y entroit,
' Lettres de Louise de Colligny (fin d'octobre 1600).
AMSTERDAM ET VENISE.
écoutoit patiemment le différend, et les exbortoit à la concorde
avec une douceur incroyable. L'accord fait, le maître du logis lui
AMSTERDAM
Guillaume le Tacilarni
demandolt s'il ne vouloit gouster de leur bière, et le prince disoit
qu'ouy. » N'est-ce point là une charmante paraphrase du superbe
portrait que Miereveld nous a laissé de cet bomme illustre?
LE COSTUME. 353
Mais toute cette bonhomie était affaire de politique, et du
Maurier nous apprend autre part « qu'il n'y avoit point de
maison de particulier où l'on vécust avec tant d'éclat, mesme
•••■•••. ».
au temps de Charles-Quint, que chez ce prince ». Ces traditions
• • • . • . . . .
de magaificence se maintinrent dans la maison d'Orange. Mau-
rice, lui aussi, sut tout comme son père s'accommoder par poli-
• • • . •
tique. d'une simplicité apparente. Toutefois, ses habits les plus
ordinaires, et « non pas ceux qui estoient destinez aux festes
et pour les assemblées » , étaient d'une excessive recherche.
« Les pou rpoi nets estoient de soie à filets d'or... ses manteaux et
casaques estoient doublés de velours. » Il portait en outre à son
• • • , • . . »
chapeau un cordon de diamants. Les princes Frédéric-Henri et
Guillaume II, qui n'avaient plus à se gêner, étalèrent une véritable
magnificence ; et un diplomate anglais , le chevalier Temple , nous .
apprend au milieu de quel luxe vivait de son temps la princesse
douairière d'Orange'.
« Jamais personne, nous dit-il, n'a mieux fait voir l'avantage
du bon ordre et de Téconomie que cette princesse. Depuis là mort
de son mari, elle ne jouissait que d'un petit revenu qui ne dépassait
• • • ■
pas douze mille livres sterling, et cependant elle vécut toujours
avec autant de magnificence et de propreté qu'on en voit en des
plus grandes cours. Entre les meubles magnifiques qu'elle avait,
elle se faisait toujours servir en vaisselle d'or, et je remarquai entre
autres de grandes aiguières, des flacons et une grande citerne; en
un mot, la clef de son cabinet et tout ce qu'elle touchait était de ce
métal *. »»
On a beau être un peuple fier, indépendant et libre , de pareils
exemples sont loin d'éti*e sans dangers. L'entourage des princes les
imite forcément et copie autant que possible leurs moeurs et leurs
habitudes. La noblesse et la bourgeoisie viennent ensuite qui
copient à leur tour l'entourage princier, et la contagion gagne ainsi.
* Henriette-Marie, fille de Charles I*', princesse douairière d'Orange et mère
de Guillaume III.
* Temple, Mémoires de ce qui /est passé dans la chresttenté depuis le corn»'
mencemenî de la guerre de 1672 jusqu^à la peux conclue en J679.
45
354 AMSTERDAM ET VENISE.
»
de proche en proche, jusqu'à la paysanne, qui, ne pouvant ceindre
un diadème , s'enveloppe la tête dans un casque d'or. C'est en vain
que les philosophes et les moralistes enflent la voix : rien n'y fait.
Grotius a beau reprocher à ses compatriotes de laisser dégénérer la
mâle simplicité de leurs pères en un luxe profitable à TÉtat, mais
pernicieux pour les mœurs, et d'adopter les coutumes de leurs
anciens dominateurs ' ; il ne convertira personne. Nobles patri-
ciennes, jolies bourgeoises et appétissantes campagnardes, tout le
monde se bouche les oreilles; et ces aimables pécheresses conti-
nuent à emplir leurs armoires d'argenterie et à couvrir leurs per-
sonnes de bijoux.
S'il nous restait quelques doutes à ce sujet, toutes les richesses
qui nous sont demeurées de ces époques disparues nous montre-
raient assez le luxe qui régnait alors : meubles ^ peintures, orfè-
vrerie, étoffes de soie, porcelaines de prix, tapisseries et tentures,
tout le mobilier et l'ajustement de ce temps-là excite encore notre
admiration. Et pour voir quel emploi l'on savait faire de ces belles
choses, n'avons-nous pas les tableaux, que nous pouvons sûrement
consulter? Toutes ces peintures prises sur le fait respirent la joie,
le plaisir, la gaieté ou les préoccupations galantes.
C'est une comédie à cent actes divers.
Si ce sont les réunions joyeuses, les repas champêtres ou les con-
certs que vous voulez connaître , Esaïas Van de Velde , Dirck liais
et les peintres de société vous montreront leurs groupes charmants
assis sous de frais ombrages et devisant gaiement. Si c'est la vie
intime au contraire que vous désirez pénétrer, voici Metzu, Terburg
et les deux Mieris qui vous ouvrent les intérieurs discrets, où sou-
rient les belles patriciennes en robes de satin ou de damas , douce-
ment courtisées par de galants cavaliers vêtus de soie et de velours.
Et pendant ce temps, Steen, A. Van Ostade, J. Miense Molenaer
nous conduisent à la cuisine ou nous mènent au cabaret, et partout
' Batavorum prisca fortisque simpUcitas et caslœ mundiiiœ in luxum verlebant,
asrario quidem vectigaiem, ni moribus perniçiosum,
Grotius, lib. V, Annales,
\
LE COSTUME. 356
les pots se vident et les gosiers font tapage. Vraiment nous avons
beau chercher, nous ne voyons guère ces Hollandais sévères et
sombres, froids et réservés, et tels qu'on les imagine couramment.
Ce qui a pu donner le change , c'est un certain nombre de por-
traits à la mine grave et solennelle, qui, à partir du dix-huitième
siècle, nous montrent les régents, les magistrats des villes et les
membres des États généraux, tout vêtus de noir, et dans lesquels
s*étale à plaisir « la pesanteur, ou, pour parler plus obligeamment,
comme dit Saint-Évremond, la gravité de MM. les bourgmestres ».
Mais ce costume sombre et cette figure austère étaient ceux de
l'emploi. Cette tenue simple et modeste était conseillée par la
prudence. On craignait avant tout d'inspirer de la jalousie, et Ton
tenait à paraître imposant. Ne dit-on pas encore de nos jours et
par manière de proverbe : « une mine de régent »? C'était là,
en quelque sorte, une des prérogatives attachées à la charge.
Elle concorde avec ce que les écrivains nous ont appris des mœurs
de ce temps-là. Descartes ^ Amelot et Saint-Évremond ne nous
parlent point, en effet, de l'accoutrement et de l'ajustement de
la nation; ils nous entretiennent de la simplicité des chefs de la
République : a Nous rencontrâmes le pensionnaire à pied, sans
laquais, au milieu de la populace », écrit Voltaire à madame la
présidente de Bernières; et dans une lettre à M. d'Argenson :
« J'aime à voir, ajoutert-il, les maîtres de l'État simples citoyens. »
Le chevalier Temple, ambassadeur d'Angleterre, s'exprime presque
dans les mêmes termes sur le compte de l'amiral de Ruyter
et de Jan de Witt ^ Il n'a jamais vu, nous dit -il, le premier
mieux vêtu que le dernier capitaine de vaisseau. Quant au grand
pensionnah*e, « tout le train et toute la dépense Âe sa maison
n'avaient rien de différent de celle des autres députés. Son habit
était grave, simple et populaire; sa table n'était servie que pour
sa famille et pour un ami; on le voyait ordinairement par la
ville à pied, suivi d'un seul valet, et quelquefois seul comme le
plus simple bourgeois de la Haye. »
> Remar(fues sur fÉtat des Provinces^Unies^
366 AMSTERDAM ET VENÎSE.
Cette tenue , d'une modestie extrême , devait en efiFet frapper les
étrangers dans une ville où les ambassadeurs menaient un train si
considérable et où le ministre de France se rendait au conseil
escorté de trois cents gentilshommes. Mais, nous le répétons, il
fallait se garder d'éveiller les susceptibilités. Les bourgeoisies sont
partout et toujours inquiètes et jalouses. De Buyter et de Witt
l'apprirent à leurs dépens.
Quelle que fût cependant sa modestie excessive , le costume de
ces grands hommes ne nous parait point aujourd'hui aussi simple
qu'on veut bien le dire. Si le dernier capitaine de vaisseau et le
moindre magistrat étaient aussi richement vêtus que de Ru y ter
dans le portrait peint par Ferdinand Bol, et de Witt dans celui
de Gaspar Netscher, il faut avouer que les magistrats et les
marins de nos jours feraient une assez triste mine à côté de leurs
devanciers.
Les appréciations de l'ambassadeur anglais reposent donc seule-
ment sur une comparaison. Les costumes des grands citoyens hollan-
dais étaient simples relativement à ceux des princes étrangers.
C'était une simplicité et une modestie relatives. Ces appréciations
mal comprises et mal interprétées se rencontrent du reste fré-
quemment, et dans l'histoire des peuples on trouve de pareilles
eiTcurs presque à chaque page. Tout le monde se rappelle qu'à
l'entrevue des deux rois dans l'ile des Faisans, les jeunes princes
français, tout couverts d'aiguillettes et de rubans, se moquèrent
de la simplicité des costumes espagnols, qui, pour la plupart ,
étaient à peine brodés. En faudrait* il conclure que ces costimies
étaient d'une simplicité très-austère? Non pas. De nos jours, au
contraire, ce& habits espagnols, entièrement en velours sombre
avec leurs boutons en brillants et leurs lourds colliers enrichis
de pierreries, nous paraîtraient singulièrement somptueux, tant il
est vrai que tout ici-bas est affaire de relation.
Nous pourrions encore étudier un grand nombre d'autres docu-
ments, fouiller les Mémoires, analyser les correspondances, regar-
der maints portraits, appeler à notre aide quantité d'autres
tableaux, mais nous croyons avoir atteint notre but. Il nous
LE COSTUME. 357
parait démontré, en effet, que si Texisteace vénitienne, au temps
de la république, ne comportait pas ce déploiement de somptuo-
sité extérieure auquel se complaît notre imagination, la vie hol-
landaise de son côté n'était ni aussi sombre ni aussi rigide que
nous aimons à le dire. De même que nous avons découvert plus
d'une analogie entre le type vénitien et le type hollandais , qu'on
croit si différents, de même nous estimons qu'entre la robe patri-
cienne qu'on portait à Venise , et la longue redingote amsterda-
moise, la distance n'est point aussi grande qu'on veut bien le
répéter. Dans son costume, on l'a dit avec raison, se reflète le
caractère d'un peuple; mais pour estimer la part exacte qui
revient à l'esprit, il faut tenir compte de celle que réclame le
climat. Or la différence, sous ce rapport, est assez grande entre
Amsterdam et Venise pour expliquer des divergences de formes
et de couleurs bien autrement grandes que celles que nous avons
notées.
De nos jours du reste ces divergences ont disparu. Comme nous
l'avons constaté en commençant, Amsterdam et Venise sont rentrées
dans le droit commun du costume européen. A Amsterdam, les
modes sont les mêmes qu'à Paris. Dans les hautes classes , elles ont
cette allure de grand ton et de suprême élégance que les couturières
françaises impriment à leurs créations. Dans la petite bourgeoisie,
elles prennent une touiiiure moins correcte et moins gracieuse , un
peu provinciale, si le mot est permis, mais pas plus cependant que
dans telle grande ville française située à cinquante ou cent lieues
de Paris. Le goût moins formé, moins discipliné, y conserve
toutefois une originalité qui se traduit parfois par des notes cho-
quantes. Mais ce sont là des fautes légères qu'un aimable regard
ou un joli sourire font bien vite oublier.
Dans les classes inférieures ces défauts se répètent plus souvent
et se montrent avec plus d'insistance. Us proviennent beaucoup du
besoin de s'orner qu'ont toutes les fillettes, et qui souvent dépasse
leurs modestes ressources. A Venise, du reste, aussi bien qu'à
Amsterdam, on aime les couleurs vives. On est coloriste par nature,
et les nuances heurtées ne choquent peut-être point autant qu'en
358 AMSTERDAM ET VENISE.
beaucoup d'autres pays. Quant aux cheveux, ils sont tout aussi abon-
dants dans les basses classes que dans les classes élevées. Amster-
damoises ou Véaitienaes, les grisettes eu font montre, tout autant que
les grandes dames, avec cette seule différence toutefois qu'à Amstei^
dam on les laisse se disperser en boucles nombreuses et flotter aux
caprices des vents , tandis qu'à Venise ils sont ramenés en grosses
nattes sur le sommet de la tête, et forment une espèce de haut
diadème assez analogue à uu turban. On place là-dessus un cbâlc,
qui , ramené sous le menton , prend des airs de mantille et rappelle
de loin le zendaletto. C'est du reste le seul détail de l'ancienne toi-
lette qui se soit conservé dans le costume de nos jom-s.
&^
AMSTERDAM
van Raytcnberg, d'après la Ronde dt n
LE MAllIAGE ET LA VIE DE FAMILLE
Un bien joli mot. — Émancipation et liens nooTeaux. — La liberté des demoiselles. — La
retenue des bommes hit la vertu des femmes. — L'babitude est une seconde nature. —
L'émancipation des fiançaillel. — Mésaventure badoise. — Mariage sans dot. •— Autorité
sans bornes et ascendant incontesté du mari. — Les fêtes du mariage. ^ Le dincr et les
toasts. — Les cadeaQx des parents et les présenu des amis. ^ Un mot d'Érasme. — La
maîtresse de maison. — Le paradis du ménage. — La famille s*accroit. — Les réceptions
du soir. — L'érudition des femmes. — La conversation et la science. — Danger de se
spécialiser. -» Absence de salons. — Familles robustes et nooibreuses* — Les Noces
d'argent et les Noces d'or. — Caractère des Vénitiennes. — Absence do liberté. —
Cérémonies préliminaires. — Présentation de la Bague et des Perles. — Les radeaux. —
Meubles et sonnets, bijoux et romances. — Les documents historiques. — Inexpérience
de la yie. — Le vrai luxe. — L'babiiation du jeune ménage. — Les cafés vénitiens.
<— La vie d'estaminet. — La jambe de Florian. — Réputation imméritée. -» Le Home
vénitien. — Aventure d'un Contarini — Mauvais propos et calomnies. — Le monde
et les réceptions. ^ Les courtisanes vénitiennes. — Caméristes et patins. •— L'amour
conjugal.
Le mariage ! c'est un bien joli mot qui^ dans tous les pays du
monde, fait battre bien des cœurs et rougir bien des gracieux
visages. Le mariage! c'est une vie nouvelle avec tous les charmes
de l'inconnu, une sorte de paradis qu'on se promet dès son enfance,
une oasis vers laquelle on aspire, un petit empire dont on est la
maîtresse et qu'on espère gouverner à sa guise ; c'est un mari qui
vous aime et de gais poupons tendant vers vous leurs petits bras ;
c'est le titre de madame; c'est l'autorité dans la maison; c'est
surtout l'enivrement de ce mot qu'on a rencontré partout, dans
les livres, dans les arts, au théâtre : l'amour! et qu'on ne doit con-
naître que dans le mariage.
A Afnsterdam, toutefois, ce divin sacrement a uti attrait de
moins qu'à Venise : je veux parler de l'émancipation. Le mariage
360 AMSTERDAM ET VENISE.
n'apporte à la jeune fille hollandaise aucune liberté qa*elle n*ait
déjà, et j*ajouterai même que la jeune femme est beaucoup plus
tenue par les liens qu'elle s'est donnés, beaucoup plus assujettie
par les soins de son intérieur, les exigences de sa situation nou-
velle et les conventions mondaines, que la jeune fille ne l'est par
ses parents.
Dès que celle-ci , en effet , est en âge de se garer des voitures,
elle prend sa volée. Toute fillette encore, elle sort déjà seule ou
avec des camarades de son âge, va, vient, court la ville sans
qu'on s'occupe beaucoup d'elle et sans qu'un chaperon la suive
ou la surveille constamment. A mesure qu'elle avance dans la
vie , ses prérogatives augmentent et la liberté dont elle jouit s'ac-
croit à mesure. A vingt ans, elle voyage seule, s^absente pendant
des jours et des semaines du logis paternel^ s'installe chez ses
amies et passe avec elles une partie de la belle saison. Souvent, au
moment de partir, elle a trois ou quatre petits déplacements en
tète; elle les dit à ses parents comme on raconte ses projets à des
amis, comme une chose toute naturelle et qui ne comporte aucune
difficulté; elle part, et si, pendant son absence, elle apporte à sa
correspondance quelque irrégulière nonchalance, il arrive que son
père ou sa mère peuvent ignorer où elle est.
J'ai vu des parents du meilleur monde, bons, affectueux, aimant
leurs enfants de tout leur cœur, ne point savoir au juste où se trou-
vait une de leurs filles. « Elle est à Deventer chez telle parente,
ou à Arnhem dans telle famille » : c'est la réponse qu'on faisait à
mes questions.
Ces moeurs , si différentes des nôtres , ne manquent pas dje nous
surprendre, quand nous les observons pour la première fois. Peu
s'en faut que nous ne jetions les hauts cris ; et cependant cette
coutume existe depuis des siècles sans avoir jamais présenté de
sérieux inconvénients. De même que les enfants apprennent à
se garer des accidents, de même les jeunes filles apprennent
à se garer des mauvaises rencontres. Cette liberté excessive lais-
sée à la fille hollandaise n'a jamais porté atteinte à sa bonne
réputation : a Leurs femmes sont extrêmement sages, et cepen-
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMÎLLE. 361
dant on les laisse très -libres », disait Guicciardini il y a trois
cents ans , et le jugement du célèbre voyageur pourrait être porté
(encore aujourd'hui sans qu'on ait à y changer seulement une
lettre.
Disons vite que tout le mérite de cette a extrême sagesse » ne doit
point revenir exclusivement à la jeune fille ; le sexe fort a bien le droit
d'en revendiquer sa part, car on pourrait dire, non sans raison,
que c'est la retenue des hommes qui fait en grande partie la vertu
des femmes. Il y aurait en effet une témérité véritable à penser que
l'enfant de treize ans qui court les rues seulette est assez au fait de
la vie pour braver les séducteurs et la séduction; il faudrait lui
accorder une expérience, une éducation qui, en augmentant son
mérite, atténueraient singulièrement sa candeur et nous enlèveraient
bien des illusions.
Ajoutons, du reste, qu'il n'y a pas de plus grand correctif des
instincts et des tendances humaines que l'habitude. Dans les pays
chauds, lorsque l'on voit passer une jeune fille seule, oisive et
regardant les boutiques, l'imagination se met en route; elle invente
un petit roman dont elle brûle de tourner les premiers feuillets.
Pourquoi cela? C'est que la rencontre d'une jeune fille seule est
un fait insolite, et que sa solitude même répand autour d'elle
comme un parfum d'aventure souhaitée. Mais si au lieu d'une
jeune personne vous en rencontrez des centaines, errant seules
dans les rues ; si vous savez que toutes , ou la plupart , sont hon-
nêtes , qu'elles appartiennent à toutes les classes de la société , et
que vous risquez , en manquant à l'une d'elles , de vous faire mon-
trer au doigt par une partie de la ville, alors vous prendrez à
votre tour l'habitude de cette retenue, de cette prudence d'al-
lures, de cette sagesse de maintien qui sont de commande à
Amsterdam. Puis le cœur, l'esprit et les sens se mettant à l'unis-
son, vous cesserez bien vite d'observer ces fillettes isolées et de
bâtir à leur vue un de ces romans impromptus, qui, n'ayant point
de dénoûment possible, ni d'issue souhaitable, cessent d'avoir
aucune raison d'être.
Si la liberté dont jouit la jeune fille hollandaise est dès son jeune
362 AMSTERDAM ET VENISE.
âge à peu près complète, on peut dire que quand elle est- fiancée
son émancipation est absolue. Et d'abord c'est elle qui choisit son
futur mari. Nous avons vu autre part qu'il existe un dicton hollan-
dais assez bizarre qui a trait à cette coutume '. Ce n'est qu'après
avoir obtenu l'assentiment de sa future qu'un jeune homme
s'adresse à la famille de celle-ci. Une fois qu'il a le consente-
ment des parents, il est reçu dans la famille comme un fils, et
la jeune fille lui est remise, comme un précieux dépôt sur lequel
il veillera lui-même, jusqu'au jour où il en fera sa compagne
devant Dieu et devant les hommes.
Il serait marié qu'il n'aurait point de facilités plus grandes pour la
voir et pour l'entretenir. Il sort seul avec elle , la mène au théâtre,
au concert, au bal, la reconduit le soir au logis paternel, sans que
personne y trouve à redire. Il voyage parfois avec elle, va rendre
visite à des parents éloignés, des amis de province, sans que cela
tire à conséquence.
Parfois cependant il peut se produire des quiproquos curieux , à
l'étranger surtout, où l'on n'est point au faitde ces usages. Je n'en
veux du reste pom' preuve que l'anecdote suivante advenue à une
jolie personne de Zaandam, qui me la racontait, il y a quelques
années, en riant de bon cœur à ce bizarre souvenir.
Elle étail fiancée à cette époque , et avait une excessive envie de
voir Baden-Baden', dont en ce temps-là "on parlait beaucoup plus
que de nos jours. On fit partie d'y aller à quatre, deux futurs
ménages; on prévint les parents et l'on se mit en route. On arriva
à Bade le soir, mourant de faim, exténué de fatigue; on descendit
à l'hôtel ; on commanda deux chambres à deux lits , l'une pour les
jeunes gens, l'autre pour leurs fiancées, et un bon souper. I^e
repas achevé, on voulut aller se reposer; mais au lieu de deux lits
dans chaque chambre, il n'y en avait qu'un seul; et comme on
faisait des observations aux garçons, ceux-ci répondirent d'une
façon narquoise qu'à Bade les jeunes ménages n'avaient point l'habi-
' M I] y a deux choses qu'une fille choisit elle-même : ses pommes de terre
et son fiancé. » {Voyaye pittoresque aux villes du Zuiderzée. Paris, chez
flon, 1874.)
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 363
tudé de faire lit à part. Le maître d'hôtel ne possédait point d'autres
lits non plus que d'autres chambres, et il était trop tard pour aller
ailleurs. Les deux jeunes gens durent coucher ensemble» et les jeunes
filles se réfugièrent dans l'autre chambre, au grand scandale des
gens de l'hôtel, qui répétaient qu'à Bade on n'avait jamais vu chose
pareille. La nuit porte conseil. Le lendemain, nos quatre étourdis
trouvèrent que la leçon était suffisante. De grand matin, on reprit,
le chemin de fer. On repartit sans avoir rien vu, jurant, 'mais un
peii tard qu'on ne ferait plus d'excursions semblables en dehors
de la Hollande.
On comprend facilement qu'avec une semblable liberté, sans
préoccupations de maison, sans ennuis de famille, sans charges
en un mot, le temps des fiançailles soit regardé comme le plus
beau de la vie. Aussi n*a-t-on aucune hâte de le voir se terminer.
Le mariage, en effet, est la plupart du temps subordonné à la
position du fiancé. Les parents consentent volontiers à ce que leur
fille accepte la. promesse d'un futur de son choix; mais ils n'au-
torisent le mariage que lorsque sa situation leur donne les garan-
ties qu'ils sont en droit d'exiger. Presque toutes les jeunes filles,
en effet, se marient sans dot. Le jeune homme ne vient point
dire au beau-père futur : « J'aime votre fille; que me donnez-
vous avec elle? » C'est au contraire le beau-père qui dit : « Vous
aimez ma fille? fort bien. Vous voulez l'épouser? soit. Mais je
veux être sûr que vous êtes en état de pourvoir à ses besoins,
et qu'auprès de vous elle ne manquera pas du nécessaire. »
On comprend combien une union conclue de la sorte offre de
garanties de bonheur. En outre, cette façon de prendre femme
sans combinaisons de gros sous , sans que la question d'argent
intervienne, pour peser sur les sentiments affectueux (comme cela
se pratique en tant d'autres pays), donne à l'époux un ascendant
irrésistible et une autorité incontestée. Toutefois cette coutume,
si honnête et si morale qu elle puisse être, a souvent pour résultat
de retarder le mariage. La durée des fiançailles est généralement
d'un an ou deux; mais parfois, faute de pouvoir s'établir convena-
blement, ce temps d'épreuve s'allonge de trois, quatre et cinq années.
AMSTERDAM ET VENISE.
n n'est même pas rare de voir des fiancés attendre sept on huit
ans qu'il lenr soit permis d'entrer en ménage.
Tfloe i
AMSTERDAM
L» prapontion de taanage. (Caricature de Troo*l.)
Enfin le jour heureux approche. Quelques semaines aupara-
vant on prévient ses amis, et de tous côtés les fêtes commencent.
Les dîners succèdent aux diners ; les parents reçoivent tour à tour
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 365
le jeune couple; on le fête , on le choie. Partout ce sont d*aimables
témoignages de sympathie et d'affection; on met, comme on dit,
les petits plats dans les grands; les vieux vins sont montés; le
Champagne pétille dans les coupes. Au dessert on porte des toasts.
Ce ne sont point de vulgaires santés comme chez nous, mais de
véritables petits discours. Le moment venu, Forateur (tout le
monde se croit bien un peu le don de la parole), l'orateur qu'on
voyait depuis un instant recueilli et songeur, ruminer et élaborer
péniblement les pointes dont il entend émailler son toast, l'orateur
prend son couteau et frappe par deux fois son verre. Le silence se
fait, et chacun, pour être grave, regarde attentivement le fond de son
assiette. Alors la tête renversée, les yeux fixés au plafond, l'air
moitié souriant, moitié rêveur, le sourcil légèrement froncé, comme
tout homme qui sait l'importance de ce qu'il va dire, le toasteur
commence son speech.
u Je voudrais qu'il me fût permis de saisir l'occasion présente ,
occasion à la fois joyeuse et solennelle , et bien capable de réjouir
l'honorable assistance, pour témoigner les sentiments d'affection
qui me lient au jeune couple que nous avons à cette table, et que
je n'ai pas besoin de désigner autrement, et pour proclamer haute-
ment les souhaits que je forme pour son bonheur futur » Et le
toast continue pendant dix bonnes minutes, entrecoupé de pauses. A
la rigueur on pourrait résumer le tout en six paroles : « A la prospé-
rité du futur ménage. » Mais cela est trop simple, et Ton croirait bien
un peu manquer de dignité en disant les choses aussi brièvement.
Mais la dernière semaine arrive; c'est la plus fertile en fêtes, en
plaisirs, en surprises de toutes sortes. Le papa, qui n'a pas doté sa
fille, consent toutefois à lui donner un joli mobilier;. la maman
prépare un superbe trousseau. TjCs parents et les amis, qui ne
veulent point demeurer en arrière, suivent cet excellent exemple,
et de tous côtés ce sont mille charmants cadeaux qu'on apporte.
Les gentilles camarades ont brodé des chaises et des coussins; les
oncles et les tantes fournissent l'argenterie , la vaisselle et le reste ;
les amis donnent, celui-ci un meuble , celui-là un tableau , le troi-
sième une pendule. Quelques jours avant la cérémonie, on fait une
3G(i AMSTERDAM ET VENISE.
exposition générale • de tous ces gracieux cadeaux; et l'on invite
ses connaissances à les venir contempler. Touchant spectacle
qiie celui de T amitié aidant deux jeunes époux à entrer en
ixiénage! Le soir, cette amicale exhibition est suivie d'un grand
dîner. Du reste, on ne manque guère pendant tous ces jours de
déployer cet ingenium ad voluptatem prœcipue conviviorum dedi^
tum, dont le prudent Érasme gratifiait déjà ses chers compatriotes.
Enfin la cérémonie est accomplie, la jeune fille est devenue
femme; le mariage en a fait une maîtresse de maison. Sa nouvelle
dignité ne la prend point au dépourvu; depuis longtemps elle s'y
était préparée par des études de toutes sortes. Elle avait avec sa
mère dirigé le ménage, veillé au linge, surveillé les gens, contrôlé
la dépense et rogné les ongles aux fournisseurs. A tour de rôle,
partageant avec ses sœurs le pouvoir suprême, elle a porté le
fameux panier aux clefs et réglé l'ordinaire. Personne ne sait mieux
qu'elle ordonner le service, repriser et coudre, vérifier le linge
quand il revient du blanchissage, le plier, le calandrer, et le reste.
Toute petite, elle a appris en se jouant à faire la cuisine, et le petit
poêle en fonte qui lui servait à préparer ses essais culinaires aidera
plus tard à l'instruction ménagère de ses chers enfants. Enfin elle a
reçu comme un don du ciel ces merveilleuses qualités de sa race :
Tordre et l'économie.
On comprend dès lors quelle excellente maîtresse de maison elle
est capable de faire. Son intérieur deviendra, grâce à elle, un
vrai paradis; elle y mettra tout son amour-propre, et même s'y
absorbera un peu trop. En effet, elle pourrait encore briller dans
le monde où elle n'a fait que passer, et généralement elle s'y
refuse. Au bout d'un an, les enfants commencent à apparaître, et
dès lors ils prennent tout son temps. Us se succèdent avec une
rapidité automatique; d'année en année .la famille s'accroît. Les
familles sont fort nombreuses; cinq ou six enfants, voilà le lot
commun, et il n'est pas rare d'en renconti*er dix ou douze. Tout
ce petit monde s'élève et grandit; le père pourvoit à tout; et par
son ordre, son économie et ses soins, la jeune mère fait régner
partout l'abondance.
L,
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 367
Plus tard, elle regrettera peut-être d'avoir, au lendemain de
son mariage, dépouillé toutes ces qualités mondaines qui auraient
m
pu la faire briller. Avec le temps, la fortune est venue. Ses filles,
au lieu d'être un objet de sollicitude, l'aident dans son ménage
et la débarrassent de mille soins. Pour égayer la maison, on reçoit
de temps en temps; mais ces soirées n'ont point tout le charme
et surtout l'entrain qu'elles pourraient avoir et qu'on rencontre
en d'autres pays. Déshabituée du monde , la femme hollandaise se
montre timide ; elle n'aborde qu'avec une hésitation visible les sujets
qui sortent de son domaine. Habitué à son cercle, où depuis dès
années il passe le meilleur de ses soirées, l'homme, de son côté,
se cantonne dans la politique ou dans ces discussions peu -acces-
sibles aux femmes , et qui sont pour elles sans attraits ; aussi la
conversation ne tarde pas à languir et cesse bientôt d'être géné-
rale. Lés dames font rapidement bande à part, causent de leurs
travaux et de ces mille riens qui ont pour elles tant d'importance.
Les hommes, le cigare aux lèvres, humectant leur éloquence
avec lin verre de châleau-laroze ou de raûenthaler , reprennent
leurs causeries d'affaires ou leurs propos de societeit; à moins
que les tables de jeu ne viennent faire succéder un silence relatif
aux improvisations des causeurs.
Les esprits ordinaires s'accommodent volontiers de cette sépa-
ration; OB s'y habitue de bonne heure, et le sexe fort la trouve
d'autant plus agréable qu'elle lui évite tout ce déploiement d'ama-
bilités, de petits soins, de délicates attentions pour lequel il ne se
sent que fort médiocrement porté. Les esprits d'élite et littéraires
en gémissent; mais comme ils sont la minorité, on les laisse gémir
tout à leur aise. Cependant ils font plus : ils accusent les femmes
de leur abandon, et ils ont tort; eux seuls sont les coupables.
Le reproche, au reste, n'est pas neuf. En 1647, Guillaume II ne
se gênait point pour l'adresser aux dames d'Amsterdam ^ Mais,
' Ge prince, pour se venger de Téchec qu'il avait éprouvé sous les murs d'Ams-
terdam, disait volontiers que les dames de cette ville u étaient plus propres à faire
des prisonniers de guerre que des prisonniers d'amour ». (Voir les Mémoirei de
HoUandCi publiés en 1678 par Michailet et attribués à madame de la Fayette.)
368 AMSTERDAM ET VENISE.
pas plus à cette époque que de nos jours, il n'était justifié*
La femme hollandaise n'est pas, comme certains Âmsterdamois
le prétendent, moins capable de tenir un salon, moins apte à
diriger la conversation que celle d'aucun autre pays; loin de là,
elle possède au contraire une instruction sérieuse, et même une
sorte d'érudition qu'on rencontre rarement en d'autres contrées.
Parlant avec facilité trois ou quatre langues, elle a pu dès sa jeu-
nesse écrémer pour ainsi dire sa littérature nationale et les prin-
cipales littératures européennes. Elle sait beaucoup, sait bien et
désire encore savoir. Avec un fond semblable, il semble que les
sujets ne doivent guère manquer; et cependant ils font défaut :
c^est qu'on ne sait ou ne veut point les exploiter. Une plante ne
fleurit pas sans qu'on la cultive et qu*on la soigne. On en peut dire
autant de la conversation. Au lieu de vous réfugier au .milieu des
fumeurs, approchez -vous du cercle des dames; essayez seule-
ment de faire causer quelques aimables Amsterdamoises; four-
nissez-leur le sujet; prêtez-leur quelques-unes de ces idées sug^
gestives, comme disent les Allemands, c'est-à-dire qui en font
naître d'autres ou appellent la contradiction. En un instant vous
assisterez à une transformation véritable. On a commencé par
parler chiffons, modes, piano; tout à coup le terrain change :
littérature, musique, beaux-arts, problèmes psychologiques, tout
est abordé sans gêne, sans contrainte, avec une aisance inat-
tendue et une indiscutable puissance d'assimilation et de raison-
nement, à moins qu'une voix étrangère ne vienne pousser une
note discordante , qui fait rentrer dans l'ornière la conversation si
bien commencée.
Faute d'habitude, en effet, la femme hollandaise manque de cette
sûreté d'elle-même, de cet aplomb indispensable pour diriger un
entretien et l'empêcher de dévoyer; mais en quelques mois elle
viendrait facilement à bout de surmonter cette gêne : le tout serait
de vouloir. Les hommes, du reste, ne sont point en cela aussi cou-
pables qu'on pourrait le supposer tout d'abord ; ils obéissent beau-
coup moins à un manque de courtoisie, d'amabilité, qu'à une ten-
dance pour ainsi dire invincible de leur caractère. Le Hollandais, en
LK MARIAGK ET LA VIE DE FAMILLE. 371
effet, est comme l'Allemand : il se spécialise volontiers, c'est-à-dire
qu'il applique toutes ses forces intellectuelles et toutes ses facultés
à bien pénétrer une branche de connaissances. Or, l'art de la
conversation ne consiste pas à savoir bien une chose, à traiter
un sujet avec une autorité et une science qui ne souffrent point
de contradiction. Amenée à ce point, la conversation tourne à la
conférence. Pour lui permettre de s'épanouir, il faut, au contraire,
connaître superficiellement une foule de sujets, en parler avec
légèreté, avec grâce, les effleurer avec humour. Mais ces qualités
précisément sont on ne peut plus antipathiques au vrai Hollan-
dais, amoureux avant tout de l'exactitude et passionné pour la
vérité. On comprend dès lors que si l'on ne compte pas à Amsterdam
plus de tt salons », dans le sens qu'on donnait à ce mot au commen-
cement de notre siècle, ce n'est point aux dames hollandaises qu'il
en faut faire remonter la vraie responsabilité \
Nous avons essayé en quelques pages de faire connaître ce qu'est
le mariage hollandais et quels sont les grands traits de la vie de
famille. Nous avons vu dès le principe que c'est une union sans
calcul , l'association de deux cœurs qui ont su s'apprécier, de deux
êtres qui s'aiment longtemps avant que de s'unir pour la vie.
Cette absence de préoccupations vulgaires et matérielles au début
d'nne affection en sanctifie pour ainsi dire le but. Ce n'est que bien
rarement qu'on voit à Amsterdam de mauvais ménages; pour ma
part, je n'en ai jamais connu. L'autorité du mari y est respectée,
' En Allemagne, la môme chose se produit et prend même des proportions encore
plus considérables. Tous ceux qui fréquentent les cercles de savants sont étonnés
de la vu%arîté des sujets de conversation. Les sommités littéraires, historiques
et scientifiques se spécialisent dans leurs études, et même sur ce point ne sup-
portent de contradiction que la plume à la main et les preuves à l'appui. C'est
en vain que, dans un dîner, vous chercheriez à faire causer un érudit de ce
qui touche à son érudition. A vos moindres questions, il cherchera à ne pas ré-
.pondre, ou, s'il y est forcé, il commencera sa réponse par ces mots : « S'il m'est
permis, dans un pareil moment, de traiter des sujets aussi graves... n et esquivera
toute discussion. M. Allard-Pierson, dont le mérite et l'érudition sont si chers à
toute la Néerlande, et qui fut longftemps profî*sseur à Heîdelber^;, m'a dît que
jamais il n'avait trouvé de conversation plus terre à terre que celle de ses
savants collèges. « Entre nous, me disait-il un jour, nous en étions réduits ù
parler du beeftteak de la veille,.. >'
372 AMSTERDAM ET VEWISE.
et la femme, qui sait qu'elle doit tout à celui qui Ta choisie, lui
apporte en dévouement, en tendresse, en abnégation, une fortune
bien autrement précieuse que toutes celles qu'on aurait pu stipuler
sur un contrat. Une autre conséquence de cette absence de dot,
c'est le nombre des enfants. N'étant point obligé de partager avec
eux le fruit de son travail et de son économie; n'étant tenu que de
les bien élever et sachant que son ardeur suffira à la tâche, le
père de famille ne se livre point à ces tristes calculs qui ont pour
résultat de réduire sa postérité. Les familles nombreuses, belles
et fortes, fleurissent partout en Hollande. Toujours unies, elles
présentent le plus beau spectacle qu'on puisse trouver dans la
nature : celui d'un arbre vigoureux dont la sève alimente de
nombreux rameaux et produit en abondance des fruits sains et
savoureux.
Pour en finir, il nous reste à dire un mot de deux actes qui con-
sacrent à un long intervalle le souvenir de ces félicités premières :
nous voulons parler des Noces d'argent et des Noces d'or. Les
premières ont lieu après vingt-cinq ans, les secondes après cin-
quante ans de mariage. Rien n'est plus touchant que cette double
cérémonie ; rien n'est plus attendrissant que de voir ces bons
vieillards, entourés de leurs enfants et quelquefois d une seconde
et d'une troisième postérité, se rappeler gravement les premiers
mouvements de leur cœur, l'union qui en fut la conséquence, et
donner le spectacle d'une tendresse qui, pendant un demi-siècle,
ne s'est point démentie un instant.
Jamais tableau ne fiit plus capable de bien faire comprendre ce
qu'est le mariage en Hollande. Aussi est-ce sur celui-là que nous
voulons nous arrêter.
 Venise tout comme à Amsterdam , la seule pensée du mariage
évoque, dans une foule de jolies têtes, un grand nombre d'aimables
images et de projets joyeux. Plus qu'à Amsterdam, nous l'avons
dit, il doit séduire et charmer, car il apporte avec lui une
émancipation relative. Mais au bord des Lagunes il possède cepen-
dant un charme de moins que sur les rives de l'Amstel; la Véni-
tienne en effet ne ressent pas cette tendresse fanatique pour sa
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 373
maison, qui est l'un des sentiments les plus vifs de la femme
hollandaise.
« On ne saisit bien que dans les pays du Nord la portée de cette
expression vulgaire : Un homme sans feu ni lieu, a dit quelque
part M. Alphonse Esquiros. Dans les régions heureuses du Midi,
rhomme, si dénué qu'il soit, a toujours au-dessus de sa tête la tente
étoilée du ciel; il se réchauffe au soleil, il est, pour ainsi dire, revêtu
de la lumière comme d'un manteau; s'il se plaint, c'est de demeurer
entre quatre murailles. » Il est donc tout naturel que la Vénitienne
n'éprouve pas la ^violence d'attachement que la femme du Nord res-
sent pour son intérieur : cela est dans l'ordre de la nature.
N'ayant point une liberté complète, ne pouvant aller et venir
seule, n'ayant que de faibles occasions de se trouver dans le monde
en compagnie de jeunes gens, toutes choses qui, sous un climat
brûlant, présenteraient des inconvénients sans nombre, on conçoit
que la jeune damigelta ne soit point Tunique maîtresse de sa des->
tinée. L'intervention des parents dans le mariage est, pour ainsi
dire, indispensable; toutefois ceux-ci ne font jamais beaucoup sentir
le poids de leur autorité. Comme en Hollande, les jeunes filles se
marient presque toutes sans dot Ml est donc tout naturel qu'on res-
pecte leur sentiment, et qu'on leur laisse le choix entre tous ceux
qui soupirent pour leurs beaux yeux et leurs gracieuses personnes.
Le mariage résolu, le prétendu accepté est admis à faire sa cour.
fia durée des fiançailles est longue : un an, dix-huit mois, deux ans
parfois, se passent entre le jour des accordailles et celui du mariage.
Mais point de sorties sans contrôle, point de courses sans chaperon,
point de parties de plaisir, de spectacle, ni de bal sans la partici-
pation de la famille. Dans ce pays de soleil et de nuits étoilées,
les cœurs battent. trop vite et les tètes s'enflamment trop rapide-
ment. Une sage surveillance est nécessaire. Elle empêche les écarts
' L'absence de dot ne provient pas, comme à Amsterdam, d'un principe rai-
sonné, adopté par la généralité des familles. — C'est une gêne générale qui en
est la cause. La plupart des familles vénitiennes en effet végètent dans une sorte
de demi- pauvreté. Les unes vivent de quelques maigres revenus et croiraient
déroger en travaillant. Les autres occupent les emplois publics , mal rétribués
comme en tous pays.
374 AMSTERDAM ET VENISE.
d'imagination et prévient les imprudences. Ce temps passé, et quand
le mariage annoncé est à la veille de se conclure , on prévient les
amis, et l'on procède aux cérémonies d*usage. Jadis, ces forma-
lités étaient beaucoup plus compliquées que de nos jours. La pre-
mière était la signature du contrat; la seconde, la présentation de la
bague, qui devait être un diamant de grand prix; la troisième, la
présentation des perles, et enfin les noces proprement dites. Tout
cela se faisait avec un grand concours de toilettes et de dîners. Tout
comme à Amsterdam, Bacchus venait cimenter les liens formés par
Cupidon.
De nos jours les choses ont été simplifiées; l'anneau peut être
simplement en or, et dans la plupart des familles on a renoncé
à la présentation des perles. Cette dernière cérémonie, toutefois,
était assez étrange pour que nous en disions un mot. Quelle
que fût la fortune des mariés, il était d'usage que huit ou dix
jours avant la bénédiction nuptiale, la mère du prétendu fit cadeau
à la future d'un collier de perles fines qui devait valoir un grand
prix. Aussi, comme bien peu de familles possédaient de ces
colliers ou voulaient en faire la dépense, on les louait à quelque
joaillier, qui, le mariage terminé, rentrait en possession du précieux
bijou. Cette location était le secret de Polichinelle ; mais une jeune
fille qui, pendant la semaine, n'eût point porté avec ostentation le
précieux collier eût été montrée au doigt et déshonorée aux yeux
de ses compagnes.
Une autre cérémonie, fort en honneur elle aussi, mais qui,
celle-là, s'est conservée jusqu'à nous, c'est la présentation des
cadeaux. Tout comme à Amsterdam , quelques jours avant la
noce, les amis et les parents ont coutume d'adresser aux fiancés un
souvenir qui les aide à entrer en ménage. C'est généralement quel-
que gentil meuble, quelque pièce d'argenterie ou quelque étoffe de
valeur. Mais il arrive parfois que, faute de ressources, un cousin ou
un ami se voit dans l'impossibilité d'acquérir le cadeau qu'il souhaite
d'offrir; alors il remplace l'objet de prix par une attention délicate.
Au lieu d'un bijou il présente un sonnet, un acrostiche ou quelque
romance de sa composition.
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 375
Il nest point de noces où ces hors-d'œuvre n'abondent. La déli-
catesse de Tatlention fait passer par-dessus le peu de valeur du
cadeau; car, malgré la bonne intention des rimeurs, il s'en faut que
cette poésie d'occasion soit toujours de premier choix. Parfois
même le poète , se sentant mal inspiré , laisse sa muse s'ég^arer et
faire l'école buissonnière. Il chante une foule de choses sans aucun
rapport apparent avec les noces qui se préparent. C'est Yavvenire
(Tltalia qui l'inspire, ou quelque élucubration in Iode di Fenezia,
Il rattache sa poésie à la cérémonie du jour par quelques phrases
dédicatoires. « Acceptez , dit-il , ce poëme comme un témoignage
de mon affection, et vogliate essere tanto gentili da giudicarmi
migliore delV opéra mia. n Ce qui n'jest pas toujours un acte de
pure modestie.
Il arrive même quelquefois que l'inspiration fait tout à fait
défaut, en sorte que le cousin ou l'ami serait dans un grand
embarras, sans une bizarre coutume qui consiste à remplacer le
sonnet qui ne vient pas par un morceau de prose, ou une pièce
de vers empruntés au premier venu. Parfois on a la main heu-
reuse. On tombe sur quelques-unes de ces galanteries poé-
tiques du vieux lemps qui ne manquent pas d'à-propos. C'est un
Imeneo trionfante, une Gloria d'amore, ou bien encore la Ghir^
landa deW Aurora, le tout avec intervention des belles déesses du
paganisme. Mais parfois le chercheur a la main maladroite, et le
sonnet*, le madrigal et l'épîthalame , c'est-à-dire les élégances, les
gentillesses et les compUments, font place au document. La coutume
d'imprimer des textes historiques a même pris, dans ces temps
derniers, un développement tout à fait ridicule. On se demande,
non sans inquiétude pour le bon sens de ceux qui les remettent au
jour, quel rapport il y a entre le récit d'un conclave , des dépêches
politiques, la relation d'un ambassadeur, tout cela vieux de deux
siècles, et des noces qui vont se faire dans la quinzaine.
Ne croyez pas que j'exagère. Prenons au hasard les titres de
quelques-uns de ces documents étranges. En voici un sur V Etablis-
sement du consulat de Venise à Marseille, en 1747 (pour les noces
Scola-Faetella). Ce deuxième est un Mémoire de Sebastiano Malin,
370 AMSTERDAM ET VENISE.
patricien de Venise, inquisiteur aux métiers (pour les noces
Bressania-Lazari). Voici ensuite les Lois vénitiennes concernant
les ecclésiastiques jusqu'au dix ~ huitième siècle (pour les noces
Comello-Totto). C'est encore un Projet du cardinal Alberoni
pour réduire Cempire turc à l'obéissance des principes chrétiens,
et diviser entre les puissances occidentales la conquête de cet
empire.
Quel rapport peut-il exister entre ce Projet du cardinal Albe-
roni et un mariage v<5nitien? Ouvrons l'opuscule, peut-être la dédi-
cace nous l'apprendra-t-elle.
u Gtière cousine, dit cette dédicace, à l'heureuse occasion de
ton mariage, je te fais hommage de l'écrit suivant du cardinal Albe-
roni, génie puissant, de l'aveu même de Voltaire, qui, sorti d'une
obscure naissance, devint ministre d'Espagne sous Philippe V. » —
Ici l'auteur explique les raisons qui l'ont porté à préférer ce docu-
ment à beaucoup d'autres. Il a pour objet l'amélioration de la
condition des chrétiens en Orient, ce qui ne peut manquer d'en
rendre la lecture attrayante. — Aussi, reprenant le ton dédica-
toire : « Dans un jour de joie et d'allégresse, pour toi et tous ceux
qui t'approchent, ajoute-t-il, je publie cet écrit, dont le but
répond encore aujourd'hui aux principales préoccupations du
monde civilisé, car il traite du bien-être des populations chré-
tiennes. »
Certes c'est là, en effet, un sujet des plus intéressants ;*mals le
moment ne semble-t-il pas singulièrement choisi pour traiter des
questions pareilles? Espérons qu'en ce jour mémorable, le jeune
époux de la belle Giuseppina aura trouvé d'autres motifis de
conversation mieux en situation que ce fameux projet du cardinal
Alberoni.
Si, sur deux points, la durée des fiançailles et les cérémonies
préliminaires, nous avons trouvé de nombreuses analogies entre les
noces vénitiennes et le mariage à Amsterdam, il est, malheureusement
pour Venise, un point sur lequel la ressemblance n'existe guère :
nous voulons parler de la préparation au mariage , c'est-à-dire de
l'éducation des jeunes filles. Autant sur les rives de l'Amstel on voit
LK MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 377
ces délicienses fillettes, si joyeuses et si gracieuses, se préparer
de longue main à leurs futures fonctions de maîtresse de maison ,
autant sur le bord des Lagunes elles semblent peu s'en préoc-
cuper.
Point d'expérience anticipée, point de préparation sérieuse; c'est
dans un état d'ignorance rudimentaire que la jeune Vénitienne
aborde le mariage. Non-seulement elle ne sait ni diriger ni contrôler
ceux qui l'entonrent, mais elle ignore même ceqni est indispensable
pour sa propre personne. On a connu à Venise une jeune et cbar-
mante femme qui, au moment de se marier, avait dépensé tout
l'argent de sou trousseau à s'acbeter des robes et des cbapeaux , et
378 AMSTERDAM ET VENISE.
avait totalement oublié les chemises. Bien certainement ces igno-
rances outrées sont l'exception ; mais à Amsterdam il serait impos-
sible de rien voir de semblable.
L'inexpérience du nécessaire se reproduit du reste partout dans
la vie vénitienne ; le confort y est presque inconnu. Le climat et la
gène générale y sont bien pour quelque chose ; mais la nonchalance
féminine y figure pour bien davantage.
Le mariage accompli, notre jeune couple va prendre possession
de sa nouvelle demeure. S'il est riche ou de famille patricienne, il
occupera un palais, c'est-à-dire une maison de moyenne grandeur
avec balcons et agréments de marbre dans la façade. S'il est
d'extraction bourgeoise, il se contentera d'un appartement, ou
parfois d'un étage dans un grand palais. Mais de toutes façons il
aura son entrée particulière, son escalier spécial; en un mot, une
demeure séparée où il pourra vivre dans l'isolement, sans voisinage
forcé, sans promiscuité obligatoire avec ceux qui logent sous le
même toit. On aime, en effet, à être tout à fait chez soi, sans con-
trôle et sans surveillance possibles.
Après les noces , le mari reprend peu à peu ses habitudes de
garçon. Si chaque soir, à Amsterdam, le mari déserte la mai-
son pour aller faire au cercle une plus ou moins longue apparition,
à Venise, où les cercles n'existent guère, on est sûr de le voir
au café. C'est là que, pendant de longues heures, ces messieurs
font leur partie de dominos, qu'ils lisent les journaux, et débitent
les nouvelles passées , présentes et futures. Les vieux Vénitiens y
arrivent avec leur provision de souvenirs, les jeunes avec leur
bagage d'espérances. On passe en revue les événements du jour;
on médit du prochain, et l'on se croit de grands politiques pour
avoir parlé de choses qu'on ne connaît guère et auxquelles, bien
souvent, on ne comprend rien.
Pour peu que le Vénitien soit riche ou du moins à son aise, son
café de prédilection se trouvera sous les Procuraties. S'il est allié
aux familles patriciennes ou s'il est noble d'origine, il fréquentera le
café Suttil, S'il a l'humeur guerrière, si c'est unpolitiqueur au cou-
rant des questions du jour et de celles du lendemain, c'est le café
LE MARIAGE ET LA VIE DE FAMILLE. 379
Quadri^ qui aura Tavantage de le posséder; à moios qu'il n'ait une
affection particulière pour la France , auquel cas on le verra plutôt
au café degli Specchi, Enfin, si c'est un artiste ou s'il est lancé dans
la société cosmopolite, vous le rencontrerez certainement au café
Florian. Mais partout il est toujours le même : sardonique et gouail-
leur, dénigrant tout de parti pris.
Cette vie d'estaminet tient dans son existence une place énorme.
Au lendemain d'une maladie, au retour d'un voyage, sa première
visite est pour son café. C'est là qu'il trouve des nouvelles de tout
ce qui l'intéresse. Il s'y retrempe tout d'un coup dans ses habitudes.
On lui donne les renseignements qu'il désire ; on lui annonce l'ab-
sence de ses amis ; on l'informe de leur prochain retour. Il trouve
même là ses lettres et quelquefois des factures envoyées par ses
créanciers. Le maître de la maison est à la fois son limonadier, son
confident et son ami. Dans son temps, Florian était traité en cama-
rade par les plus grands seigneurs vénitiens. Lorsqu'il tomba
malade, on l'alla voir comme on eût fait pour un intime ou pour
un haut personnage. Canova,qut n'oublia jamais quels services il
en avait reçus aux débuts de sa carrière, l'entoura des soins les
plus attentifs et les plus délicats. Le pauvre homme, au déclin de
la vie, souffrait horriblement de la goutte. Il fallait faire faire un
appareil qui lui permit de marcher et des chaussures qui ne
blessassent point ses pieds malades. Ce fut le grand artiste qui
voulut sculpter lui-même le modèle , sur lequel appareil et chaus-
sures furent plus tard fabriqués. La jambe de Florian après celle
de Thésée! C'est le bon cœur complétant le génie!
Pendant que son mari se prélasse dans les jolis salons du café
Florian ou dans les nuages de fumée du café Quadriy la Véni-
tienne garde la maison. Parfois, mais rarement, elle sort avec lui.
Accidentellement, il la conduira prendre des glaces aux Procuraties
ou au Jardin royal, mais c'est en quelque sorte une petite débauche,
et l'on a soin qu'elle ne se renouvelle pas souvent.
' Jadis, an temps de l'occupation autrichienne, le café Quadri était fréquenté
par les officiers alleinands. Aujourd'hui , c'est encore celui auquel la garnison
italienne donne la préférence.
380 AMSTERDAM ET VENISE.
Médiocres ménagères, vivant seules, ne recevant guère de
visites et n'en faisant presque jamais, à quoi les femmes de Venise
peuvent-elles bien passer leur temps? C'est une question qu'il est
plus facile de poser que de résoudre. On les dit grandes faiseuses
de romans, légères et volages. C'est là une réputation qui leur
est acquise depuis tantôt deux siècles et qui se perpétue encore
de nos jours. Rien cependant n'est moins fondé que cette accu-
sation.
Et d'abord, de tous ceux qui ont porté ce cruel jugement sur les
gentildonne vénitiennes, en est-il un seul qui ait pu les juger en con-
naissance de cause? Pour se former une opinion motivée, il faudrait
pouvoir pénétrer dans la vie privée; il faudrait pouvoir vivre dans
l'intimité des familles. Or, la maison vénitienne est encore plus
fermée que la maison hollandaise. Le home anglais lui-même
est beaucoup moins sévère et beaucoup moins inhospitalier. Si
le gentleman y en effet, ferme sa porte, c'est qu'il veut être chez
lui et n'aime point qu'on le dérange. Le Vénitien, au contraire,
ne reçoit personne parce qu'il n'e'st jamais chez lui, ou ne veut pas
y être.
Usez tous ceux qui ont écrit sur Venise. Aucun d'eux n'a pu
franchir ce mur de glace qu'on élève autour des étrangers.
J. J. Rousseau nous a raconté à quelle compagnie et à quels passe-
temps il en était réduit pendant qu'il habitait Venise. « Toute per-
sonne attachée ou en commerce avec des ministres étrangers est
par cela même bannie non-seulement de la table, mais encore de la
maison de quelque noble que ce soit », dit l'auteur de la Nouvelle
Relation. Le président de Brosses nous raconte également que les
M étrangers n'ont pas beau jeu; les nobles ne les admettent guère
ni dans leurs maisons ni dans leurs parties » . Et plus loin : « Mes-
sieurs les nobles viennent le soir au café, où ils causent de fort
bonne amitié avec nous ; mais pour nous introduire dans leur maison,
c'est une autre affaire. »
La visite d'un étranger était regardée comme tellement com-
promettante qu*elle motivait toujours une démarche explicative
en haut lieu. Le patricien qu'on avait visité se croyait tenu d'aller
LE MARIAGE ET LA VIE. DE FAMILLE. 381
raconter aux inquisiteurs et la visite qu'il avait reçue et les
motif» de cette visite. Non-seulement il était défendu aux nobles
d'avoir les moindres relations avec les ambassadeurs, mais ils
ne devaient même point approcher de leurs maisons. Un Con-
tarini fut pendu pour avoir été vu sur le toit d'un résident
étranger. I^e pauvre garçon était amoureux d'une jeune fille
habitant le voisinage. Pour aller aux rendez -vous que celle-ci
lui donnait , il prenait le chemin des gouttières, n'en ayant poiut
d'autre à sa disposition. Surpris dans une de ses nocturnes prome-
nades, il fut soupçonné de relations avec un étranger, égorgé et
pendu en tête du broglio.
Des liaisons intimes ne peuvent guère, du reste, se former avec
une extrême facilité que dans les pays où la société se voit beau-
coup; or, à Venise tout comme à Amsterdam, et pour des raisons
presque analogues, il n'y a guère de salons ; les seuls qui existent
sont entre les mains du personnel officiel ou de la colonie étrangère,
et à l'exception de quelques Israélites enrichis et d'un très-petit
nombre de hauts personnages, les familles vénitiennes pour la
plupart n'y viennent pas. On se reçoit au théâtre, dans sa loge ; on
se voit encore dans les réceptions officielles, où il serait de mauvais
goût de ne point se montrer. Mais là encore on est divisé en tant
de castes et de coteries , que le nombre des personnes avec les-
quelles on peut causer est singulièrement restreint. Il nous souvient
qu'à un bal donné parle comte Torelli, alors préfet de Venise, six
dames des familles dogales se tinrent foute la soirée dans un coin,
le dos tourné à la foule tourbillonnante des invités et des danseurs ;
elles ne trouvaient point ce monde digne d'elles et le traitaient avec
un dédain qui passait les bornes de la bienséance. Un autre fait qui
prouve combien la réputation de légèreté qu'on accorde aux dames
vénitiennes est usurpée , c'est le rôle considérable que jouèrent de
tout temps à Venise les femmes de théâtre et les courtisanes. Ces
dernières y étaient plus nombreuses qu'en aucune autre ville de
la Péninsule. Leur nombre et leurs dépenses faisaient scandale à ce
point qu'à deux reprises différentes on dut les bannir; mais chaque
fois on fut obligé de les rappeler. Pendant toute la durée de la
382 AMSTERDAM ET VENISE.
République, elles furent coasidérées comme un mal nécessaire et
jouirent d'un certaia nombre de prérogatives.
L'audace de ces filles était si grande, et leur nombre fut tel pen-
dant un temps, que, pour se préserver de leur promiscuité, les gen-
tUdonne ne sortaient qu'entourées de cinq ou six caméristes. Pen-
dant près d'un demi-siècle, les patriciennes eurent le privilège de
porter des chaussures montées sur des espèces de patins qui para-
lysaient leur marche, mais leur permettaient de dépasser de la tête
les femmes qui se trouvaient autour d'elles.
Aujourd'hui, courtisanes somptueuses, patins et caméristes, tout
ce luxe a disparu. Les modes et les usages de Paris étendent leur
empire sur la place Saint-Marc, le Grand Canal, le Mâle, les
Merceries et tous les endroits fashionables de Venise. Mais H
serait imprudent de croire que les mœurs des Vénitiennes sont
devenues plus mauvaises par la suppression de ces somptuosités
du vieux temps.
VENISE
Patin de dame noble.
VI
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS
VENISE
Une juste observation. '— La musique. — L*orellIé et les lèvres. — L'intuition musicale. —
Voix sombres et voilées. — Les Scuote, — Jean-Jacques aux Mendicanti, — Sophie et
Cattina. — Les quatuors à domicile et les académies, — Le Théâtre labiesque et la Co"
média dettarte» — Le Scénario et la Chamiata, — Les théâtres vénitiens. — Les masques
de théâtre» — Goldoni et Carlo 6o//i. — Les pièces à canevas. — La Comedia delCarte
et la Comedia JlebUe.— Le théâtre des marionnettes et la Città di Genova. — La passion
du jeu. — Le protettore. — Les maisons de campagne. — Luxe excessif. — Thiepolo et
Contarini. — Double villégiature. — Le carnaval. — La Fiera franca, — Les longs
repas. — La via Garihaidi* — Àl Baccaro, — La pancarte officielle. — Polenta et Frit-
toie. — Les masques et les couvents.
ce Changez les lois, a dit un grand esprit du siècle dernier, mais
ne touchez point aux plaisirs des hommes. »
C'est en effet par les plaisirs qu'ils affectionnent qu*on peut juger
les peuples et les races ; ils sont à la fois un trait de leur caractère
et un indice de leur tempérament. Cette partie de notre étude, quoi-
qu'elle doive traiter de choses légères , est donc une de celles qui
contiennent le plus d'enseignements et qui nous aideront le mieux à
juger l'esprit et les mœurs de nos deux nations.
Parmi les plaisirs qui tiennent la première place à Venise, il
nous faut signaler tout d'abord la musique. Dans cette somnolente
cité de marbre , il n'est personne qui ne l'aime , je dirai même qui
n'en raffole. Depuis le gamin de la rue jusqu'à la jeune héritière,
qui laisse courir ses jolis doigts sur les touches d'un clavier, tout le
monde a l'oreille musicale, et il n'est point d'air en vogue qui ne
s'incruste rapidement dans tous les cerveaux et ne soit fredonné
par toutes les lèvres.
384 AMSTERDAM ET VENISE.
On peut dire que cette facilité d'apprendre et de retenir une série
d'airs quelquefois fort compliqués y après un nombre très-restreiot
d'auditions, est poussée à ses dernières limites. Goldoni nous raconte
qu'au beau temps de l'opéra vénitien, quand il distribuait à pleines
mains ses libretti aux compositeurs, la plupart des interprètes ne
connaissaient point la musique. Une voix fraîche, un minois
gracieux, de l'esprit dans les gestes, du feu dans le regard, il n'eu
fallait pas plus. Il n'était pas nécessaire de vieillir sur les portées et
de pâlir sur les doubles croches; il suffisait que le compositeur et le
chef d'orchestre stylassent un peu les acteurs, pour que le rôle fÙt
su, bien chanté, et les spectateurs satisfaits. Quand on introduisit
l'opéra- comique à Venise, même chose se produisit. liCS trois prin-
cipaux interprètes de là Cantatrice : Zanetta Casanova, Agnese
Âmurat et Imer, apprirent leurs rôles de la sorte. « Ces deux
femmes ne savaient pas une note de musique, dit Goldoni, et
Imer non plus, mais tous les trois avaient du goût, Toreille juste,
l'exécution parfaite, et le public en était content. »
Cette mémoire extraordinaire est encore de nos jours un privilège
du Vénitien. Flânez un soir sous les Procuraties, après une pre-
mière représentation à la Fenice, et vous entendrez chuchoter par
vingt jeunes gens les principaux airs de l'opéra qu'on vient de
jouer pour la première fois. Et cependant, aux bords des Lagunes,
les voix fraîches, agréables et bien timbrées sont rares. Même
chez les jeunes filles, on trouve des notes graves et voilées aux-
quelles on ne s'attendrait guère , étant donné surtout la fraîcheur
de leurs lèvres et la jeunesse de leur visage; et il est extraordinaire
d'y entendre ces éclats de rire perlés, ou ces chansonnettes lancées
comme un cri d'alouette, qui frappent continuellement les oreilles
à Florence, à Pérouse ou dans les quartiers retirés de Naples et de
Rome.
Ce n'est point à dire cependant qu'on ne puisse composer à
Venise des chœurs délicieux. Pour affirmer pareille chose, il
faudrait n'avoir jamais entendu parler des Scuole. Les Scuole
étaient, au siècle dernier, des sortes de couvents où l'on élevait les
jeunes filles orphelines, pauvres ou bâtardes. On leur enseignait
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 385
la musique et pu les y exerçait uniquement jusqu'à ce qu'elles
y excellassent. Celles que la nature avait bien douées sous le
rapport de la voix chantaient les soli et les chœurs, les autres
jouaient de divers instruments, violon, orgue, flûte, violoncelle,
hautbois ou basson. I^a foule venait chaque dimanche les écouter
avec recueillement et avec admiration; on se pressait, on s'écrasait
en silence contre la grille qui les séparait des assistants. Pendant
tout son séjour à Venise, J. J. Rousseau ne manqua point une seule
fois d'aller le dimanche aux Mendicanti. Il ne faisait, du reste, que
suivre l'exemple des amateurs de musique. Tous les composi-
teurs s'y donnaient rendez - vous , et les chanteurs de l'Opéra
venaient » se former au grand goût du chant sur ces excellents
modèles ». — « Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, dit le phi-
losophe genevois dans ses Confessions, d'aussi touchant que cette
musique : les richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté
des voix, la justesse de l'exécution, tout, dans ces délicieux concerts,
concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du
bon costume, mais dont je doute qu'aucun cœur d'homme soit à
l'abri. »
Tout philosophe qu'il se piquait d'être, Rousseau sentit promp-
tement les atteintes du mal qu'il indique. Bientôt il voulut faire
mieux qu'entendre, il voulut voir. Ce qui le désolait, « c'étaient ces
maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons^ et lui
cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes » . Hélas ! le
pauvre Jean-Jacques courait à une désillusion. Un jour, un admi-
nistrateur de l'hospice s'offrit à lui faire voir de près « ces anges
de beauté ». Rousseau accepta avec enthousiasme. « M. Le Blond,
nous dit-il, me présenta l'une après l'autre ces chanteuses célèbres
dont la voix et le nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez,
Sophie... elle était horrible. Venez, Cat^na... elle était borgne.
Venez, Bettina... la petite vérole l'avait défigurée. Presque pas
une n'était sans quelque notable défaut. »
La leçon était rude, et le pauvre philosophe, bien qu'il se per-
suadât qu'on ne pouvait point chanter ainsi sans avoir une belle
âme, osait à peine retourner à ces divins concerts. Il se rassura
«9
386 AMSTERDAM ET VENISE.
cependant, revint aux Mendicanti et continua de trouver les chants
délicieux. Il était retombé sous le charme. Leurs voix fardaient si
bien leurs visages que, tant qu'elles chantaient, il s'obstinait, en
dépit de ses yeux, à trouver ces jeunes virtuoses belles comme des
amours.
Les élèves des Scuole n'étaient point du reste les seules artistes
consommés qu'on trouvait en ce temps -là à Venise. La plupait
des églises possédaient des chœurs et des orchestres qui figuraient
dans les grandes fêtes. « On a ouï, en un jour de feste de la Concep-
tion de la Vierge , trois cents tant voix qu'instruments chanter et
jouer dans l'église des Grands-Cordeliers », écrit un voyageur du
dix-septième siècle ; or les Cordeliers ne tenaient, comme corpora-
tion religieuse, que le second ou le troisième rang. Avant eux
venaient les Dominicains et les Jésuites, qui déployaient encore plus
de faste dans leurs cérémonies religieuses. Jamais cité, croyons-
nous , ne vit affluer dans ses murs un nombre pareil d'artistes de
tout pays. On rencontrait à tous les coins de i*ue des exécutants
de mérite. Pour un « petit écu » on pouvait avoir chez soi, la
soirée durant, quatre ou cinq symphonistes qui vous régalaient
de musique excellente. A moins de frais encore, on pouvait se
réjouir les oreilles. Quand ils n'étaient point retenus par des parti-
culiers, les musiciens se réunissaient en groupes, composaient des
orchesfres et donnaient des sérénades. « Il n'y a presque point de
soirée qu'il n'y ait Académie quelque part, écrit le président de
Brosses. Ce peuple court sur le canal l'entendre avec autant d'ar-
deur que si c'était la première fois. L'affolement de la nation pour
cet art est inconcevable. « Aujourd'hui encore , pour vingt francs,
on peut dans la belle saison avoir pour toute la soirée une baitjuc
chargée d'un orchestre complet.
Ajoutez à cela cinq tliéâtres dont deux d'opéra et les trois autres
offrant au public des inteiinèdes où la musique tenait une large
place. Partout le spectacle pour les oreilles et pour les yeux. Rare-
ment des pièces à caractère où l'esprit trouvait son compte. Il fallut
le génie de Goldoni pour faire goûter la comédie à Venise ; et encore
ce ne fut qn*une fantaisie de courte durée. Le théâtre « fabiesque •
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 387
de Carlo Gozzi , les pièces à canevas , la Commedia delC arle,
comme on Tappelait, le Monstre bleuy X Oiselet vert ou le Roi cerf^
toute une fantasmagorie amusante, gazouillée dans ce délicieux
parler vénitien, voilà ce qu'il fallait à ces oreilles délicates éprises
de musique. L'opéra lui-même n'était à bien prendre qu*un concert.
Il eût été trop fatigant d'écouter toute la pièce et d'en suivre l'in-
trigue ; on passait son temps à causer, à manger, à babiller, à se
faire des visites. Mais tout ce remue-ménage cessait aux bons
endroits; il faisait place à un silence complet, absolu; et tout à
coup, si Texécutant s'était montré digne de l'attente du public, on
voyait la salle éclater en frénétiques applaudissements. Aujourd'hui
encore les choses ne se passent pas autrement. Les étrangers qui
voyagent en Italie s'en indignent ou s'en moquent, et ils ont tort»
Les ovations qu'on fait aux acteurs sur la scène, les rappels dont on
■
les accable empêchent, il est vrai, toute illusion scénique ; mais comme
on n'est pas là pour la pièce et qu'on se soucie fort peu de son déve-
loppement dramatique, somme toute, il importe peu.
C'est cette profonde indifférence du public pour le scénario qui
explique du reste l'ineptie de la plupart des livrets italiens. A quoi
bon se mettre en frais d'imagination et de bon sens ? A quoi bon
inventer une intrigue, en combiner les fils, en corser les situations,
se mettre l'esprit à la torture pour la rendre à la fois impression-
nante et vraisemblable, quand personne n'y doit prendre garde un
seul instant?
Se figure-t-on un homme de talent se donnant la peine de
régler une action sérieuse, d'en agencer avec méthode les scènes
successives pour arriver à un crescendo d'intérêt? Au premier acte,
le théâtre représente une forêt, et la reine des Ondines vient de danser
avec son entourage un ballabile quelconque. Le décor est beau, la
musique est réussie , le pas bien réglé ; on applaudit. La reine des
Ondines adresse au public des saints les plus gracieux, la chiamata
continue. La première danseuse disparait dans la coulisse. Bientôt
on la voit revenir, traînant à sa suite quelque chose de pesant et
difficile à mouvoir. C'est le chorégraphe qui a réglé le pas. Il salue
modestement, ayant l'air de dire: « Le grand homme, ce n'est pas
388 AMSTKRDAM ET VENISE.
« • ■ • « •
moi. » Il part alors pour revenir un instant après, tirant à ^on tour
le compositeur, et celui-ci va chercher le décorateur, qui amène
le machiniste, et les voilà tous cinq, la reine des Ondines au
milieu, saluant et s'inclinant en cadence. Qu'est devenue l'illusion
scénique pendant ce temps?
Il est clair que si c'est ce personnage à calotte de velours
qui a planté ces arbres centenaires, c'est que cette belle nature
• . . • •
est en toile peinte. Et quand on a vu la reine des Ondines don-
• » . • • - -
ner gracieusement la main à un monsieur en cravate verte , on
a bien du mal à se figurer qu'elle est aussi décevante que les
légendes l'affirment. Songez qu'à moins d* avoir un simple succès
d'estime, un compositeur doit être rappelé quarante-six fois dans la
même soirée'. Il n'est donc point paradoxal, comme on pourrait
le croire au premier abord, de dire que c'est l'amour exagéré
de la musique qui, en Italie et notamment à Venise, a tué l'opéra
et l'a réduit à l'état de véritable concert.
Si l'opéra ne revêt point en Italie le caractère sérieux , presque
noble, si je puis dire ainsi, qu'il comporte sous nos climats, il n'en
constitue pas moins cependant une distraction élégante, fort coû-
teuse, et qui n'est accessible qu'à un public aristocratique. La
salle de la Fenice, bien qu'elle soit l'un des plus vastes et des plus
beaux théâtres de l'Europe, est pour ainsi dire le domaine d'un
nombre limité de familles patriciennes. Les loges ne se louent pas
comme chez nous ; elles se vendent. On en est propriétaire comme
d'un champ, d'une maison, et l'on en dispose au gré de ses fan-
taisies. Seules les petites places sont accessibles à la bourgeoisie,
et leur prix est encore fort élevé pour les bourses modestes.
Privées de l'opéra, les classes populaires se rejettent sur le drame
et la comédie. Car le théâtre est une des passions les plus vives
'Un journaliste italien calculait Thiver dernier que M. Gobatti, Fauteur des
Gotiy avait fait représenter sa pièce sur dix théâtres, et que chaque fois il avait
été rappelé quarante fois. En estimant à 15 mètres le chemin quMl avait dû foire
pour venir saluer à la rampe et à pareille distance celui qu*il avait dû parcourir
pour rentrer dans la coulisse, cela faisait par chaque représentation 1 ,200 mètres
et pour rhiver 12 kilomètres que M. Gobatti avait parcourus en triomphe,
c'est-à-dire chapeau à la main et l'échiné courbée.
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 380
de la population vénitienne. Pour s'en convaincre, il n'est besoin
que d'assister à une seule représentation d'une pièce en vogue.
Ne soyons donc pas surpris si, en dehors de là Fentce, Venise
compte encore quatre autres très-grands théâtres où l'on joue la
comédie, le drame, où l'on donne l'opérette et des divertisse-
ments. Les dimensions de chacune de ces salles sont inusitées.
La plupart comportent cent cinquante à deux cents loges, et
dans leur parterre, où l'on est toujours debout, il peut s'entasser
un millier de spectateurs. Et cependant ces quatre théâtres,
ÏJpollo, le Gallo, la Malibran et le Camploy (autrefois célèbre
sous te nom de San Samuele), sont presque toujours pleins. Dès
qu'on lient un succès de curiosité, la fotde qui s'y engouffre prend
de teUes proportions, qu'on se demande avec inquiétude où tout
ce monde pourra bien tenir.
I^e beau temps du théâtre vénitien toutefois est passé. Pour
assister à sa vraie splendeur, il faudrait remonter à l'époque de la
390 AMSTERDAM ET VENISE.
Commedia delC arte, et des masques de théâtre. Vous savez ce
qu'était cette Commedia deir arte. L'auteur n'écrivait que la
iparche de l'intrigue et le caractère des personnages. Il se bor-
nait à régler la distribution des scènes, les entrées et les sorties,
dont le tableau était affiché dans les coulisses; et les acteurs se
chargeaient de composer le dialogue. Celui - ci variait d'une
représentation à l'autre, et, suivant les incidents du jour, se
corsait d'allusions toujours comprises à demi-mot et qui soûle**
valent des tempêtes de rires.
 cette époque-là, le théâtre excitait à Venise un véritable
délire. On se battait pour les acteurs, et la gloire des auteurs
faisait pleuvoir les coups et les brochures. Il faut lire ces cu-
rieuses disputes du temps. On défend les masques comme s'ils
faisaient partie intégrante de la gloire vénitienne. Pantalon, Truf-
faldin, Tartaglia sont revendiqués comme appartenant en propre à
l'art national. « La comédie improvisée, s'écrie Carlo Gozzi', est
le joyau de l'Italie. Les braves acteurs valent mieux que des
poètes qui parlent pour ne rien dire. » Là-dessus Goldoni et l'abbé
Chiari, les importateurs de la comédie de caractère, la comédie
larmoyante (comedia Jlebile)y comme l'appelaient leurs détracteurs,
sont traités de la bonne façon. Il est vrai que leurs amis ne
demeurent point en reste. On les bafoue dans la Tartane des
influences pernicieuses ^ -y ils ripostent par une pluie* de sonnets,
de tercets, de satires, où la Tartane est traitée de « bave de ser-
pent » et de M hurlement de chien ».
On comprend quelles passions de semblables querelles devaient
porter sur le théâtre. liC romantisme de 1830 n'a rien produit de
plus violent comme manifestations. Ces luttes, du reste, étaient
attisées par le Sénat et le conseil des Dix, qui se réjouissaient en
voyant leur bon peuple se disputer de la sorte pour des questions
de comédie. La hitte toutefois ne pouvait durer éternellement. La
' Memorie inutUi délia vif a de Carlo Gozzi.
* Dans cette pièce, demeurée célèbre, le poëte décrit Tarrivée à Venise d'une
tartane char(jéede denrées pestiférées qui compromettent la santé publique. Ces
denrées étaient les œuvres de Goldoni et de Chiari.
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 391
comédie larmoyante fut éclipsée par le théâtre fabiesque. La folie
eut raison du bon sens. Goldoni, voyant sa gloire sur son déclin,
quitta Venise pour la cour de France, et l'abbé Ghiari partit pour
l'Amérique. De loin, Goldoni essaya encore à différentes reprises
de rappeler le succès qui l'avait abandonné. 11 envoya de Paris
quatre pièces nouvelles à sa chère patrie, et il avoue lui-même
qu'il leur fut fait un assez froid accueil. « Elles étaient pourtant
de l'auteur qui avait eu le bonheur de plaire pendant longtemps
dans son pays, dit-il dans ses Mémoires ; mais cet auteur était en
France , et ses ouvrages commençaient à se sentir des influences du
climat. Le génie était le même, mais la tournure et le style étaient
changés. »
Aujourd'hui, à son tour, la Commedia deU* arle est morte. Elle
était née sur les tréteaux de la Fiera França, elle a succombé au
milieu des pompes de la féerie. Car dans les fables de Carlo Gozzi ,
ce ne sont plus seulement Tartaglia, Truffaldin et Pantalon qui
représentent des personnages de convention. Sous la plume du
u seigneur comte » tout se transforme et prend vie. Les chiens et
les oiseaux, les serpents eux-mêmes parlent, et les êtres inanimés
agissent comme s'ils étaient enchantés. Aujourd'hui plus de ces
joyeux lazzi, plus de ces pièces à canevas où l'actualité, le propos
du jour venaient se glisser, où l'allusion apparaissait à chaque
scène. C'est le répertoire courant des pièces italiennes qui fournit les
théâtres vénitiens, et ce répertoire est lui-même en grande partie
alimenté par les traductions. Les drames et les quelques vaudevilles
qui ne sont point empruntés à la littérature étrangère brillent plus
par la boursouflure que par Toriginalité. Les monologues y sont d'une
longueur désespérante, et les acteurs outrent les moindres effets.
Pas de nuances délicates, pas de demi-teintes, comme on dit au
théâtre. De grands gestes, des éclats de voix, et des périodes ron-
flantes récitées avec une vibration prétentieuse.
Tel qu'il est cependant, dégénéré, ayant perdu Tune après
l'autre toutes ses nuances originales, le théâtre est demeuré â
Venise le passe-temps favori de la population. Celle-ci fait grand
accueil â toutes les nouveautés, et quand la pièce est elle-nieme un
392 AMSTERDAM ET VENISE.
peu folle, on peut se faire une idée de l'enthousiasme qu'excitaient
autrefois les auteurs et les acteurs adorés du public.
Cette exf|uisse toutefois serait incomplète si, avant de passer à un
autre sujet, nous ne disions quelques mois de deux spectacles
parliculiers f|ui ont une grande vogue à Venise. Nous voulons
parler des Tableaux vivants et du théâtre des Marionnettes.
Le premier de ces deux établissements est situé dans la rue
Victor-Kmmanuel , la plus longue des rues vénitiennes. Son instal-
lation est très -sommaire. Elle consiste en une grande chambre
tenue dans une obscurité profonde, tandis que, sur une estrade
fortement éclairée, quelques demoiselles, ni trop jeunes ni ti-op
jolies, vêtues d'un simple maillot, figurent des groupes pins ou
moins heureusement composés. Pendant ce temps, l'éternel piano
ne manque pas de rabâcher cet inévitable répertoire parisien qui
défraye depuis tant d'années tous les clavecins de l'Europe.
Le théâtre des Marionnettes, lui, est situé dans le quartier
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS, 393
San Moïse. Ce spectacle en miniature est éclectique, c'est-à-dire
qu'il cultive un peu tous les genres, depuis le drame effroyable
bourré de crimes de toutes sortes, jusqu'à la douce féerie , aimable
réminiscence du théâtre fabiesque d'autrefois. L'affiche très-prolixe,
ornée de titres ronflants et bien faits pour piquer la curiosité la
plus émoussée, prévient du reste le public des surprises qu'on lui
ménage à Tintérieur. Toutefois , les plus grands succès sont rem-
portés par le corps de ballet ; et l'on comprend y du reste , que les
entrechats les plus hyperboliques, les ronds de jambe et les jetés-
huit ne coûtant guère à ces poupées de bois, elles puissent se mon-
trer infatigables.
Ajoutons encore à cette nomenclature théâtrale et musicale un
café-concert, le seul, Tunique, qui se rencontre aux bords des
Lagunes, et duquel on peut* dire qu'il est l'enfance absolue de l'art.
Cet unique établissement s'abrite sous le nom de la ville de Gênes,
« alla Citta di Genova i> , et se trouve, lui aussi, dans la rue San
Moïse. C'est une sorte de café-restaurant où l'on boit et l'on mange.
Les vînt nostrali coulent dans les grands verres, pendant qu'un
piano éraillé serine au public une foule d'airs connus et même trop
connus. De loin en loin une dame en toilette de ville, la seule artiste
de la maison, ornée d'un chapeau à plurties et de gants blancs d'une
fraîcheur douteuse, pénètre dans la salle, accompagnée par un
monsieur en habit noir. Elle s'installe près du piano et débite quel-
que morceau de grand opéra. Parfois le monsieur daigne chanter
un duo avec elle. Puis tous deux, graves et austères, regagnent, dès
qu'ils ont fini, la chambre voisine, jusqu'à ce qu'ils jugent le moment
opportun pour faire une nouvelle apparition. Pendant leur absence
le piano continue de faire entendre sa monotone mélopée^ et cela
dure ainsi pendant toute la soirée.
Ces plaisirs sont ceux de l'hiver. Avec les premiers jours du
printemps, tous ces établissements ferment. Opéra, théâtres,
marionnettes et concerts n'attendent pas que le public les aban-
donne. C'est la semaine sainte qui met fin à la saison, et le Vénitien,
privé de ces distractions si chères, reprend encore plus assidûment
le chemin de son café habituel.
50
394 AMSTERDAM ET VENISE.
Nous avons déjà dit quelle place le café tient dans Texistence
vénitienne. Il remplace le cercle^ car celui-ci est à peu près inconnu.
C'est à peine si de nos jours il en existe un ou deux aux bords des
Lagunes ^ et du reste personne n*y va.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Jadis, en effet, Venise était la
ville de l'Europe qui renfermait le plus de clubs dans le sens que
les Anglais donnent aujourd'hui à ce mot. On les nommait Casini.
Ces casini étaient de deux sortes^ entre, lesquelles il est nécessaire
d'établir une distinction, car elles ont été constamment confondues :
les casini publics et les casini privés.
Ces derniers n'étaient point publics. Ils consistaient en de gentils
palais situés dans les quartiers retirés de Venise ou à Murano, et
n'étaient pas sans analogie avec les u petites-maisons n que les
financiei*s et les grands seigneurs firent élever au dix-huitième
siècle dans les faubourgs de notre Paris.
L'imagination populaire, toujours en éveil, peuplait ces aimables
retraites des inventions les plus fantasques, que le mystère qui planait
sur elles semblait, du reste, justifier. Mais si l'on ne peut nier que ces
discrètes solitudes n'aient abrité parfois de galants rendez-vous et
de bruyantes orgies, leur principal mérite cependant était autre part.
Il consistait dans la liberté qu'y retrouvaient leurs nobles pos-
sesseurs. On y pouvait dépouiller en effet l'étiquette fatigante à
laquelle, à Venise aussi bien qu'à Versailles, les puissants étaient
soumis. On pouvait y recevoir des esprits de choix, des causeurs
d'élite, et u s'y encanailler » avec les philosophes sans que cela tirât
à conséquence.
A Venise, les casini offraient encore cet avantage qu'on se sentait
moins surveillé par les inquisiteurs d'État. On échappait à leur
espionnage perpétuel et enfin on pouvait sans inquiétude s'y livrer
à cette passion des jeux de hasard, si naturelle à tous les Italiens et
pUis encore peut-être aux Vénitiens qu'à tous les habitants du reste
de la Péninsule.
Pendant longtemps en effet les grosses parties furent interdites à
Venise même. Les inquisiteurs, désireux d'empêcher la noblesse de
s'appauvrir, avaient^ à l'uiclc d'pnc loi somptuaire, proscrit tous les
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 395
jeux. Mais à la longue cette loi tomba en désuétude. Comme bien
d'autres, elle cessa d'être appliquée; et après avoir longtemps
régné en maîtres sur les casini privés, les jeux de hasard s'étalèrent
au grand jour dans les casini publics.
Ceux-ci étaient des sortes de cercles dans lesquels étaient admis
les étrangers. On y rencontrait généralement de cinquante à soixante
personnes qui passaient là une bonne partie delà nuit. Ce personnel
d'habitués se recrutait dans le meilleur monde. A rencontre de ce
qui a lieu de nos jours, les femmes n'étaient point exclues de ces
sortes de réunions , et leur présence contribuait beaucoup aux formes
polies et à l'urbanité dont on se piquait à Venise.
C'était une sorte de terrain neutre où l'on se rencontrait sans façon.
Les personnages les plus éminents de la république ne dédai-
gnaient pas de s'y rendre. Mais ils étaient sensés s'y trouver
incognito. Les distinctions de position et d'origine n'y étaient point
toutefois mises en complet oubli. Suivant sa naissance ou son rang,
on fréquentait tel casino et l'on s'abstenait d'aller dans tel autre. Il
y avait le casino des nobles, où n'étaient admis que les descendants
des familles patriciennes ; celui du négoce , où se réunissaient les
marchands et les consuls. Dans d'autres on s'occupait de littérature
et de beaux-arts. Tels étaient le casino des lettrés, le Filo^dramma^
tico, VEulerpiano, Ici la société était plus mélangée. Mais les dis-
tances sociales n'étaient complètement mises à l'écart qu'à l'époque
du carnaval, quand le masque, en couvrant tous les visages, créait
entre les assistants une sorte d'égalité apparente.
Ces établissements avaient du reste une organisation fort régu-
lière. L'administration de chacun d'eux était confiée à un président
et à un caissier annuels, choisis parmi les associés. Chacun d'eux
avait en outre pour protettore un patricien influent qui répondait
de la moralité de ce qui s'y passait. Le gouvernement vénitien,
toujours ombrageux, ne tolérait point en effet de grandes réu-
nions sans qu'un de ses membres en eût la surveillance. De leur
côté, les sociétaires avaient grand soin de ne rien faire qui pût
provoquer les susceptibilités du protettore. Et à l'ombre de son
influence ils se livraient aux plaisirs du jeu, risquaient de grosses
396 AMSTERDAM ET VENISE.
sommes, faisant et défaisant leur fortune, ce qui de leur eût point
été permis sans cela. Grâce à ce respect apparent de la morale et
des convenances,' un grand nombre de ces casini avaient, dans les
derniers temps de la république , pu revêtir toutes les allures de
maisons de jeu' véritables: Quelques-uns mêmes étaient devenus
en réalité des tripots où les descendants des familles dogales
tenaient parfois la banque et où Ton rencontrait de nobles patri-
ciens transformés en croupiers de pharaon.
Ce fut Toccupation autrichienne qui mit fin à l'existence des
casini. En moins de deux années ces réunions, si nombreuses quelque
temps auparavant, disparurent complètement. Non pas que la police
allemande se montrât bien sévère quant aux mœurs et prohibât le
jeu; mais toute agglomération lui était suspecte, et elle soumit
les cercles et les réunions à une surveillance ombrageuse. Non
contente, du reste, de ces mesures vexatoires, elle voulut obliger les
casini à ouvrir leurs portes aux employés de l'administration nou-
velle et aux officiers allemands. 11 n'en fallut pas plus pour provo-
quer une désertion générale. Bientôt même, pour ne pas frayer avec
ses nouveaux maîtres, on vit l'aristocratie abandonner Venise. Dès
lors un voile de tristesse se répandit sur la ville tout entière ; deux
cents palais furent mis à louer; il n'était plus question ni de s'amu-
ser ni de se réunir.
Maintes fois depuis cette époque on a essayé de ressusciter ces
réunions anciennes, de ranimer la cité endormie, de rappeler dans
sesmurs la gaieté etla vie. Mais même dans ces derniers temps, après
la fin de l'oppression allemande, on n'a pu y réussir. Ce n'est pas en
vain qu'un pays se voit pendant quarante ans privé de sa liberté et
de ses prérogatives nationales.
. En dehors de ces casini particuliers dont nous parlions tout à
l'heure, la noblesse vénitienne possédait aux environs de V^enise une
quantité de magnifiques résidences et de superbes châteaux. L'ori-
gine de ces habitations de haut luxe remonte au beau temps de la
république. Dès que la Seigneurie, en effet, eut conquis des pos-
sessions de terre ferme , les patriciens songèrent à s'y faire édifier
des palais. TiCS nouvelles conquêtes furent peuplées de demeures
i
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 399
princières, et, de Venise à Padoue, les bords de la Brenta nous
racontent encore aujourd'hui quelle en fut la splendeur. Jamais on
ne vit sur un aussi étroit espace une pareille suite de palais : u Nous
voulions d'abord descendre pour voir ces maisons, dit un voyageur
qui parcourait ces parages au siècle dernier; le nombre nous en
rebuta. C'aurait été l'affaire de quelques années. » A cette époque, en
effet, c'était un éblouissement véritable, et si de nos jours beaucoup
de ces demeures princières tombent en ruine, les escaliers de
marbre , les fresques et les lambris somptueux qu'on y découvre
encore, racontent la superbe prodigalité de ceux qui les ont
édifiées.
Le luxe des bâtiments n'était toutefois que la moindre dépense ;
car c'était dans ces logis de plaisance que les familles puissantes
faisaient montre de leurs richesses et de leur magnificence. Le
train de maison, le luxe des festins, la variété des divertisse-
ments étaient en harmonie avec le faste des constructions; le
tableau se proportionnait au cadre. Tout ce monde de châtelains
rivalisait de luxe et de prodigalités. On recevait ses voisins, ses
parents, ses amis et leur suite. On les gardait des semaines, les
régalant de toutes les façons. Pendant tout ce temps ce n'étaient
que concerts, académies, comédies, festins et représentations
champêtres. On n a plus idée aujourd'hui d'une semblable ma-
gnificence.
Un seigneur de la maison des Thiepolo possédait des terres depuis
la ville de Venise jusqu'au Frioul, c'est-à-dire qu'il pouvait chaque
soir aller coucher dans une résidence nouvelle. Tous les ans ce
seigneur invitait ses amis à une chasse magnifique. Le rendez-vous
avait lieu en vue de Venise dans son premier palais. Chacun. s'y
rendait avec ses piqueurs, ses chevaux et ses chiens. On partait le
matin, et après avoir chassé tout le jour, à trois heures on attei-
gnait la seconde villa où un superbe repas attendait les chasseurs.
Après le dîner on avait la comédie, car Thiepolo possédait à ses
ordres une troupe d'acteurs qui le suivait dans ses excursions.
Ëasuite venait le souper, et après le souper le bal. Et cela recom-
mençait le lendemain et durait parfois six semaines entières. Pendant
400 AMSTERDAM ET VENISE.
ce temps, ses amis et leur suite, chiens, chevaux, valets et piqûeurs,
. • • • - • ■ • •
étaient défrayés de tout.
Un seigneur dé la maison Contarini s'était fait bâtir à Piazzola un
palais aussi vaste que le palais ducal et de la plus grande magni-
ficence. Partout- ce ti'étaient que; bas-reliefs, statues^ fresques et
colonnes. Dans ce palais se trouvaient une salle de concert et une
bibliothèque musicale de pr^emier ordre, et ce Contarini entretenait
un orchestre complet pour régaler de musique ceux qui venaient le
visiter. Non content de cela, il construisit une salle d'opéra dont la
scène était si vaste que deux cents chevaux y pouvaient tenir, Bt
pour avoir toujours sous la main le personnel nécessaire, il fit édifier
un orphelinat où il éleva à ses irais trois cents jeunes filles auxquelles
on enseignait la musique et qui figuraient dans ses représentations.
Ce théâtre magnifique était accessible à tout le monde. Pour y
pouvoir pénétrer , il suffisait d*en demander la . perinission. Rien
n'était épargné dans ces solennités, ni le luxe des décors, ni la
richesse des costumes ; et u ce qui est de plus noble, dit un contem-
porain, c'est que la porte n'en coûte rien, non plus que la loge, le
livre d'opéra et la bougie niême pour le lire ». On voit que le
grand seigneur savait tout prévoir.
Tout ce luxe et cette prodigalité sont des choses inconnues de nos
jours. On ne voit plus à Venise les familles princières épargner
toute l'année pour éblouir leurs amis par le faste de leurs réceptions
champêtres. Autres temps, autres préoccupations!
Deux fois par an, cependant, les palais vénitiens sont encore
abandonnés par leurs hôtes aristocratiques, qui s'en vont dans leurs
résidences de terre ferme chercher le calme et le repos. Double
villégiature qui a lieu à époques fixes : l'automne et le printemps;
la saisondes vers à soieet celle desvendanges, comme on dit à Venise.
On revient Tété pour les bains de mer, et grâce à eux, pendant la
chaude saison, le Grand Canal prend une animation singulière.
Chaque jour, en effet, belles dames et patriciens se rendent au
Lido, et le soir, sur les flots des Lagunes, on essaye de trouver un
doux souffle de brise qui vienne tempérer la lourdeur de l'atmo-
sphère.
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS- 403
En hiver, ce sont les réceptions officielles, quelques bals et surtout
l'opéra , qui rappellent des champs cette aimable société de nobles
oisifs et les invitent à reprendre possession de leurs palais de marbre.
A ces hautes distractions spécialement réservées aux classes patri*
ciennes, il nous en faut ajouter quelques autres plus accessibles à la
masse de la population, mais dont l'aristocratie, toutefois, sait bien
réclamer sa part. Je veux parler des plaisirs du carnaval. Quoique
celui-ci ait beaucoup perdu de son antique splendeur, il ne laisse pas
toutefois que de donner à Venise un regain de vie bruyante et de
joyeuse animation. Son entrain cependant ne saurait être com-
paré à cette turbulente cohue qui s'agite dans Rome à la même
époque, et la place Saint-Marc, rendez«vous des masques, a des
allures beaucoup moins tapageuses que celle du Corso*
Le carnaval, du reste, n'a jamais été la fête par excellence du
peuple de Venise. Il ne venait comme importance que longtemps
après la Fiera Franca.
C'était le jour de la bienheureuse ascension, de la Sensa, que
s'ouvrait cette merveilleuse kermesse. Une semaine à l'avance, la
place Saint-Marc était transformée en un vaste bazar où affluaient
des masses d'étrangers venus d'un peu partout. Les magasins, dis-
posés d'une façon régulière et affectant le développement architec-
tural d'un long portique parallèle aux Procuraties, étalaient les ri-
chesses locales. On y trouvait de tout, depuis les étoffes de soie, de
velours et d'or, jusqu'à ces délicieuses dentelles nommées merletli
et qui sont connues chez nous sous le nom de point de Venise ;
depuis les conterie, ces verroteries brillantes dont les gens de Murano
avaient seuls le secret, jusqu'à ces chaînes d'or sans fin, miracle de
finesse, de délicatesse et de longueur. Il y avait aussi une place
réservée aux artistes. Les peintres et les sculpteurs ne dédaignaient
pas d'y apporter leurs œuvres de l'année. On vit à la Fiera Franca
des tableaux du Titien et de Paul Véronèse. Canova y exposa ses
premiers ouvrages, et le groupe de Dédale et Icare figura à la place
d'honneur. Sous ce rapport, la Sensa était le « Salon » de Venise.
Elle en était aussi le u Longchamps » . La place Saint-Marc, pendant
cette joyeuse quinzaine, était en effet le rendez-vous de tout ce que
404 AMSTERDAM ET VlilNISE.
Venise comptait d'élégant. Les merveilleux du temps et les gen-
tildonne y venaient montrer leurs toilettes neuves et considérer les
gigantesques poupées que les couturières « retour de Paris » expo-
saient dans leurs vitrines. Ces poupées étaient mises à la dernière
façon de la cour de France. C'étaient les journaux de mode de ce
temps-là,
Dans les rares occasions qu'elles avaient de se parer, les belles
dames copiaient servilement ces toilettes importées; celles-ci don-
naient le ton jusqu'à l'année suivante, ou, pour parler plus cor-
rectement, jusqu'au mois d'octobre, car à partir de ce moment tout
Venise prenait le masque. Bientôt même on contracta l'habitude de
le porter toute l'année, comme si la vie eût été un carnaval perpé-
tuel. Ce fut le temps où la richesse publique et privée commençait à
décroître rapidement. Se voiler la figure devint en quelque sorte un
moyen de cacher sa misère.
Mais avant cette douloureuse période, tout le temps de la Sensa
et du carnaval était consacré aux réunions joyeuses et aux repas
somptueux. Considérez les tableaux de l'École, les Cène, les Repas
chez Léviy les Noces de Cana, et voyez quel étalage de bonne chère,
d'abondance et de luxe. Ces cuisiniers affairés , ces serviteurs
empressés, ces groupes de musiciens, ces plats chargés de provi-
sions, ces coupes qui s'emplissent, nous disent assez de quelle façon
on entendait la vie en ce temps-là. Écoutez maintenant comment
parlent les poètes. Arétin est à table, il reçoit des perdrix :
tt Aussitôt prises, aussitôt rôties, s'écrie-t-il ; j'ai abandonné mon
hymne en l'honneur des lièvres et je me suis mis à chanter les
louanges de ces oiseaux. Mon compère Titien, caressant de l'œil
ces bêtes savoureuses, a entonné en duo avec moi le Magnificat
que j'avais commencé. »
Après les perdrix , ce sont des becfigues, des melons verts, des
grenades de Smyme, du raisin de Toscane qu' Arétin reçoit de
ses amis. Le vin de Chypre arrose toute cette cuisine, et les joyeux
propos la pimentent. Car Titien n'est pas seul à partager cette vie
de plaisirs. Sansovino, Doni, Dolce, et Nicolo Franco, qui devait
finir au gibet, sont aussi de ces joyeuses parties.
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 407
Ces fêtes gastronomiques donnent la mesure d'une époque. Le
culte des bons morceaux se perpétua du reste dans la république
pendant les époques suivantes, et aussi le culte des gros morceaux.
La splendeur des tables vénitiennes ne consistait point en efFet en
entremets, confitures et desserts ouvragés ; mais rien n'y manquait,
nous dit Freschot, u de toutes les viandes solides qui sont le fonde-
ment des bons repas ». Et, comme confirmation, Barclay nous
montre les patriciens allant eux-mêmes chez le boucher choisir les
morceaux qui sont à leur convenance. Ce dont le joyeux président
de Brosses ne manque pas de se moquer : « Plus la dignité est^
grande, plus la manche est large, ce qui n'est pas inutile pour
mettre la provision de boucherie. » A la Poissonnerie, il en était de
même. Le tableau du Bassan nous le prouve assez; qu'on se sou-
vienne, du reste, des soupirs du malheureux comte Andréa.
Pour arroser cette chère succulente, il fallait boire de grands
coups; aussi la passion da vin est-elle plus répandue à Venise que
dans tout le reste de la Péninsule. Partout ailleurs en Italie, l'ivro-
gnerie est une tache ; à Naples, c'est une honte. En Espagne, au
siècle dernier, le nom d'ivrogne était une injure qui voulait du sang.
Un coup d'épée ne suffisait même pas à laver d'une pareille insulte.
Elle provoquait un coup de couteau. A Venise, rien de pareil, et
messer Pantalon, ce masque joyeux chargé de personnifier l'habi-
tant des Lagunes, ne craint pas de se monti^er en scène avec une
pointe d'ébriété. Il n'y a du reste qu'à voir la façon dont le vin
arrive à Venise pour être édifié sur la consommation qui s'en fait.
On l'amène dans de grands bateaux à ciel ouvert, et qui sont pleins
à déborder. On puise dans ces bateaux avec des baquets ; on rem-
plit des hottes de liquide, et les porteurs s'en vont ainsi à domicile
le transvaser dans les immenses tonneaux qui ornent les cabarets.
Rien de curieux à voir comme ces établissements qu'on décore
du nom de trattorie. Les principaux sont fréquentés par les gon-
doliers et situés dans les environs du Rialto, ou mieux encore dans
le voisinage de la via Garibaldi. C'est en effet dans les alen-
tours de l'Arsenal qu'habitent presque tous les barcarojs. Le
soir, leur présence donne à ce quartier une animation pafticu-
408 AMSTERDAM ET VENISE.
lièfe. Leurs femmes et leurs filles se promènent à travers les
rues, vêtues de baillons pittoresques, avec un châle sur la tête
et des bas troués qui traînent dans des chaussures sans nom.
Pour eux, beaucoup moins galants que leur renommée ne le
comporte, ils s'en vont s'attabler à la Pescaria, à la Bragola
ou à YAntico BastionCy et, sans plus s'occuper du beau sexe, s'amu-
sent à vider des pots. Cette débauche toutefois se fait avec une
tranquillité et un ordre qu'on ne soupçonnerait guère dans un sem-
blable pays. A voir ces grands gaillards étages le long des tables
rustiques, silencieux et somnolents, échangeant à peine entre eux
quelques propos, on les prendrait plutôt pour des marins hollan-
dais éternellement froids et calmes, que pour de joyeux gondoliers
vénitiens.
Parfois, par l'adjonction d'un ou deux musiciens, ou d'une famille
de virtuoses, le cabaret vénitien se trouve changé momentanément
en concert. Mais la transformation dure peu. Elle se renouvelle
même rarement, et il n'y a guère qu'une biraria semi-aristocratique,
la Fiamma d'oro, où l'on entende périodiquement des voix enrouées
et des guitares nasillardes mêler leurs accords au bruit des verres
et aux éclats de rire des servantes.
Souvent même , l'autorité tutélaire prend les devants et invite
le public à s'abstenir de toute musique , témoin cet énorme
cabaret qu'on nomme al Baccaro et où l'on boit le meilleur vin de
tout Venise. Dès qu'on y entre, une énorme pancarte frappe les
regards, et ces mots écrits en lettres immenses sont bien propres à
faire évanouir toute velléité musicale : «« Si prega di non GANT ARE
ESSENDO D'ORDINE SUPEBIORE PROIBITO sotto la pena della
CmUSURA DELL' EZERCIZIO. »
Il suffit du reste d'un coup d'œil jeté dans cet établissement pour
comprendre quelle prudence a dicté cet arrêt salutaire. C'est le
rendez-vous des chiffonniers, des ramoneurs et des industriels sus-
pects de Venise ; de ceux du moins qui se respectent encore ; car
les autres vont chez les marchands d'alcools ou d'absinthe se griser
pour quelques sous.
Dans tous ces cabarets, le bon peuple vénitien^ fidèle aux tradi-
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 4C9
tions, accompagne ses grandes u beuveries » de Fengloutissement
de morceaux énormes. De tout temps, en effet, il préféra la quantité
à la qualité. Pour en être convaincu, il n'y a qu'à le voir étaler sur
les tables graisseuses d'à/ Baccaro ces amas peu ragoûtants de
poisson frit et de polenta dont il semble se délecter. Cette polenta
est une espèce de pâte faite avec de la farine de maïs et qui lui tient
lieu de pain ^ Chaque jour il en absorbe une solide ration. Trofs
fois seulement dans l'année il consent à renoncer à cette nourriture
pesante et indigeste s'il en fiit : à Noël, où il mange le paneton,
sorte de brioche garnie de raisin de Corinthe; à Pâques, où il se
délecte avec la fugasse, brioche sèche et sucrée jaunie avec du
safran: et enfin à la fête de sa paroisse, où il est de tradition de
manger des frittole.
Une sagra sans frittole, en effet, est comme un printemps sans
roses; et bien que ces fritures fadasses aient plus d'odeur que' de
goût, on ne laisse pas que d'en faire à Venise une efiFroyable con-
sommation.
De nos jours cependant ils sont en partie déchus de leur ancienne
splendeur. U n'y a plus guère que le bas peuple qui s'en régale ;
tandis que jadis tout le monde en mangeait; on s'en offrait réci-
proquement, et c'était faire une grande politesse aux religieuses
que de leur en porter à la grille de leur couvent.
L'accès de ces saintes maisons était en effet permis au premier
venu, et pendant tout le carnaval les masques s'y rendaient et don-
naient dans le parloir de joyeuses représentations aux pauvres
recluses. Guardi a consacré plusieurs de ses tableaux à ces repré-
sentations curieuses. Habitudes étranges qui nous scandalisent
* Le pain fut de tout temps si mauvais à Venise que les personnes riches le
faisaient venir de Mestre ou de Fusine. Mais comme l'importation en était
défendue, il était rapporté en contrebande par les gondoliers, qui en faisaient
une sorte de trafic fort lucratif. Les gondoliers des ambassadeurs et ceux des
grands personnages habitant Venise étaient les pourvoyeurs habituels des prin-
cipales maisons. Ils usaient et abusaient pour couvrir leur contrebande de la
livrée de leurs maîtres. Gela donna lieu à de nombreux abus et créa même des
difficultés assez curieuses entre la Sérénissime République et le duc de Mantoue.
Cehiî-ci dut céder et renoncer au privilège de n^avoir point ses gondoles visitées
par les agents du Conseil.
52
410 AMSTERDAM ET VENISE.
aujourd'hui et qui perdent cependant beaucoup de leur inconve-
nance apparente, quand on songe à la triste condition de ces
infortunées !
Ces malheureuses filles n'étaient pas en effet cloîtrées par
conviction. Elles ne prenaient le voile que pour n'être point un
embarras pour leurs familles. C'était l'une des tristes conséquences
de ce droit d'aînesse qui concentrait sur une seule tête tous les privi-
lé{Tes et tous tes biens. Elles étaient les victimes d'un état social
mal équilibré qui leur faisait payer de leur liberté les plaisirs et les
distractions des aînés de la famille. A maintes reprises le pa-
triarche de Venise essaya de mettre un ferme à ces coutumes qui
lui paraissaient désordonnées, mais il dut y renoncer. Chaque fois
les recluses se révoltèrent, et finalement il lui fallut abandonner ses
velléités de réforme.
VII
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS
(suite)
AMSTERDAM
La mnsiqae. — Voix fatiguées et oreilles délicates. — Les concerts. — Félix meritis.
— Son hôteL — Le grand prêtre du lieu. — Pianiste bulgare et chanteuse de concert.
— Le Park, — Autre musique, autre enthousiasme. — Le Palais de Tlndustrie. — La
Cecilia, — De Hoop. — L'opéra en voyage. — Le public des petites places. — Les
musicos du vieux temps. — Les cafés-concerts. — Tiroirs à pipes. — Chanteuses et
public. — Le répertoire. — L'histoire du théâtre hollandais. — Ses débuts* — - Yondel
et Brederoo. — Son développement, les épreuves qu'il traveràe. — Le théâtre de nos
jours. — Condition des artistes. — Les peintres. — Le Trippenhuis. — Morts illustres
et chefs-d'œuvre. — Àrti et amiciiiœ* — Les Societeiten, — L'occupation française active
leur développement. — Les Collégien, — Calme et monotonie. — Les cafés de la Kalver-
slraaU -^ Villégiature et tulipes. — Histoire de six oignons. — Un repas de Cléopâtre. —
Haarlem et BloemendaaI. — La glace. — Patins et traîneaux. — La kermesse sur la
glace. — Repas et festins. — Une ancienne tradition. — La coupe de Nivelle. — Gys-
brecht et Florent V. — Ne quid nimis, — Terburg et le Père Boussingault. — Madame
de Sévigné. — Une entreprise du prince d'Orange. — Un éléphant ivrogne. — > C'est la
faute au climat.
Après avoir parcouru toute la gamme des plaisirs chers à
Venise , il nous faut jeter un coup d*œil sur les amusements et les
distractions qui sont le plus goûtés sur les bords de TÂmstel.
Ici, comme là-bas, le premier qui s'impose à nous, c'est la
' musique. On peut dire en effet que la passion des Amsterdamois
pour ce bel art ne le cède guère à !'« affolement » des Vénitiens;
et ce fait est encore plus remarquable, car les belles voix y sont
peut-être plus rares qu'à Venise.
Par suite de l'inclémence du climat et de l'humidité continuelle
qui détend les cordes vocales, beaucoup de personnes, en effet, ont
l'organe fatigué et un peu rauque. Mais, si le chant est voilé,
412 AMSTERDAM ET VENISE.
l'oreille est douée d'une sensibilité parfaite, et cela suffît pour que
la musique soit aimée avec passion et cultivée avec goût.
Ce goût si prononcé ne se manifeste pas toutefois de la même
façon qu'aux bords des Lagunes; c'est dans d'autres conditions
qu'il aime à se satisfaire. Au lieu de transformer l'opéra en concert,
il le relègue au second plan, et ce sont les concerts proprement dits
qui occupent sans conteste la première place. Concert à Félix
meritis, concert au Parc, concert au Jardin zoologique, concert au
Palais de l'Industrie, concert de la Société de Sainte-Cécile.
Aimez -vous les concerts? on en a mis partout.
Chacun d'eux toutefois a ses époques fixes et son caractère par-
ticulier. Il se distingue des autres par quelque nuance spéciale ,
qui établit entre eux comme une gradation à la fois artistique et
aristocratique que nous sommes tenus d'observer.
Le premier, sous ce double rapport, est incontestablement celui de
Félix meritis. Félix meritis est un cercle ou plutôt une association
à la fois scientifique, artistique et littéraire, comme on en rencontre
beaucoup en Hollande. N'était la Société Tôt nui van V algemeen^
dont le but est plus élevé, l'action plus étendue et les forces plus
grandes, elle serait la première de tout le pays. Mais, si elle n'est
pas la plus puissante, elle est du moins la plus aristocratique, car
ses portes ne sont point ouvertes à tout le monde, et il faut une noto-
riété financière et sociale, c'est-à-dire une certaine fortune et une
certaine notabilité, pour pouvoir être admis dans son sein. Fondé
en 1777, riche dix ans plus tard et en possession d'un véritable palais,
Félix meritis a été, dès son principe, divisé en cinq classes. Le Com-
merce , la Littérature , la Peinture , la Physique et la Musique
Composent les cinq branches des connaissances humaines que cette
puissante Société s'est donné pour but de cultiver, et pour lesquelles
elle a fait édifier des amphithéâtres, une bibliothèque, un observa-
toire, des salles de conférences et de lecture, et une salle de concerts.
Cette dernière est la seule dont nous nous occuperons aujourd'hui.
Elle est spacieuse, gracieusement dessinée en forme de rotonde
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 413
avec une galerie figurant premier étage et soutenue par des colonnes
et des pilastres on ne peut plus corinthiens. La décoration en est
d'une sévère sobriété. Elle aurait même presque l'air d'un joli temple
réformé , n'étaient la couleur rose qui rehausse son architecture
et certain Apollon du Belvédère qui plane au-dessus de l'orchestre.
Mais sa nuance tendre et son dieu rayonnant lui donnent une
AMsTËilÛAM
tlOtel de la Société Félix merith.
petite allure profane, qui contraste avec la nudité de ses murs,
aussi privés d'ornements que l'Apollon lui-même.
C'est dans ce sanctuaire fermé au commun des mortels que, à
jour fixe pendant tout l'hiver, on se réunit pour écouter de savants
concerts. Les hommes sont habillés en politiques, c'est-à-dire qu'ils
ont endossé l'habit noir; les dames sont en toilettes de bal, quel-
ques-unes avec les épaules nues. Mais c'est un régal dont on ne
profite que rarement, car la température du lieu ne leur permet
414 AMSTERDAM ET VENISE.
guère de quitter leur sortie de bal ou de dépouiller leurs fourrures.
La salle en effet est froide de toutes les façons. Il semble que cette
aimable réunion n'ait pas tout à fait le plaisir pour but. Un nuage
de convention et d'extrême réserve plane sur tout le monde. On se
salue de la main, on chuchote, on se parle à voix basse. Chacun
prend sa place comme pour écouter une leçon, bien plus que pour
goûter une joie. Mais tout bruit cesse, le chef d'orchestre vénéré
prend place au pupitre, les instruments s'accordent, l'archet se
dresse, le concert commence.
Dès les premières mesures, on sent qu'on a devant soi une troupe
de musiciens aguerris. Tout marche avec une science, une méthode,
une correction merveilleuses. Les instruments à cordes entonnent
leur chant avec une précision admirable, l'accompagnement ne lui
cède en rien. Mais que le plaisir est de courte durée! L'œuvre qu'on
exécute est une de ces choses obscures, hérissées de difficultés, véri-
table tour de force de génie, problème ardu s'il en fut, transporté
d*un livre de mathématiques dans un album de musique, mais
qui n'a rien à voir avec ces douces mélodies qui bercent nos
rêves et prennent doucement le chemin de nos cœurs. Aussi
remarquez tous ces jolis visages, comme ils sont sévères, presque
tristes. Aucune de ces bouches n'est souriante, aucun de ces
regards n'est ému. On écoute posément, sèchement, cherchant à
comprendre, mais sans que le cœur batte plus vite, sans qu'une
délicieuse rêverie fasse danser, devant les yeux à demi fermés,
tout un monde à la fois enchanteur et enchanté.
Après ce premier morceau en vient un autre, tout aussi savant,
mais tout aussi ardu. C'est quelque symphonie ignorée, quelque
sonate inconnue, chef-d'œuvre de classicisme et de difficultés. Le
grand prêtre du lieu, en effet, n'entend point raillerie sur ce délicat
chapitre. Classique il est et classique on doit être. Peu lui importe
que la profondeur dégénère en obscurité. Il aime mieux qu'on s'en-
nuie scientifiquement que de s'égayer en dehors des règles. Aussi
la plupart de ses opéras sont-ils acceptés par son aimable public
comme autant de petites mortifications. Et bien souvent, en voyant un
gros soupir d'ennui s'échapper de lèvres fraîches et rosées, il nous est
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS, 415
venu à l'esprit de lui appliquer le mot de la folle Zulietta à l'impuissant
Jean Jacques : « ZanettOy lascia la musica e studia la matematica, »
Mais un frisson de plaisir parcourt l'assemblée. C'est quelque
exécutant de mérite, quelque virtuose distingué, quelque soliste
slave , polonais ou bulgare qui vient nous faire admirer son talent.
Vous le connaissez, ce pianiste échevelé à la démarche austère,
au maintien grave, et qui, dans ses yeux rêveurs à l'excès, semble
refléter un monde de pensées et d'insondables mystères. Il se laisse
tomber plutôt qu'il ne s'assied devant le piano fatal. Ses doigts par-
courent le clavier, l'orchestre accompagne en sourdine. Bientôt son
regard inspiré se dirige vers le lustre. Sous sa pression vigoureuse,
un petit air bien doux, bien tendre, bien naïf, qui sent la bergerie
d'une lieue, semble éclore. Il chante doucement comme Talouette
qui salue l'aurore. Puis, tout à coup, le voilà qui change de ton et
d'allures. Le tonnerre gronde, l'orage mugit, la foudre éclate, et le
pauvre petit reçoit la plus effroyable averse qu'on puisse imaginer.
L'orage est le précurseur naturel de la guerre. Au tonnerre succède
la fusillade, et les éclats du canon nous font trembler pour son sort.
Mais, destin inéluctable, la tempête fait place au calme et la paix
succède aux combats, et notre petit air mouillé par l'orage, battu
et rebattu, dénaturé, défiguré, transfiguré par le savant pianiste,
nous revient doucereux et timide comme à l'instant de sa nais-
sance. Un soupir de soulagement nous échappe. Heureux petit air!
liC voilà de retour dans ses tranquilles pénates ! — Non pas ! Le
vaillant pianiste a relevé sa tête puissante, il a rejeté en arrière
son ondoyante chevelure, et ses regards sont remontés vers le
lustre. Tout à coup, le petit air martelé par sa main puissante
devient la chanson de la forge. Le bruit des marteaux en marque
la mesure. Puis accompagnant une danse champêtre, il se trans-
forme en un fandango vertigineux. Tout tourbillonne autour de
lui, jusqu'à ce que, après avoir été allongé, modifié, raccourci,
rabougri, racorni, avoir
Passé du grave au doux, du plaisant au sévère,
il consente à finir comme il avait commencé, c'est-à-dire simplement
416 AMSTERDAM ET VENISE.
et modestement, en petit air comme il faut, éclos dans un cerveau
de {jénie.
Après le pianiste bulgare nous avons la chanteuse de concert,
inévitablement jolie, gracieuse, aimable, l'œil caressant et la bouche
en cœur, presque aussi gênée par son morceau de musique qui ne
lui sert de rien, que par l'énorme bouquet octroyé par l'adminis-
tration. Elle est toujours sûre, à défaut d'autre chose, d'obtenir un
succès de robes, car ses toilettes sont de la bonne faiseuse, et sou-
vent (hélas !) elle remplace par celles de sa couturière les notes qui
manquent à son registre. Puis viennent le violoniste émérite et le
violoncelliste incomparable, tous deux empanachés de la mèche
traditionnelle. La gymnastique tient une grande place dans leur
exécution. Voyez comme ils se plient en deux et tout à coup
se redressent; leurs bras et leurs épaules se livrent aux sou-
bresauts les plus extraordinaires ; ils se contorsionnent à plai-
sir. Il serait vraiment cruel de se montrer froid à l'excès avec
des gens qui se donnent autant de mal. Aussi un petit froufrou
d'applaudissements gantés indique-t-il la haute satisfaction qu'ils
ont fait éprouver à leur auditoire d'élite. Enfin la séance finit comme
elle a commencé, par un morceau bien savant, bien ardu, bien
classique, qui permet à l'aimable assemblée de se séparer sans trop
de regrets. Plus d'une jolie poitrine, en effet, laisse échapper un
soupir de soulagement quand on se lève pour partir; d'autres, plus
patientes, ou craignant de nuire à la bonne opinion musicale qu'on
peut avoir d'elles, prennent simplement l'air satisfait. Songez qu'à
Amsterdam les distractions sont rares et qu'on serait encore bien
privé si l'on n'avait pas celle-là. Écoutez toutefois ce que dit ceflte
foule aristocratique qui s'écoule. Il vous arrivera peut-être d'en-
tendre un : M C'était bien beau » ; mais personne ne prononcera ces
paroles magiques qui contiennent tant de choses : « Mon Dieu , que
nous nous sommes bien amusés ! n
Si les concerts de Félix mentis sont calmes, paisibles et recueillis
comme une cérémonie pieuse, il n'en est pas de même de ceux du
Park. Ici l'enthousiasme ne connaît pas de bornes. I/orchestre est
peut-être un peu moins savant, mais le directeur, le maître de cha-
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS.. 417
pelle, pour me servir de l'expression consacrée, veut avant tout
charmer son auditoire, et il y réussit. Il ne s'agit point pour lui de
professer, il faut émouvoir, et sous son archet défilent sans exclusion
et sans parti pris toutes les pages mélodieuses , qui font naître dans
nos cœurs tant de douces émotions et peuplent nos cerveaux de
u merveilleux prestiges ».
Dès le principe aussi, on voit qu'on a affaire à un public tout
autre, si différent même qu'on ne pourrait supposer qu'il est en
partie formé des mêmes éléments. On se case brayamment, et la
salle, qui est immense, paraît trop petite pour la foule qui l'envahit
tout à coup. Dès que le chef d'orchestre parait au pupitre, il passe
sur l'assemblée un frisson de plaisir, et le silence se fait. Mais après
chaque morceau ce sont des applaudissements, des vivat qui res-
semblent par plus d*un point à la chiamata vénitienne. Rappels et
bravos, rien ne manque. C'est l'enthousiasme le plus vrai qu'on
puisse souhaiter. Je n'en veux pour preuve que lafuria avec laquelle,
à chaque entr'acle, on se précipite sur les glaces, les limonades et
les verres de bière. Il semble qu'on soit dévoré par Un feu intérieur
qu'on ne saurait étancher. Ces concerts ont cependant lieu au milieu
de l'hiver, à l'époque la plus humide et la plus froide de l'année.
Dans la belle saison, en effet, c'est dans un fort beau jardin planté
de grands arbres et peuplé de frais massifs que l'orchestre se
fait entendre. Sous les verts ombrages l'ardeur est peut-être
moins grande, mais cependant les applaudissements ne manquent
guère. Disons, pour justifier ou plutôt pour expliquer cet enthou-
siasme lyrique, qu'élé comme hiver le Park est très-fréquenté
par la société israélite, à laquelle Félix mentis est à peu près
inaccessible. Or la population juive d'Amsterdam est une des plus
musiciennes qui soient en Europe. Nous aurons encore d'autres
occasions de nous en assurer.
L'enthousiasme que nous venons de constater au Park, nous le
retrouvons au Jardin zoologique. Ce jardin, l'un des plus remarqua-
bles et des plus beaux qui soient au monde, appartient à une société
qui, pour être agréable à ses membres, et aussi pour augmenter ses
ressources, donne en été une série de concerts. Artistes et public,
53
418 AMSTERDAM ET VENISE.
l'assistance y est à peu près la même qu'au Park, en y ajoutant
toutefois les fauves étonnés, les pachydermes surpris, les ruminants
pensifs qui prêtent leurs oreilles à ces flots d'harmonie. On dit
assez communément que la musique adoucit les mœurs, et le Musée
d'Amsterdam possède un tableau de Paul Potter qui représente
Orphée en bottes molles, charmant les ours, les licornes et les
léopards. A ce compte -là, les concerts du Jardin zoologique
devraient avoir depuis longtemps civilisé les sauvages habitants
qui peuplent ses charmilles. Il n'en est rien cependant, et souvent,
au milieu d'une phrase douce et langoureuse chantée par les
violons ou gazouillée par le hautbois, on entend tout à coup le
mugissement d'un bison mélophobe ou le rugissement terrible du
lion.
Le Palais de l'industrie donne comme le Park des concerts d'hiver
et des concerts d'été. La musique toutefois y est moins bonne.
L'acoustique de la salle est défectueuse, et le jardin dépourvu de
grands arbres; mais, alternant avec son agréable rival, il ofire
à la population amsterdamoise un but de promenade et un sujet
de distractions. Quelquefois les yeux ont la bonne chance d'être
de la partie. Le Paleis voor VolksvHjt possède en effet un théâtre,
et sur ce théâtre un corps de ballet donne périodiquement de fort
remarquables représentations.
Indépendamment de tes concerts fixes, il en est d'autres qui
n'ont lieu qu'accidentellement, dans des endroits spéciaux, à l'oc-
casion de certaines fêtes ou de certains anniversaires. Entre autres,
nous citerons ceux du cercle dé Hoop, le concert annuel de la Ceci lia,
et enfin une institution qui n'est pas sans analogie avec celle des Scuote
vénitiennes. Je veux parler des chœurs de jeunes filles qui se réu-
nissent pour chanter des oratorios. Ces jeunes beautés ne sont point
comme à Venise de pauvres abandonnées élevées par charité. Elles
appartiennent au contraire aux premières familles du patriciat et
de la bourgeoisie, et, dans les solennités où leur élégant escadron
se produit en public , on ne sait ce qu'on doit le plus admirer ou
des physionomies fraîches et gracieuses qu'on a sous les yeux, ou
de l'excellente musique qui charme les oreilles. Certes, si Jean-
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 419
Jacques était là, il n'aurait point à redouter la désillusion cruelle
qu'il éprouva aux Mendiçanti.
Le cercle de Hoop est un club nautique. Chaque année, ses
membres organisent des courses de canots et des régates qui,
sans avoir la somptuosité des fêtes vénitiennes, sont cependant
fort intéressantes et parfaitement ordonnées. Planté au milieu des
eaux comme une habitation lacustre, un kiosque blanc abrite ces
soirs-là un vaillant orchestre. Parfois aussi, dans le cours de Tété,
les membres de cette utile société se réunissent le soir au bord de
l'Amstel et se régalent chez eux d'assez bonne musique. Le concert
annuel de la Cécilia, lui, a lieu au Grand Théâtre; c'est générale-
ment le 22 novembre, jour de la Sainte-Cécile, qu'on choisit pour
le donner. C'est le plus beau concert qui ait lieu à Amsterdam et
même dans toute la Hollande. Tout ce que les musiciens hollandais
comptent dans leurs rangs de maîtres renommés et d'exécutants
illustres tient à faire, ce jour-là, partie de cet orchestre excep-
tionnel. Le choix des œuvres est sévère, on n'admet que le par-
fait. La science, comme à Félix meritis, y tient grande place;
mais l'exécution est si belle qu'elle emporte tous les suffrages. C'est
une grande fête pour tous ceux qui aiment la musique, et Dieu sait
s'ils sont nombreux à Amsterdam ! Pour s'édifier là-dessus , il n'est
du reste besoin que d'assister à une représentation d'opéra, et de
voir la foule pantelante suivant, dans un ravissement extatique, le
développement musical de l'action qui se passe sous ses yeux.
L'opéra cependant n'a jamais pu s'acclimater sur les bords de
l'Amstel. Pourvue d'un grand et beau théâtre dont l'acoustique
est célèbre en Europe * , aussi peuplée à elle seule que Rotterdam et
la Haye ensemble , c'est cependant à ces deux villes qu'Amsterdam
* Il s'est produit poar le Grand Théâtre un fait analogue à ce qui s'est passé
à Paris pour l'Opéra de la rue LePeletîer. Au siècle dernier, le théâtre d'Am-
slerdam fut anéanti par le feu. On construisit à la hâte une salle provisoire
tout en bois, et c'est bette salle qui dure encore de nos jours et qui est un chef-
d'œuvre d'acoustique. Ces années dernières, ne voulant pas la démolira cause
de ses merveilleuses qualités, on l'a entourée d'un bâtiment en maçonnerie,
dont l'aspect général et la façade sont tout à fait di(]^nes et de la destination du
bâtiment, et de la ville à laquelle il appartient.
420 AMSTERDAM ET VENISE.
est obligée d'avoir recours quand il lui plaît d'entendre les Hugue~
nots, la Muette ou Rienzi. Chaque semaine la Haye lui expédie sa
troupe française, et tous les mois la troupe allemande de Rotterdam
vient donner, elle aussi, une ou deux représentations. On com-
prend d'autant moins cette dépendance volontaire, que chaque
représentation produit des recettes magnifiques et qu'il serait
AMSTERDAM
Le PaUlg de l'induilrii
très-facile d'avoir chez soi ce qu'on se croit oblifjé d'emprunter à
d'autres. Cette persistance est d'aatant plus extraordinaire que,
de l'aveu même des artistes , le public d'Amsterdam a une intuition
musicale bien supérieure à celle de ses deux rivales. Rien n'est
intéressant, en effet, comme une de ces représentations du Stad
Schouburg. La salle est comble depuis le parterre jusqu'au paradis.
Partout des têtes anxieuses et des physionomies émues. La passion
se lit sur tous les visages. En haut, des grappes d'hommes et d'en-
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 421
fants, appuyés aux corniches, accrochés aux coloones, entassés,
pressés, serrés à l'impossible, semblent boire les flots d'harmonie
qui s'échappent de la scène et de l'orchestre.
Il ne faudrait pas qu*un chanteur s'avisât d'écourter son air,
ou que l'orchestre passât quelques mesures. Tous les spectateurs
protesteraient, car ils connaissent leurs opéras sur le bout du doigt,
comme on dit, depuis la première jusqu'à la dernière note. Qu'un
enthousiaste maladroit applaudisse avant la fin d'un air, bien
vite des « chut! » énergiques vont le rappeler à l'ordre. La toile
tombe sur un silence glacial; ce n'est que lorsque l'orchestre a fini sa
ritournelle que les applaudissements éclatent, et avec eux les cris
et les rappels. C'est une véritable furie, la salle tremble sous les
bravos. Ce public altéré de mélodie a voulu tout entendre avant de
témoigner sa joie. Lui escamoter une note, c'est à ses yeux lui voler
un instant de plaisir, plaisir chèrement acheté, du reste, pour
quelques-uns d'entre ces braves gens. A voir les figures patibu-
laires qui descendent des petites places, ces corps en haillons,
sales, à peine vêtus dans les plus grands froids, on se demande
comment ils ont pu, si petite que soit la dépense, trouver l'argent
nécessaire pour payer leur place. Pour cela, plus d'un a porte
son matelas au Mont-de*Piété ou engagé son paletot. Il est difficile,
on le voit, de pousser plus loin l'amour de la musique.
Presque tout ce public des places élevées est fourni par la popu-
lation juive. C'est elle, en effet, qui montre, à l'endroit de l'opéra,
le plus sérieux fanatisme. Il n'est pas de gagne-petit, d'ouvrier
si mal payé, ni de ménage si pauvre, qui n'aille une fois
au moins voir l'opéra chaque hiver. Aussi vous jugez combien
ces braves gens sont fantaisistes d'allures, et pittoresques dans
leur débrailiement. Leur demander de la toilette , il n'y faut point
penser; si seulement, ce jour-là, ils s'avisaient d'être propres !
Bien que fort nombreux relativement au chiffre de la population,
les concerts et les théâtres ne sont pas les seuls lieux où la popu-
lation d'Amsterdam trouve à satisfaire sa verve musicale. A côt('*
de ces deux institutions de fondation ancienne, on a vu s'élever,
il y a quelque vingt ou trente années, un autre genre d'établis-
422 AMSTERDAM ET VENISE.
sements qui, dès le principe, a pris un développement considérable
et s'est vivement incrusté dans les mœurs. — Nous voulons parler
des cafés-concerts. — Somme toute, ces cafés sont une amélio-
ration matérielle et morale , car ils ont pris la place des antiques
musicos qui étaient de véritables repaires de débauche.
Dans les musicos primitifs, en effet, la musique n'était qu*un
prétexte. A peine entré dans leur atmosphère, chargée de miasmes
épais 9 empestée de genièvre et de tabac , pour peu qu'on montrât
quelque argent, on était assailli de toutes parts. Les aventuriers
de la pire espèce, les grecs de profession se réunissaient aux
filles pour vous dépouiller. C'était un assaut terrible livré à vos
écus. Le malheureux qui mettait le pied dans ces bouges était
sûr d'y laisser sa bourse; bien hem^eux encore quand il n'y lais-
sait pas la santé. Lisez Casanova, vous verrez quelle compagnie
on rencontrait dans ces lieux de perdition. Les magistrats, si
sévères sur tant d'autres points, toléraient ces excès comme un
mal nécessaire. Et, en effet, « où les deux Compagnies des Indes
trouveraient-elles des matelots, dit avec une sorte de cynisme un
auteur du siècle dernier, si l'amour du luxe et du plaisir ne
remettait pas en cinq ou six semaines ceux qui ont fait le voyage
dans la même situation où ils étaient avant de l'entreprendre, et
ne les obligeait pas de rentrer à leur service ? n
Aujourd'hui, il existe encore dans Amsterdam quelques-uns de
ces musicos du vieux temps. Mais leur personnel, surveillé de près
par une autorité tutélaire, ne présente ni les mêmes excès ni les
mêmes dangers.
Toutefois laissons aux matelots et aux gens du port ces antres de
« luxe et de plaisir » , comme les appelle Labarre de Beaumarchais,
et visitons la série infiniment plus relevée des véritables cafés-con-
certs. Les plus importants se trouvent dans cette rue bizarre que
nous avons déjà parcourue ensemble et qui s'appelle le Nés. Les
autres sont répartis sur toute la surface de la ville. Il en est même
qui fonctionnent l'été hors des anciens remparts et prennent des
allures tout à fait champêtres. Là, mettez votre paletot, relevez
votre collet, I^ soir, le temps est froid et le brouillard humide. —
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 423
Bien. — Nous voici arrivés. La porte s'ouvre, une bouffée de tabac
et d'alcool mêlée de cris étourdissants vient nous prendre à la gorge
et nous frapper les oreilles. Entrons. — Nous sommes dans la ména-
gerie, étudions le local d'abord et ensuite le personnel.
Il n y a point, à Amsterdam, d'architecture spéciale pour ces sortes
d'établissements. Aucun n'a été construit en vue de sa destination
définitive. Ce sont pour la plupart d'anciens cafés transformés par
leurs propriétaires, dans Fespoir de rattraper, à l'aide d'un peu de
tapage, la clientèle qui désertait la maison. Aussi tous se ressen-
tent-ils de ce vice de naissance, et ne possèdent-ils ni l'élégance ni
le comfort des cafés-concerts de Londres, de Paris, de Vienne, de
Bruxelles, voire de Copenhague et de Rotterdam. Une grande salle
toujours trop basse pour les nuages de fumée qui s'y condensent,
parfois carrée, mais généralement étroite et longue, dont la forme
est parfaitement caractérisée par l'expression hollandaise de tiroir
à pipes; dans le fond une estrade sur laquelle les artistes déploient
leurs grâces; au pied de l'estrade un piano, telle est la mise en
scène.
L'orchestre, vous le voyez, n'est guère compliqué; mais, fait
assez remarquable, à mesure que l'établissement descend d'im-
portance, le nombre des musiciens augmente. C'est d'abord un
violon timide qui mêle son grincement au tapotage du pianiste.
Puis on lui adjoint l'éclatant cornet à piston et ensuite la contre-
basse ronflante. Rarement, bien rarement on va au delà. Il n'est
guère besoin d'ajouter que ces pauvres musiciens ne sont pas
recrutés parmi les talents émérites qu'a produits la grande cité.
Ce sont de pauvres artistes, auxquels il faut, pour un maigre sa-
laire, émettre, sept heures durant, des torrents d'harmonie; ils s'en
consolent avec le glaasbier traditionnel et des cigares du pays
qu'ils ne quittent guère un seul instant.
Le personnel du chant est généralement plus nombreux. Il se
divise en deux classes : les étoiles et les chanteuses ordinaires. Les
étoiles sont filantes. Je veux dire par là qu'elles ne figurent pas sui*
l'estrade, mais apparaissent à certaines heures de la soirée, heures
réglées d'avance et prévues par le programme. Les autres font
424 AMSTERDAM ET VENlSEv
tapisserie sur la scène, étalant des toilettes d'un gotit quelquefois
équivoque et d'une fraîcheur souvent douteuse. Parfois, enfin ^ le
concert est complété par l'apparition de quelque gentleman, qui
vient égayer le public en lui chantant une romance sentimentale ou
quelque chansonnette excentrique.
C'est parmi les jeunes gens appartenant à la banque, à l'industrie
et au commerce, parmi les étudiants, les célibataires âgés et les
sous-officiers de la garnison, que se recrute le public de ces cafés-
concerts. Comme artistes et public sont, la plupart du temps, de
vieilles connaissances, une douce intimité ne tarde pas à s'établir
entre eux. Et cette intimité se traduit, pour la joie et l'édifi-
cation de la galerie, par un doux échange d'observations délicates
et spirituelles, de consommations offertes et de sourires accordés.
Lé répertoire est essentiellement cosmopolite. En cela il est sem-
blable aux chanteuses qui sont recrutées un peu dans tous les pays.
Il y en a de françaises, d'anglaises, d'allemandes, voire de danoises
et de suédoises ; quelques-unes même sont Hollandaises , mais c'est
l'exception. L'amateur de couleur locale le regrette, car les
chansonnettes du cru ont une saveur que ne sauraient présenter
les autres , qui arrivent à Amsterdam ressassées , transformées
et dénaturées par des artistes qui n'en comprennent souvent ni
le sel ni la portée. C'est le répertoire de l'Eldorado et de l'Alcazar
qui alimente l'interprétation française. Les chansons allemandes ne
valent pas mieux que les nôtres, mais elles sont plus facilement
comprises, étant encore plus corsées. Les blonds Germains, en effet,
appellent sans façon les choses par leur nom et pas toujours par le
petit nom. Ces crudités mettent parfois la salle en belle humeur,
et comme c'est le propre de la musique de ces chansonnettes d'être
fortement cadencée, il n'est pas rare de voir le public reprendre en
chœur le refrain, chanté par l'artiste.
Quant aux Anglaises, malgré leurs voix nasillardes et criardes,
elles sont en possession des bonnes grâces du public. C'est
presque toujours parmi elles que se recrutent les étoiles. Elles
doivent ce privilège à leur pantomime très- expressive. Elles ont
en effet une sorte de u diable au corps » qui rachète ce que leur
\ sf
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 427
org[ane a de peu harmonieux, et si leurs vocalises sortent du
nez, elles y mettent tant d'expression qu'on dirait qu'elles viennent
du cœur. Pour l'observateur, le travail de ces pauvres filles a
quelque chose de pénible. Elles sortent d'une excessive placidité
pour se livrer avec une frénésie calcnlée à des contorsions plus
ou moins désordonnées. Puis, leur chanson terminée, elles re-
tombent dans cette morne impassibilité qui ferait croire que,
pendant quelques instants, elles ont été galvanisées par une sorte
d'épilepsie malsaine.
Nous avons dit que le public reprenait souvent en chœur les
refrains des chansons. Ce ne sont pas les seules manifestations
auxquelles il se livre. Parfois son enthousiasme devient si bruyant
que le propriétaire est obligé de lui recommander la modération.
Cette prière se manifeste sous forme d'avis imprimé ou de pancarte ;
et il n'est pas rare de voir se balancer entre les tarifs de consom-
mations un écrite au invitant les agités du lieu à s'abstenir ( autant
que possible) de détériorer le matériel et de frapper les tables avec
leurs cannes.
Tout ce tapage , la tenue plus que fantaisiste des artistes et du
public nous enseignent assez que ces cafés-concerts ne sont pas
fréquentés par la meilleure société d'Amsterdam. Ce n'est qu'acci-
dentellement que les hommes distingués s'y égarent, et les familles
bourgeoises pour rien au monde ne consentiraient à y mettre les
pieds. Elles préfèrent en e£Fet à ces divertissements bruyants les
plaisirs plus calmes que leur offre le théâtre, et encore n'abusent-
elles point de cette dernière distraction.
Ceci nous explique comment, alors que la population d'Am-
sterdam est deux fois plus considérable que celle de Venise, les
théâtres n*y sont guère plus nombreux, et comment, à l'exception
du Grand Théâtre de la ville {Stad Schouburg)^ dont les dimensions
sont inusitées pour la Hollande, aucun ne pourrait supporter la
comparaison avec VApoUo, le Malibran ou le San Samuële.
C'est sur ce Stad Schouburg que les troupes d'opéra de la Haye
et de Rotterdam viennent périodiquement donner leurs représen-
tations. Les autres jours sont consacrés au drame^ à la comédie et
428 AMSTERDAM ET VENISE.
au vaudeville en langue hollandaise; souvent la soirée est terminée
par un divertissement-ballet. Enfin tous les ans, au l*' janvier,
on. représente une des plus vieilles pièces du théâtre hollandais,
Gysbrecht van Àmstel, sorte de drame-épopée, chef-d'œuvre du
grand Vondel, et une espèce de farce appelée Chloris en Roosje.
L'orîgine de cette coutume se perd dans la nuit des temps. Depuis
un siècle au moins, et peut-être depuis deux, il en est ainsi. Chaque
année, on joue trois fois de suite ces deux pièces, et, fait digne de
remarque, la salle est toujours pleine et le public y prend le même
intérêt que si c'était une grande nouveauté. C'est là un bizarre trait
de mœurs en même temps qu'un hommage rendu au plus vaste
génie poétique qu'ait produit la Néerlande.
Tous les autres théâtres d'Amsterdam, à l'exception d'un seul,
exploitent également, et avec des fortunes diverses, le répertoire
hollandais. Le théâtre Van Lier, le seul qui fasse exception à cette
règle générale, abrite ordinairement les troupes étrangères. Il est
situé dans l'Amstelstraat ; c'est là que les comédiens français
donnent leurs représentations, alternant le plus souvent (éclec-
tisme, voilà bien de tes coups!) avec leurs confrères venus d'Alle-
magne. L'été, la salle se ferme; le personnel prend la clef des
champs, et va se réfugier hors la ville dans un théâtre qui ressemble
par plus d'un point à un vaste café-concert.
En disant que les autres théâtres cultivaient le répertoire hollan-
dais, nous ayons entendu dire simplement que les pièces y sont
jouées en langue hollandaise ; car si la Hollande a possédé jadis
une littérature dramatique à elle, cet heureux temps a malheureu-
sement disparu. L'origine du théâtre hollandais est cependant fort
ancienne. Elle se perd dans la nuit des Mystères. Ceux-ci régnèrent
en maîtres pendant deux siècles sur l'Allemagne, une grande partie
de la France et sur les Flandres bourguignonnes. Dès le treizième
siècle, la Hollande les vit apparaître dans ses campagnes, où, pen-
dant près de cent ans , ils furent les seules manifestations drama-
tiques connues. Mais, avec le siècle suivant, le cadre s'élargit M^s
' 11 existe à la bibliothèque de Bourgogne à Bruxelles cinq comédies ou
draines du quatorzième siècle suivis d'autant de forces. -^ Les (jurandes pièces sont
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 429
représentations perdirent leur caractère exclusivement sacré ; les
drames et les comédies apparurent à leur tour, presque toujours
suivis d'une farce chargée de tenir le public en joyeuse humeur.
Toutefois ce ne fut qu'après qu'une sublime révolution, eu créant
l'indépendance des Provinces^Unies, eut permis au génie national
de prendre soti complet essor, que le théâtre hollandais fut vérita-
blement fondé.
C'est à Vondel que revient la gloire de cette noble et belle tâche
si magnifiquement accomplie. C'est lui qui, dans une série de chefs-
d'œuvre, posa les bases de l'art dramatique néerlandais et qui, en
même temps, aida la langue nationale à dépouiller les langes qui
l'embarrassaient, et à revêtir sa forme définitive. Son rôle est aussi
grand dans l'histoire du théâtre hollandais que celui de Corneille
dans l'histoire du nôtre, et, fait remarquable, l'éclosion de
ces nobles génies fut pour ainsi dire simultanée. Au moment où
Vondel terminait son Gysbrecht van Àmstel^ le grand Corneille
faisait représenter le Cid. Et le premier chef-d'œuvre du théâtre
français ne précéda que d'une année le plus beau drame lyrique
que possède la Hollande.
Combien il y a loin de ces origines magnifiques aux commence-
ments si bouffons du théâtre vénitien ! Et cependant, en cherchant
bien, nous découvririons certainement aussi une Commedia delC arte^
éclose sur les bords de l'Amstel. On la rencontre en effet, cette
comédie à canevas, â l'origine de tous les théâtres. Chez nous, elle
existe avec Turlupin, Cauthier-Garguille, Guillot-Gorju, Jodelet,
Tabarin et Mondor. Nous la retrouvons â la cour d'Autriche avec
Leinhaus, Kurz, Brenner, Gottlieb, la Nutin, la Elizonin et la
intitulées Abele Spelen; les forces portent le Dom de Sottemien. -^Les princi-
^\e» sont Esmorée y Lancetot, Gloriant, les Truands 9 Rublen, etc. M. Serrure
et le professeur Jonckbloet, se fondant sur l'âge de l'écriture, placent la compo-
sition de ces pièces entre 1280 et 1320. M. Yilder, qui a publié sur elles un
excellent travail dans la Revue contemporaine , et M. À. Royer, dont la
compétence en ces matières était si grande, se fondant sur l'analogie, les attri-
buent au quatorzième siècle.
Indépendamment de ces comédies, drames et sotties, on possède quelques
échantillons de mystères écrits en hollandais, qui prouvent queTart dramatique
religieux avait aussi à cette époque cours en Néerlande.
430 AMSTERDAM ET VENISE.
Schwagerin. Eu Hollande, elle nous apparaît avec une bande de
joyeux compères qui, depuis Brederoo jusqu'à Tetje-roen, se char-
gent de dilater la rate de leurs concitoyens.
Malgré cette double paternité à la fois auguste et joyeuse, il s'en
faut cependant de beaucoup que le théâtre hollandais n'ait compté
que des jours heureux. C'est qu'il avait dans le pays un adversaire
redoutable, l'intolérance orthodoxe, qui, voyant en lui une cause de
perdition, le transformait en bouc émissaire coupable de tous les
péchés du siècle. Du haut de la chaire, les pasteurs flétrissaient ses
innocentes distractions, et, pour apaiser leur courroux,* l'art dra-
matique fut rais en charte privée; le théâtre fut transformé en
bureau de bienfaisance ; les recettes servirent à soulager les mal-
heureux et à l'entretien des fondations charitables. Ce n'est qu'à
ce prix que les pauvres acteurs parvinrent à se faire tolérer.
Encore ne faudrait-il pas croire que leurs destinées fussent bien
solidement assises. En 1733, les tarets s'étant mis à ronger les
pilotis sur lesquels reposent les digues, la Hollande se crut à la veille
d'un épouvantable cataclysme. Elle se vit menacée d'un englou-
tissement général. Cette invasion d'insectes lui apparut comme un
fléau envoyé par le ciel, et, pour désarmer la colère divine, on ne
trouva point de meilleur moyen que d'abolir les spectacles.
Le danger conjuré, la tendeur passée, les spectacles repamrent,
mais dans des conditions si précaires qu'ils ne pouvaient briller
d'un bien vif éclat. Tout d'abord des théâtres dissidents furent créés.
fiCs juifs, qui vivaient séparés du reste de la nation, qui se secou-
raient entre eux, qui avaient leurs hôpitaux particuliers, leurs orphe-
linats spéciaux, refusèrent de porter leur tribut aux acteurs de la
ville. Ils réclamèrent et obtinrent de fonder un théâtre israélite, et
bientôt ils en édifièrent deux, un pour les juifs allemands et l'autre
pour les juifs portugais.
Pendant ce temps, la troupe du Grand Théâtre achevait de se
désorganiser; les artistes, mal vus des autorités, mal rétribués, s'eo
allaient, dès qu'ils avaient quelque talent, chercher dans les Flandres
une condition meilleure. Seuls les comédiens sans valeur demeu-
raient à leur poste, végétant comme ils pouvaient et forcés, pour
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 431
ne pas mourir de faim, d'avoir, comme on dit, deux cordes à leur
arç. Les auteurs du siècle dernier sont pleins, sur ce sujet, de révé-
lations curieuses : u L*un est un perraquier qui, venant de tresser
des cheveux, monte sur le théâtre sous le nom d'Agamemnon ou de
César, et y parle aux Grecs et aux Romains du même air qu'il par-
lait un instant auparavant à ses garçons. L'autre est un tailleur qui,
à peine descendu de son établi, monte sur la scène et y représente
Ulysse ou Agrippa avec cette dignité que vous pouvez imaginer.
IjC troisième est cordonnier. . . Les actrices sont de la même espèce
que les acteurs : c'est la fille du tailleur qui représente Ipbigénie^
c'est une couturière qui est Clytemnestre. »>
Que faire avec un semblable personnel? Le théâtre courait à sa
perte. En vain quelques grands esprits s'efForcèrent-ils de conjurer
cette ruine imminente. Des génies de l'ampleur d'Onozwier Van
Haren ne purent empêcher sa chute. C'est à peine s'ils parvinrent
à la retarder.
Peu à peu les écrivains néerlandais renoncèrent à la scène. De
leur côté, les directeurs, dans l'impossibilité où ils étaient de payer
des droits d'auteur, préférèrent s'emparer des œuvres étrangères
et les faire traduire par quelque pauvre commis, que de rien
demander aux littérateurs de leur pays. Et c'est ainsi que s'étiola
le théâtre néerlandais, dont les brillants débuts semblaient pro-
mettre au monde une existence si glorieuse.
A la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, il y eut
toutefois une sorte de renaissance dramatique. De glorieux artistes,
Jan Punt, Spatsier, Samuel Cruys, Dirk Sarde t, le célèbre Andries
Snoek, madame Wouters-Sardet, Anna Van Marie, Wattier, don-
nèrent une vie nouvelle à ce pauvre moribond, et l'élan qu'ils impri-
mèrent au théâtre hollandais se continue encore de nos jours. La con-
dition des acteurs, du reste, s'est améliorée ; ils ont en partie reconquis
la part de considération à laquelle ils ont droit ; mais la littéra-
ture est demeurée dans le même état précaire. Ija propriété litté-
raire dramatique est regardée comme étant de si peu d'importance
qu'elle n'est pas même reconnue par la loi hollandaise; et le
théâtre vit pour les cinq sixièmes de traductions. C'est la France
432 AMSTERDAM ET VENISE.
qui, naturellement, fournit le plus gros contingent. Vondel,
détournez vos regards, Dumas fils et Sardou occupent aujourd'hui
votre place !
Si de tout temps Amsterdam a peu fait pour sa littérature, elle
s'est montrée mieux inspirée à l'égard de ses peintres, .le ne veux
parler toutefois que de ces années dernières. En remontant le cours
des siècles, il serait facile, en effet, de rencontrer bien des groi
péchés qui chargent lourdement la conscience de la puissante cité.
Plus d'un homme de génie mort dans la misère, de grands talents
découragés, l'art dédaigné et les artistes tenus à l'écart par une
bourgeoisie orgueilleuse et injuste; tel est le spectacle qui, daus
plus d'un cas, s'offrirait à nos yeux. Mais de nos jours, fort heu-
reusement, tout cela a changé, et, si l'on semble avoir en partie
hérité de l'antique indifFérence à Tégard des vieux maîtres, en re-
vanche, les peintres contemporains n'ont aucun droit de se phiindre*
Il est en effet peu de contrastes plus frappants que celui que pré-
sente le Trippenhuis comparé à Jrti et amicitiœ. Le Trippenhuis,
ce grand musée d'Amsterdam, l'asile des morts, et quels morts !
Rembrandt, Fraus Hais, Van der Helst, Ruisdael, Ostade, .lan
Steen, Hobbema et vingt autres illustres, tous représentés par
d'introuvables chefs-d'œuvre; ce superbe panthéon de l'art hollan-
dais, nous avons vu, dans nos promenades sur les quais d'Am-
sterdam, dans quel état on le laisse. N'évoquons pas de nouveau ce
douloureux spectacle. Espérons plutôt qu'avant peu la grande ville
comprendra la responsabilité qu'elle encourt vis-à-vis de la posté-
rité en prenant si peu de soin de pages immortelles qui constituent
un des plus beaux fleurons de sa couronne civique. Mais autant le
Trippenhuis est sombre et triste, autant Jrti et amicitiœ, que vous
connaissez déjà, possède une agréable figure.
Ce ne sont que festons, ce ?ie sont qu* astragales.
Tout y respire l'aisance, la gaieté, le bien-être, ^rti, vous le
savez, est un cercle artistique qui certes pourrait servir de modèle
à beaucoup d'autres associations. Espèce de société de secours
mutuels, il s'est donné pour mission de réunir dans un seul groupe
i
Pr.AISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 435
la grande majorité des artistes néerlandais, de leur venir en aide,
de les aider dans le besoin, de faire à leurs veuves et à leurs orphe*
lins des pensions viagères et enfin d'établir entre le producteur et
Tacbeteur, c'est-à^ire entre Tamateur et Tartiste, des relations
qui facilitent les transactions, et permettent à celui-ci de se passer
d'intermédiaire.
Le but était noble et vaste, les intentions des fondateurs géné-
reuses et droites. Le résultat a été atteint et les espérances dépas-
sées. Aujom*d'hui l'association est riche. Elle possède un beau
cercle avec de superbes salons d'exposition. Ces salons s'ouvrent
périodiquement au public et lui montrent les travaux exécutés par
les membres de la société ; et , pour exciter la curiosité, pour
stimuler le public, on fait alterner avec ces expositions modernes
des expositions rétrospectives d'oeuvres d'art qui ont ce mérite
d'initier les amateurs et les artistes aux richesses que possèdent
encore aujourd'hui les grandes familles de la Hollande '. C'est, on
le voit, habilement mêler l'agréable à l'utile, j^rti et amicitiœ n'est
pas, du reste, la seule société de ce genre qui soit à Amsterdam.
Cette grande ville, dont les habitants paraissent au premier
abord si froids et si réservés, est en effet le pays de l'initiative
privée. Chez nous on compte sur les autres, ici l'on commence par
compter sur soi-même. C'est ce qui explique le nombre vraiment
formidable d'associations qui couvrent la Néerlande comme un
bienfaisant réseau.
Tous les établissements utiles, intéressants ou simplement agréa-
bles sont entre les mains de sociétés, qui les gèrent en bons pères
de famille et les soutiennent de leurs cotisations. Ce principe
s'étend même aux distractions et aux plaisirs. Aussi n'est-il point
de Hollandais respectable et à son aise qui ne fasse partie de trois
ou quatre au moins de ces Societeiten. Parmi celles-ci^ le plus
grand nombre sont consacrées à la lecture des journaux, aux eau-
' Voir deux ouvrages publiés par nous et relatif^ à ces expositions : les Mer-
veilles de tari hollnndais, la Haye, D. À. Thieme, 1872, et les Objets dtart
et de curiosité tirés des grandes collections hollandaises, Haarleni, chez
Schalekamp, 1873.
436 AMSTERDAM ET VENISE.
séries et aux parties de billard ou de cartes. Ce sont des lieux de
réunion assez semblables à nos cercles et qui ne sont pas sans ana-
logie avec les anciens Casini vénitiens.
Mais, fait excessivement remarquable, Foccupation étrangère,
qui mit fin à Texistence si animée des Casini, favorisa, au contraire,
sur le territoire hollandais et notamment à Amsterdam, la for-
mation des Societeiten, Cette anomalie apparente s'explique du
resté facilement. liCS Autrichiens, pénétrant en Vénétié, y appor-
taient les principes surannés des vieilles monarchies. Avec eux
s'implantèrent dans les Lagunes les exigences tracassièrés et
oppressives d'un régime de bon plaisir. Le pouvoir royal, toujours
jaloux de ses prérogatives, inquiet au moindre bruit, Comprima
sous sa main de fer ce qui restait d'énergie, brida l'initiative
privée et, confondant tout progrès avec la révolution, s'efforça
d'énerver les âmes et de briser celles qu'il ne pouvait énerver*
1/entrée des troupes françaises en Hollande fut au contraire
saluée comme un signal de délivrance. Avec elles les idées nou-
velles pénétrèrent dans les provinces et l'enthousiasme dans
les coeurs. Un souffle de raison et de liberté, parti des fron-*
tières de la France, balaya les préjugés étroits d'une oligarchie
intolérante, en même temps que les prétentions naissantes d'un
Stathouder visant au pouvoir absolu. Une fois de plus la Hollande
rajeunie dut à l'impulsion française de se retrouver en possession
d'elle-même. Car c'est la destinée de notre pays, si difficilement
libre sur son propre sol, de propager au delà de ses frontières
l'indépendance, le progrès et la liberté.
La révolution en effet fut accueillie en Hollande comme une
rénovation, comme une ère nouvelle. On l'acclama comme deux
cents ans plus tôt on avait acclamé le calvinisme, cette autre impor-
tation française; comme cinquante ans plus tard, en 1848^ on salua
ce souffle renaissant de l'esprit public qui devait, en passant sur la
Néerlande, y féconder une fois encore les sentiments patriotiques
et fonder, pour la troisième fois, la liberté batave.
11 n'est donc pas surprenant que les Societeiten, qui avaient com-
mencé à se généraliser dans la période si troublée qui signale la
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. «7
fin du siècle dernier, aient pris nn nouvel élan pendant Toccupation
française. Félix meritis fut fondée en 1777 et n'entra que dix ans
plus tard en possession de l'immeuble qu'elle occupe aujourd'hui.
Toi nui van t'algemeen, l'association la plus noble à la fois et la
plus utile qu'on puisse rencontrer, date de 1784. Doctrinâ et
Amicitiâ, inaugurée en 1788 par un groupe de patriotes, sup-
primée quelques années plus tard à cause de ses allures indépen-
dantes, ne prit son complet essor qu'en 1802. I^e Leesmuseum date
de 1800 et la Zeemanshoop de vingt ans plus tard.
Je ne cite que celles-là, mais combien d'autres sociétés virent le
jour à cette époque ! Car, à côté de ces clubs ayant pour but les
réunions aimables ou les intérêts artistiques, et qui se sont perpé-
tués jusqu'à nous, quantité d'autres associations, n'ayant que la
politique pour mobile, ont disparu sans laisser aucune trace de
leur existence éphémère'.
En même temps que ces clubs de patriotes , disparaissait
également un autre genre d'association : les Collégien. C'étaient
des sociétés hors la ville, possédant généralement des terrasses,
un jardin, de vastes salles, et dans lesquelles les femmes étaient
admises. Pendant que les pères et les maris jouaient aux quilles,
au billard, à la crosse, cette antique distraction des vieux Néer-
landais, les dames faisaient le thé et causaient des nouveautés du
jour. « Je doute fort qu'une société d'où la femme est exclue
puisse avoir vraiment quelque charme », a dit l'un des plus fins
esprits qu'ait produits la Hollande. 11 faut croire qu'Érasme se
trompait, car voilà près de cinquante ans que les Collégien ont
* La députation hollandaise qui se présenta le 21 décembre 1792 au club des
Jacobins, à Paris, constatait, dans son rapport, le développement subit de ces
associations, u Déjà, disait ce rapport, dans un grand nombre de nos vilies,
se sont formées des sociétés qui fraternisent avec vous en principes. Amsterdam,
Leyde, Dort, Haarlem, Uirtcbt...^ cachent dans leur sein des milliers de jaco-
bins. L^hymne de la liberté, le chant des Marseillais retentit dans nos maisons :
nos femmes, nos enfants, nos vieillards, tous le répètent, et l'ardente sans-
culottcrie prend insensiblement la place de cette apathie i(jnoble qui ne
laissait jadis au froid habitant de la Hollande d'autre activité que celle de
l'axgeat et du gain, n Curieux échantillon de la littérature du temps.
438 AMSTERDAM ET VENISE.
cessé d*étre, et les Societeiten néerlandaises n*ont pas périclité, loin
de là!
En inaugurant cet exclusivisme peu galant, les cercles hollan-
dais, il faut le reconnaître, ont perdu une pat*tie de leur impréva
et de leur animation joyeuse. Aujourd'hui le calme y règne en
maître. En temps ordinaire, on n'y entend guère, en effet, qu'un
murmure de bon ton qui ne serait pas déplacé dans un salon du
meilleur monde. On lit un peu, on boit beaucoup, on fiime sur*
tout, on joue et Tou cause, mais sans cris, sans éclats de voix, sans
gestes brusques, sans mouvements heurtés: En fait de sociéiés
bruyantes et remuantes, on ne pourrait gcrère citer que les clubs
d'étudiants ou d*ofHciers, et encore n'en extste^t*il point deux qui
soient vraiment tapageurs.
On comprend qu'avec le nombre de eerolets qui existent à
Amsterdam, et la facilité qu'on a d'en créer de nouveaux, les cafës
soient singulièrement délaissés. Seuls les cafés de la Kalverslraai
font exception à cette règle générale. Ils > constituent en quelque
sorte une espèce de terrain neutre où, avant et après la bourse, les
négociants de Zaandam, de Koog et de Voormerveer «e ren«
contrent avec leurs confrères d'Amsterdam.'
liC soir, ces cafés prennent un aspect tout spécial. Ualonget épais
rideau vert les divise en deux parties^ Celle qui avoisine la devan-
ture est plongée dans une obscurité profonde pendant que le reste
étincelle de lumières. De cette façon, les gens qui passent dans
la rue ne peuvent voir ceux qui se trouvent dans le ca£é, et les
consommateurs assis dans la partie obscure regardent défiler,
comme à travers une lanterne magique, les passants vivement
éclairés par les lumières extérieures. Boûre tranquillement, ftuner
doucement et voir sans être vu , c'est juste le contraire de ce qui
se passe daus nos cafés parisiens.
C'est surtout en hiver que les cafés de la Kalverstraai sont le
plus fréquentés. En été, la chaleur suffocante, les émanations qui
s'échappent des canaux et le manque d'air dans les rues relati-
vement étroites, tout engage la population à aller chercher la
fraîcheur an bord de l'Amstel ou sur les rives de L'Y, Pendant
PLAISIRS, AMUSEMENTS Et DISTRACTIONS. i39
toate là belle saison, du reste, un grand nombre d^habitants
désertent la ville et se livrent aux plaisirs de la villégiature. Tbu^
les environs d'Amsterdam regorgent de jolies maisons de cam-
pagne. Autrefois c'étaient Zaandam, Muiden, Haarlcm et Rloe-
mendaal qui se partageaient la préférence des riches Amsterdamois.
Partout, dans ces charmantes campagnes, ou voyait s'élever de
ravissants cottages, peints, cirés, vernis, entretenus avec amour,
entourés de jardins peignés, tondus, taillés avec une méthodique
régularité. Chacun d'eux avait un nom particulier, Joyeux Repos j/^
SansrSouci, Vue sur la campagne^ appellations bizarres qui auraient
pu composer tout un dictionnaire ^ et dont le spirituel Hildebrand
se moqiie si joyeusement dans sa Caméra obscura. C'est là qu'où,
se livrait à cette douce folie de la culture des tulipes. Délassement
d'abord, spéculation ensuite, et finalement une de$ aberrations les
plus curieuses qui puissent troubler le cerveau humain.
Que d'histoires amusantes ne. nous ont-elles pas valu, ces tulipes
fantastiques! Une îles plqs drôles est certainement celle de ce
quartier-maître qui, mandé chez son armateur et l'attendant dans
son comptoir, avise quelques oignoos placés sur un bureau, tire uu
morceau de pain et se met à les croquer en guise de passe-temps.
Quand l'armateur rentra, six oignons avaient déjà disparu de la
sorte. I>ans le nombre se trouvaient un Amiral d'Enkhuisen, tin
Semper augustus et un Fice^Roi des Indes, en tout pour vingt mille
florins. Vrai repas de Cléopâtre !
Aujourd'hui les environs de Haarlem sont encore au printemps
tout fleuris de jacinthes et de tulipes. Elles diaprent les jardins
de leurs mille couleurs. On dirait un mer\ cilleux tapis de velours
étendu sur ces riches campagnes. Mais , malgré leur éternel éclat ,
elles ont perdu à la fois et leur prix excessif et leurs invincibles
attraits. Non-seulement on ne voit plus de hardis spéculateurs offrii^
dés oignons les plus rares des sommes fantastiques, mais leur ma-
gnifique floraison n'a même pas été capable de retenir les bour<-
geois échappés de la grande Amsterdam. Malgré les tulipes, malgré
le voisinage des dunes et de la mer, malgré les grands bois qui les
entourent de leurs masses verdoyantes, Haarlem et Bloemendaat
4iO AMSTERDAM ET VENISE.
ne sont plus aujourd'hui les retraites préférées des riches Amster-
damois. Quant à Zaandam et. à Muiden, c^est à peine s*il en est
question.
Depuis l'introduction des chemins de fer, l'activité de la villé-
giature s'est portée plus loin. Aujourd'hui elle s'étend jusqu'à
Naardeen, Soest, Zeist, et même jusqu'à Amhem. Partout, dans ces
jolis pays, les maisons de campagne, les villas, les cottages sortent
de terre comme par enchantement, et du côté de Soestdijk et de
Hilversum , la fantaisie hollandaise élève des habitations chinoises
et japonaises, qui sont le digne pendant des fantastiques maison-
uettes du Zaandam du vieux temps.
Toutefois ces distractions-là sont excessivement coûteuses. Seules
les familles patriciennes, ou encore les banquiers et les négociants,
peuvent se les offrir. La petite bourgeoisie se contente de quelques
longues courses faites le dimanche hors la ville, dans d'énormes
voitures où Ton s'entasse d'une effroyable façon. Quant au bon
peuple, il professe pour sa chère Amsterdam une affection si
tendre, qu'il regarde presque comme un sacrilège de s'en éloi-
gner et même de franchir ses anciens remparts. On compte à
Amsterdam des milliers de familles qui n'ont jamais travei*sé le
Buitensinget, et ne connaissent les rives de l'Amstel que vues du
Hoogesluis. £t le nombre de ces habitants sédentaires serait
encore plus grand sans une passion nationale à laquelle le
Hollandais ne sait pas résister. Je veux parler du patin. *
Nul de nous ne connaîtra jamais tout ce qu'il y a de désirs, d'émo-
tions et de joies renfermés dans ces cinq lettres. Elles évoquent tout
un monde de plaisirs que nous pouvons à peine entrevoir. Quand les
frimas sont venus, quand l'Amstel s'est couvert d'un manteau de
glace, lorsque l'Y est gelé, alors on voit accourir toute la ville,
jeunes et vieux, hommes et femmes, garçons et filles. Répudiant
sa gravité de commande, chacun chausse le patin et s*élance sur
la plaine glacée. Bientôt les groupes se forment,. de longues bandes
de patineurs s'avancent en se tenant par la main. Puis ce sont des
enfants qui composent une interminable file, ou des fiancés discrets
qui, les bras enlacés et les regards confondus, ébauchent sur la glace
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 44â
■
la promenade solennelle que plus tard ils doivent faire dans la vie.
Mais place ! les joyeux grelots retentissent. Voilà les traîneaux en
cou de cygne ou en forme de dragon qui s'avancent, tires par une
belle jument noire toute couverte de rouges pompons et de son-
nettes dorées ; à leur suite apparaît le gentil traîneau à mains,
Xijsleede, joli fauteuil fermé, doublé, ouaté, sculpté sur toutes
ses faces, où s*enferme une charmante frileuse encapuchonnée dans
la fourrure , et la foule des patineurs les entoure , les devance ou
les suit.
Si la glace tient quelques jours, les boutiques se dressent et les
feux s'allument. Il faut bien, en effet, réchauffer le dehors et
le dedans. Le vin tiédit sur son stoofet le cognac au coin du feu.
Bientôt les fabricants de gaufres s'installent, et voilà une kermesse
organisée. La kermesse sur la glace! plaisir d'autant plus piquant
qu'on n'osait point y compter, réjouissance d'autant plus goûtée
qu'elle était tout à fait imprévue. Elle arrive parfois sans qu'on
Tattende et part de même; l'incertitude qui plane sur sa durée
ajoute un charme de plus à tous les plaisirs qu'elle apporte.
Pour être attendue à jour fixe, l'autre kermesse n'en était pas
moins appréciée, elle non plus. Nous avons vu plus haut quel curieux
vertige s'emparait alors de la population tout entière. Même dans
la plus haute société, on ressentait les atteintes de cette épidémie
joyeuse, et ceux qu'un excès de dignité rendait assez forts pour
résister à l'entraînement général ne se dispensaient guère de se
livrer pendant ces jours de fête aux plaisirs de la table. C'était du
reste se conformer sagement aux antiques coutumes.
Si nous en croyons les vieux chroniqueurs, Pierius Vinsemius,
Hancomius et les autres, c'est en effet à l'aide de festins et de
banquets qu'Adel, deuxième roi de Frise, parvint à civiliser
et à rendre sociables ses barbares sujets. Nouveau Bacchus, il
devina que le meilleur moyen d'adoucir les cœurs était d'emplir
les estomacs. La coutume était bonne, elle se répandit en Hollande,
et, le temps aidant, y revêtit un caractère sacré. Quand le christia-
nisme pénétra dans ces rudes contrées, il dut se plier à ces usages
devenus respectables* Baptêmes, mariages et décès furent Toc-
444 AMSTERDAM ET VENISE.
casioD de fraternelles agapes i Chaque enterrement fut 3uivi
d*un banquet où Ton porta la santé du mort, imitant en cela les
dominicains espagnols, qui, dans de pareilles occasions, criaient
bravement : « Fiva el mueriol » De nos jours encore, dans certains
quartiers, Yaanspreker a soin de terminer sa funèbre harangue par
ces mots sacramentels: « Sans visite {zonder bezoek) avant, ni
après n , ce qui signifie sans repas, sans festins.
Fia kermesse elle-même fut dans le principe une fête religieuse;
Son nom Tindique assez '• et, pendant plus de cinq siècles, boire d'un
seul trait un pot bien rempli à la santé de saint Martin de Tours,
patron de la cathédrale et du diocèse d'Utrecht, passa pour une
œuvre pie. Les bourgeois et les vilains considéraient cet acte de
« haulte beuverie n comme une confession de foi chrétienne. Les
seigneurs, eux, buvaient à sainte Gertrude. Boire à sint Geerte
minne était uu toast solennel. Les comtes et les nobles de Hollande
n'en connaissaient point de plus sacré. Le vase qu'on vidait à cetic
occasion s'appelait la coupe de Nivelle, Schaal van Nivelle^ \ la
présentera quelqu'un, c'était l'assurer de l'amitié l:i plus constaiïte
et la plus tendre. Florent V porta cette santé à Gijsbrecht van
Amstel, qui devait bientôt lui ôter la vie. Après avoir vidé la coupe
d*un trait, il la lui présenta remplie de nouveau en lui disant:
« Bois, Gijsbrecht, bois lo cœur de Florent avec ce vin. Aussi bien
ce cœur est-il entièrement à toi. » Gijsbrecht vida la coupe à son
tour, et cette action lui aliéna plus lard l'esprit d'un grand nombre
d'amis, qui sans cela eussent partagé son courroux, et se fussent
«lUiés à sa cause.
Certes d'aussi respectables origines peuvent expliquer et excuser
bien d'autres coutumes que celles-là. Aimer le vin et la bonne
chère est, du reste , un agréable péché, commun à plus d'un peuple.
* Kermisy Kerk mis; messe de l'église.
* C'est avec un vérilable étonnemcnt qu'en visitant le Danemark et la Suède,
j'ai constaté que cette curieuse coutume s'y était conservée intacte. 11 est encore
d'usage dans ces pays de ne jamais porter le verre à ses lèvres sans saluer son
hôte ou sl'S convives et dire Skâl. Ce monosyllabe (qui s'écrit en danois skaai ci
se prononce dans les deux langues de la même façon skôi) n'est bien certai-
nement rien autre chose que le schaal du vieux hollandais.
* PLAISIRS. AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. 4*5
Mais le difficile en ces matières est de De pas tomber dans l'excès.
C'estlàsurtoutqaelehcfjrtd'rfnim/sdeTérence se trouve à sa place;
or, pourquoi ne pas le dire? en Hollande, dans les basses classes, on
tombe quelquefois dans l'excès. Le mal, d'ailleurs, ne date pas d'hier.
La ('«inino i]u
AMSTERDAM
ne Jort pai, tableau da Tei'l>ur§.
« Presque tous sont adoaoés à trop boire; en quoi Us prennent un
sinj^ulier plaisir », disait déjà Guicciardini en plein seizième siècle.
Et le malin Florentin ajoutait avec (inesse que u si le vin ne se récolte
pas en ce pays, il y en a cependant plus et l'on en boit encore
davantage que dans les pays où il se récolte, tant est grand le
nombre des buveurs hollandais-. Il n'était pas le premier à
446 ' AMSTERDAM ET VENISE. ' '
fo minier ce reproche. Tacite, bien des siècles avant lui, avait fait
la même remarque et, moins galant que Guîcciardini, avait géné-
ralisé son observation. Aujourd'hui, pour les femmes tout au moins,
ce reproche n'a plus sa raison d'être. Mais il y a deux siècles,
paraît-il, il n'en était pas tout à fait ainsi; Terburg et le Père
Boussingaiilt sont là qui l'affirment : » Elles ont ce mal qu'elles
aiment fort le vin, et mesmes vous ne fériés convier une jeune
fille de si bon matin h boire, qu'elle ne soit toute preste à vous
faire raison», dit le religieux voyageur. Quant à Terburg, sa
« femme qui ne dort pas » est bien la plus délicieuse satire qu'ait
jamais pu dessiner un peintre de talent.
A cette époque, toutefois, ces petits excès ne tiraient point à
conséquence; c'était un péché migt^ott, rien de plus, a Vottc
maman, à l'helire qu'il est, est un peu itre; maïs ce n'est pas de
l'eau de Vichy », écrivait M. de Guitaut à madame de Grignan. Et
madame de Sévigné ajoutait au bas de la lettre r « C'est lui qui est
ivre; pour moi, j'avoue que je le suis un peu. Ils sont si longtemps
à table que, par contenance, on boit et puis* orr boit encore, et l'on
se trouve avec une gaieté extraorditiaire : voilà donc TafFaire. »•
Qui donc aujourd'hui songerait à se 'Servir de cet aveu pour ternir
la réputation de la spirituelle marquise?
Du reste, si les Hollandais buvaient beaucoup, il faut dire qu'ils
savaient admirablement supporter la boisson; quant 'aux Amster-
danlois, ils excellaient dans ce genre de sport. La tête et le cœur
étaient inébranlables chez eux. Écoutez plutôt à ce sujet cette
anecdote que rapporte le comte d'Avaux. Quand en 1684 le prince
d'Orange se rendit à Amsterdam pour faire cesser l'opposition de
cette ville à la levée des troupes, il s'était fait accompagner d'une
bande de hardis buveurs ; grâce à eux , il espérait avoir raison des
cervelles municipales. Dès son arrivée, il ouvrit les hostilités, cVst-
à*dire que l'on commença à banqueter. Mais le second jonr«
•
le prince s^apercut qû^il avait compté sans ses hôtes. Ses buveurs
d^élite étaient tous indisposés, rendus, rompus, pâles et défaits,
alors que bourgmestres et échevins avaient conservé leur teint fleuri,
leurs yeux clairs et leur sourire ordinaire. Le stathouder était vaincu.
PLAISIRS, AMUSEMENTS ET DISTRACTIONS. i47
Dans ces sortes de combats. Ja défaite du reste était douce. Jamais
le vainqueur ne se montra, cruel, et le w Fœ uictis ! « demeura
toujours inconnu. I/iyresse semblait même une atténuation à toutes
les fautes commises. « Ii*excuse ordinaire en ce pays est de se dire
vino plenus et ira», écrivait Dudley.Carleton. Depuis lors, tout a
bien changé; et de nos jours Tivrognerie, considérée comme un
délit, est punie par la loi.
Mais alors même que les excès auraient été encore plus grands
jadis, il faudrait, avant de les juger sévèrement, tenir compte des
circonstances qui leur servent d'excuse. Le climat, en effet, est
pour b:'aucoup dans ce besoin de boire qu*éprouvent encore
aujourd'hui les basses classes de la nation hollandaise. A mesure
qu'on monte vers le septentrion, on voit se développer ces bachiques
habitudes. Il faut bien lutter à outrance contre l'humidité et contre
le froid. Sous ce rapport, le Nord est singulièrement plus exigeant
que le Midi; un ouvrier, sous la brume hollandaise, ne pourrait
se soutenir comme un travailleur de race latine avec un morceau
de pain ou une assiette de macaroni. « Comparez l'appétit d'un
Anglais ou d'un Hollandais à celui d'un Français ou d'un Italien,
écrit M. Taine; que ceux d'entre vous qui ont visité ces pays
se rappellent les tables d'hôte et la quantité de nourriture, surtout
de viande, qu'engloutit tranquillement et plusieurs fois par jour un
habitant de Londres, de Rotterdam ou d'Anvers; dans les romans
anglais on déjeune toujours, n Rien de plus exact. Les tables hollan-
daises comme les tables vénitiennes sont couveites de ces » viandes
solides qui, ainsi que le remarquait Freschot, sont dans les climats
humides le fondement des bons repas » . Sur la plupart des tables
hollandaises, il n'est pas rare de voir apparaître des rôtis de dix et
quinze kilos , et un Amsterdamois ne croira pas avoir dîné s'il n'a
mangé tout d'abord une large tranche de bœuf bien rosée et bien
saignante.
Pour servir de véhicule à tous ces aliments et aider l'estomac
dans sa lourde tâche, il faut bien boire et boire beaucoup. C'est
là une obligation si tyrannique que les étrangers ne peuvent s'y
sousti'aire. Bon gré, mal gré, hommes et femmes doivent se
U6 AMSTERDAM ET VENISE,
mettre à ['unisson de ces coutumes imposées par l'hygiène. Que
dis-je? mieux que cela, les animaux eux-mêmes sont tenus d'obéir
à cette loi inéluctable.
Au seizième siècle, un éléphant que le roi d'Espagne envoyait
à son cousin le roi de Bohème profita de son passage à Amster-
dam pour s'enivrer, lui aussi, u || but une fois tant de vin, dit
Guicciardini, que pendant vingt-quatre heures on le tint pour mort ;
ensuite il revint à lui beaucoup plus affamé que jamais et ayant
encore plus d'appétit. "
C'est donc bien le climat qui , lui seul , est coupable du caractère
légèrement bachique qn'aflèctent à Amsterdam un ceilain nombiv
d'amusements, de plaisirs et de distractions.
AMSTERDAU
r hollanJaiie , tableau de G. Kalf.
VIII
LE CARACTÈRE
OifKcuIté de juger un peuple. — Les préjugés nationaux , le patriotisme et la fibre natio-
nale. — Donato Giamoti, panégyriste* de Venise. — Gaspar Gommelin, Fockens et
Wagenaer. — Histoire de la princesse d*Anhalt et d*un bourgmestre. — Une fière réponse.
— Guillaume II et les autorités d'Amsterdam. — Le roi Louis et Toccupation française.
— La fierté vénitienne. — Constance admirable. — La musique autrichienne et les
marionnettes. ~- L'élection Foscari. — La nomination de Loredano. — Le monument
de Colleoni. — L'Oudekerk et la Nieuwekerk, — Epitaphes et mausolées. — Les grands
serviteurs de TÉtat. — Un mot de lord Palmerslon. — Le piédestal et le tas de boue. —
L'idéal des fiancés. — La fibre égalitaire. — Cavalière et commandaiore, — La litanie
des titres et sous- titres hollandais. — Privilèges et privilégiés. — La patrie s'incarne dans
ses habitants. — Amour de la moquerie. — Le prince Maurice. — Le prise de Leeuwarden .
— Le feu de Leyde et le lion d'Utrecht. — Calembours diplomatiques. — Un mot de
Grotius. -* Tolérance des magistrats d'Amsterdam. ^ La chapelle des bourgeois de
Hambourg. — Une phrase de Kacine. — Saiiit-Evremond et le chevalier Temple. — Une
floiible accusation imméritée. — La base du caractère.
Rien n*est difficile à apprécier comme le caractère d'un peuple.
Si on lui est complètement étranger, on le juge avec ses propres
idées, avec ses préjugés particuliers, et, rapportant tout ce qui le
concerne à ce qu'on a Tbabitude de voir dans sa patrie, on est, par
un sentiment d*indulgence personnelle, porté à critiquer tout ce
qui diffère des spectacles qu'on a habituellement sous les yeux.
On ne tient compte ni des divergences d'aptitudes et de races,
ni des différences d'histoire et de climat, et, malgré soi, on trouve
étrange de rencontrer d'autres coutumes, d'autres plaisirs et
d'autres lois.
Si , au contraire , on appartient à ce peuple , alors la difficulté
est encore plus grande. Toutes les faiblesses s'excusent et tous les
excès se trouvent atténués. Rien ne nous semble plus naturel et
plus parfait que cette atmosphère morale que nous respirons depuis
notre enfance. Le point de comparaison venant à nous manquer,
57
^0 AMSTERDAM ET VENISE.
il nous est impossible de porter un jugement raisonné, et le
u Connais-toi toi-même » des anciens nous apparaît comme une
impérieuse impossibilité créée par le patriotisme. Exalter sa
personne peut passer en e£fet , aux yeux de tous , pour une action
immodeste et ridicule; mais placer son pays au premier rang,
vanter ses qualités, oublier ses défauts, semblera toujours une
vertu. C'est Tamour de la patrie, et cet amour-là, comme tous les
autres, est aveugle.
Pour bien juger le caractère d'un peuple , il est donc indis-
pensable de le bien connaître, de posséder son histoire, et d'avoir
habité sur son territoire, mais pas assez longtemps pour s'être
laissé envelopper par ses coutumes et absorber par ses préoccu-
pations.
Nous avons cru devoir entrer dans ces expUcations parce
que le sujet que nous abordons ici est des plus déUcats. Parler
toujours en beau d'une nation est chose impossible, et dire la
vérité est parfois dangereux. Quelque soin qu'on prenne, on ne
manque pas de blesser des susceptibilités respectables. La fibre
nationale est partout d'une vive sensibilité. A la toucher même
doucement^ on risque de la faire souffrir, surtout lorsque Tamour
de la patrie, comme cela se présente pour les deux villes .que nous
étudions, a été de tout temps porté jusqu'au fanatisme.
C'est là en effet l'un des traits les plus marquants du caractère
de nos deux peuples. Jamais, croyons-nous, deux cités n'ont possédé
à un plus haut degré cette noble et généreuse tendresse qui
absorbe toutes les autres; et cette communauté de sentiments
s'explique facilement. A Amsterdam aussi bien qu'à Venise, le
patriotisme est un sentiment pour ainsi dire complexe. Non-seu-
lement il affecte, comme chez les autres peuples, des allures filiales,
c'est-à-dire tendres et respectueuses, quoique toujours mêlées d'une
pointe d'ingratitude, mais, dans nos deux cités, il se complique
d'une affection recueillie, d'une isorte de tendresse grave qui a
quelque chose en soi dé paternel.
Hollandais et Vénitiens, nous ne devons pas l'oublier, ont, en
effets enfanté leur patrie. Ce sont eux qui ont créé le sol, qui ont
LE CARACTÈRE. 451
construit le terrain sur lequel s'élève leur ville bien-aimée. Fait
presque unique en Europe , ils ont dû se substituer à la nature ,
pour eux rebelle et marâtre. Celle-ci ne leur a rien donné, rien
fourni sur place , ni les forêts qu'ils ont dû enfoncer dans la boue ,
ni les rochers qu'ils ont posés dessus, ni les pierres, ni le marbre,
ni la brique, ni les bois de charpente. Tout cela, il a fallu l'aller
chercher au loin , l'acheter un gros prix, l'amener à grands frais,
et les deux villes ont été, pierre par pierre et morceau par morceau,
apportées dans l'endroit où elles se trouvent.
Cette superbe création ne suffît-elle pas à expliquer cette ten-
dresse particulière, cet amour-propre d'auteur si je puis dire ainsi,
qui se traduisent par une admiration constante et souvent un peu
éblouie ?
... Mes petits sont mignons, beaux, bien faits.
Ce sentiment attendri perce dans tous leurs écrits. On y sent
battre l'enthousiasme , comme le sang dans les artères. Écoutez
Donato Giamoti : « Entre toutes les provinces du noble empire
romain, nous dit-il dans les dialogues qu'il intitule la Republica
di Venezia, l'Italie est la reine; et dans Tltalie conquise par les
Césars, dévastée par les barbares^ Venise est la seule cité
qui soit demeurée libre » Au dehors, elle est puissante et
redoutée. Son alliance est aussi recherchée que ses armes sont
craintes. Au dedans « elle n'a jamais été plus parfaite. En aucun
État du monde on ne voit de meilleures lois, une tranquillité mieux
assise, une concorde plus entière. » Et cela continue ainsi pendant
tout un volume. C'est un panégyrique convaincu^ sans emphase.
On dirait un citoyen antique raisonnant sur sa république et sa
cité.
Il en est de même à Amsterdam. Chaque patricien a dans son
cœur et sur les lèvres les louanges de sa patrie. Les poètes la
chantent; les peintres lui consacrent leur pinceau; les historiens
s'appliquent à nous apprendre l'histoire de ses moindres rues
et de ses plus étroits carrefours. Dès 1690, c'est-à-dire trois
cents ans seulement après qu'elle a commencé d'être Une Ville,
452 AMSTERDAM ET VENISE.
Caspar Commelin lui élève un vrai monument littéraire. Déjà
depuis trente ans elle avait été décrite en détail par le docte
Fockens, et trente ans plus tard Wagenaer remplira treize
volumes des détails de son histoire. Pendant tout le courant du
dix-septième et du dix-buitième siècle , il n*est pas de fête, pas de
cérémonie, pas de réceptions princières dont le souvenir ne soit
consacré par un livre. A chaque événement, ses biographes taillent
leur plume et ses portraitistes leur crayon, et tiujourd'hui encore
elle compte, ensevelis dans ses archives, un certain nombre de
ses enfants dévoués qui vivent dans la contemplation de ses vieux
souvenirs, et regardent comme un victorieux trophée tout lam-
beau de son histoire arraché de Toubli.
Avec de pareils sentiments incrustés au cœur de tous ceux
qu'elle a vus naître, on doit comprendre quelle juste fierté Amster-
dam a toujours inspirée à ses échevins et à ses bourgmestres.
L'histoire fourmille de traits qui viennent l'affirmer.
Un jour, la princesse d'Anhalt, qui pour lors résidait sur les
bords de l'Amstel, voulut visiter le Stadhuis, dont on vantait les
beautés. Elle se présente en carrosse de gala à la porte de l'hôtel
de ville, juste au moment où les magistrats sortaient du conseil.
Un de ceux-ci la reconnaît, s'avance gravement, écarte le gen-
tilhomme de service, et présente le poing à la noble visiteuse pour
Taider à descendre.
— Étes-vous gentilhomme? demande la princesse, frappée de la
tenue modeste de son cavalier de rencontre.
— Soyez sans crainte, répond le magistrat, les bourgmestres
d'Amsterdam sont aussi nobles que tous les princes allemands.
Là-dessus, il enlève la princesse, l'introduit dans le StadhuiSy
lui montre en détail le noble monument, lui fait visiter ses grandes
et belles salles et la ramène à son carrosse, charmée de la courtoisie
de son hôte, mais un peu blessée de son orgueil municipal.
La princesse d'Anhalt ne fîit point seule, comme bien on pense,
à éprouver les effets de cette honnête fierté. Les ambassadeurs étran-
gers, enchâssés dans leurs préjugés diplomatiques, eurent plus d'une
fois à se plaindre de la familière rondeur des magistrats amster-
LE CARACTÈRE. 453
damois, et les stathouders aussi. Avec ces derDiers, les bonrg^mestres
traitaient de puissance à puissance. En 1650, lorsque Guillaume II,
voulant s*assurer de la capitale hollandaise, envoya un corps de
troupes pour occuper la ville, les magistrats fermèrent bravement
les portes, enrôlèrent les marins du port, braquèrent leurs canons
sur la campagne et s'apprêtèrent à la résistance ; leur contenance
fut si vaillante que les troupes du stathouder n'osèrent commencer
l'attaque; et, comme elles ne se retiraient point assez vite au gré
des magistrats, on rompit une digue, ce qui faillit les noyer en
partie.
Ce généreux besoin d'indépendance est, du reste, un des traits
caractéristiques des deux peuples que nous étudions, et l'on peut
dire qu'il n'est pas de nation en Europe qui ait subi avec plus
d'impatience le joug de l'étranger. Ils consentirent en effet à
tous les sacrifices pour rentrer en possession d'eux-mêmes.
La lutte des provinces hollandaises contre les Espagnols tient
presque de la légende. En 1787, Amsterdam résista les armes à la
main à l'intervention prussienne provoquée par le stathouder, et
vingt ans plus tard, quand Louis Bonaparte monta sur le trône de
Hollande, il se heurta à la répugnance qu'excitait sa qualité d'étran-
ger. Ce fut peut-être le meilleur des rois , et ses anciens sujets lui
rendent aujourd'hui très- volontiers justice ; mais il ne rencontra dans
son entourage ni sympathie ni dévouement, et dans le peuple il ne
trouva que mauvais vouloir et défiance. Quand la Hollande
fut, en 1810, incorporée à la France, ce fut bien autre chose
encore. Le sentiment de l'indépendance nationale se révolta de
telle sorte qu'aujourd'hui encore l'histoire s'en trouve faussée. On
n'a gardé en effet aucun souvenir des bienfaits que la Révolution et
l'Empire laissèrent dans le pays, comme des traces impérissables
de leur fécondant passage. On ne veut se rappeler ni la féodalité
provinciale abolie, ni l'unité de la nation constituée, ni le droit
nouveau substitué à l'ancienne juridiction, ni les routes, ni les
grands travaux d'utilité publique. Presque tous ont oublié tout cela,
pour ne se souvenir que de l'humiliation momentanée. Amsterdam
devenue chef-lieu d'un département français !
i5i AMSTERDAM ET VENISE.
A Venise, il en est de même. Pendant toute la durée de Toccu-
pation étrangère , l'attitude de la population fut d'un patriotisme
au-dessus de tout éloge. Jamais ce noble peuple des Lagunes ne
voulut admettre le fait accompli, ni s'incliner devant les domi*
nateurs. Toujours il se tint à l'écart de ceux qui se disaient ses
maîtres. On put le ruiner, le dépouiller, mais jamais lui faire
oublier le passé, ni désespérer de l'avenir; et cette population, que
dans le Nord on croit très-volontiers inconsistante, versatile et
frivole, fit preuve pendant cinquante ans de la plus admirable
constance que l'on ait jamais vue.
Tous ceux qui ont visité Venise pendant l'occupation allemande
se rappellent l'isolement dans lequel, en ce temps-là, on tenait tous
les fonctionnaires et les officiers autrichiens. Nul ne les recevait,
personne ne leur parlait; il suffisait qu'ils se montrassent dans un
café pour que celui-ci fût déserté sur l'heure; et pendant qu'au
pied du Campanile leur excellente musique exécutait des qua-
drilles et des polkas au milieu d'une solitude significative, la foule
se pressait et s'étouffait à l'autre bout de la place Saint*Marc,
autour d'un charlatan ou d'un joueur de marionnettes.
Si du chapitre des nationalités nous passons à la vie politique, ce
même besoin d'indépendance ifous apparaîtra avec une force au
moins aussi grande et des exigences pareilles. Il semble même,
à suivre pas à pas l'histoire, qu'il ait été plus violent encore, et
tyrannique au point de faire perdre la notion du juste. Une supé*
riorité reconnue, un talent, du mérite, étaient autant de titres à la
suspicion. On craignait tant pour sa liberté que tous ceux qui sem«>
blaient dominer inspiraient une vague inquiétude. « Ici les magis-
trats nous procurent notre repos, écrit Saint-Évremond en par-
lant d'Amsterdam , sans attendre de reconnoissance , ni de respect
même pour les services qu'ils nous rendent. »
A Venise, plus encore, on se défie des services rendus, des talents
déployés, de l'influence acquise. Dès qu'un génie se manifeste, on
a grand soin de l'arrêter dans son essor. De là des précautions sans
nombre, des combinaisons tortueuses, dont on ne trouverait l'équi-
valent dans aucun autre pays. Il faut une science machiavélique
LE CARACTÈRE. 45{>
pour conquérir un poste, et une dissimulation extrême pour l'oc-
cuper sans provoquer l'envie ou- sans blesser de dangereuses sus-
ceptibilités. Rien de curieux comme de fouiller les archives de la
Sérénissime République; à chaque page on se heurte, pour ainsi
dire, à des combinaisons qui seraient incroyables si l'histoire n'était
là pour en attester Texactitude.
En 1423, il s'agit de nommer un doge. Six concurrents sont mis
en présence ^: Marin Gavallo et François Bembo,^ deux vieillards
infirmes dont la candidature n'a été inventée que pour couvrir de
secrètes manœuvres; Pierre Loredan, le vainqueur des Turcs;
Léonard Mocenigo, le frère du dernier doge; Antonin Contarini,
procureur de Saint-Marc, et François Foscari. Il faut vingt-cinq
voix pour être nommé. Au premier tour, les suffrages se partagent,
Loredan a dix voix, Foscari ti*ois seulement; mais ses amis, qui
vont partout décriant ses concurrents , lui attirent de nouvelles
recrues. D'abord les deux vieillards sont écartés. Mocenigo, selon
eux, constitue uu précédent dangereux; quant à Pierre Loredan,
on l'attire dans un piège. Badoiier, en critiquant son administra-
tion, l'amène à faire son apologie; il n'en fallait pas plus pour le
perdre. Néanmoins ses partisans lui restent fidèles. Le conclave
durait depuis six jours, on avait .déjà procédé à neuf tours de
scrutin, et, malgré son habileté, Foscari n'avait pu réunir plus
de seize voix. Mais au dixième tour, voilà que les suffrages de
Loredan l'abandonnent tout à coup et se portent avec un en-
semble inattendu sur Foscari , qui se trouve ainsi élevé à la dignité
ducale. Et c'est alors seulement qu'on apprend que ces dix voix, qui
étaient restées si longtemps fidèles au vainqueur des Turcs, étaient
celles de dix amis de Foscari, qui, par ce moyen, avaient dérouté
les combinaisons de leurs adversaires.
Au siècle dernier, à la veille de l'écroulement de la République,
les choses ne se passaient pas d'une autre façon. Le président de
Brosses nous rapporte une histoire presque semblable , que je ne
puis résister au désir de citer.
Deux sénateurs, Aimo et Loredano, se trouvaient en présence
et briguaient la haute situation de provéditeur général de la mer;
AMSTERDAM ET VENISE.
Les compétiteurs devaient d'abord se soumettre au suffrage du
Sénat, puis ensuite se faire confirmer par le Grand Conseil, tout-
puissant eu ces matières. <• Vous autres, bonnes gens, auriez cru
que Loredano allait tout uniment se faire nommer par le Sénat, où
LE CARACTÈRE. 467
sa faction est prédomiuante ; nullement, cette voie était trop simple
pour ces gens-ci, et de plus le Grand Conseil aurait bien pu dé-
truire l'ouvrage. Le biais qu'il prit fîit au contraire de se faire
refuser tout à plat et de faire nommer son ennemi. Mais quand il
fut question d'aller au Grand Conseil, Loredano dit : « Messieurs,
(f je viens d'avoir le dessous dans l'endroit où j'avais le plus beau
ajeu, à plus forte raison l'aurai-je ici. Je demande donc^ au cas que
a je sois refusé, d'être nommé à la seconde place, qui est celle de pro-
ovéditeur de Dalmatie. » Alors tous ceux qui prétendaient à cette
place ouvrent les oreilles, bien résolus de faire agir leur faction
pour se débarrasser d'un concurrent si redoutable, en le faisant
nommer à la première. De cette sorte, Loredano se rendit aussi
puissant que son concurrent. Pour emporter la balance^ il s'avança
une seconde fois, demandant, en cas de refus de l'une ou de l'autre
place, l'ambassade de Gonstantinople , ce qui produisit le même effet
pour ceux qui y prétendaient, moyennant quoi il fut nommé au
Grand Conseil. »
Ces fonctions si savamment briguées, si vivement disputées,
n'étaient pas cependant sans péril. En 1200, sur quarante doges
qui avaient gouverné la République, la moitié avaient été dé-
posés, bannis, enfermés dans un couvent ou mis à mort. Deux
d'entre eux, Galla et Monegano, avaient eu les yeux crevés. En
1423, quand Foscari sollicitait la corne dogale, le tiers de ses pré-
décesseurs avait payé de la mort ou de l'exil les hautes fonctions
auxquelles ils avaient été appelés. Lui-même devait être déposé à
son tour, et mourir dans son palais en entendant les cloches de
Saint-Marc célébrer le triomphe de son plus cruel ennemi.
Quant à ceux qui moururent dans tout l'éclat de leur grandeur,
il ne faudrait pas croire que la République se montrât pour eux
bien prodigue en honneurs posthumes. Tous les tombeaux, en effet,
qui peuplent les églises, tous ces superbes mausolées et ces somp-
tueux monuments que nous verrons bientôt en visitant les Frari et
San Zanipoloy sont un hommage rendu par les familles dogales
à leurs membres éteints, sans que le Sénat ou les Quaranties aient
jamais songé à acquitter la dette contractée par la reconnaissance
58
458 AMSTERDAM ET VENISE.
nationale. Jusque dans ces temps derniers, Venise^ ne posséda sur
ses places qu'une seule statue représentant une de ses illustrations :
celle de Colleoni; mais celui-ci, aussi rusé que brave, se méfiant
de l'admiration et de la g^énérosité de ses concitoyens, avait eu soia
de faire lui-même les frais de son propre monument. En mourant,
il lé{][ua au Sénat une somme impoitante, à condition qu*on lui
érigerait une statue équestre. Le Sénat, plutôt que de restituer la
somme aux héritiers du condottiere, fit venir Verrochio de Florence,
et c'est à cette savante disposition testamentaire que nous devons le
chef-d'œuvre qu'on admire encore aujourd'hui.
Plus généreux que les Pregati vénitiens, les magistrats amster^
damois, nous devons le dire, n'oublièrent jamais la mémoire de
leurs vaillants amiraux morts en combattant pour la patrie. VOude-
kerk et la Nieuwekerk contiennent des monuments élevé.s à ces
glorieux marins, et si l'on peut dire que les tombeaux de l'intrépide
de Ruyter et du brave Heemskerck n'ont ni la beauté ni l'importance
de ceux des généraux vénitiens, il faut avouer par contre que,
sous le rapport des épitaphes, le conseil de l'amirauté a fort bien
fait les choses. Le style pompeux et un peu exagéré des inscriptions
supplée en effet à ce que la forme a d'incorrect et d'étroit. Grâce
à ces inscriptions marmoréennes , Van der Hulst devient un
u immortel héros » , Isaac Sweers un u héros magnanime » , Jan
Van Galen un « héros très-généréux » ; quant à Jan Cornelissen ,
c'est le prodige de la nation, « miracula gentis ».
Mais, prodigue d'éloges envers ses illustrations maritimes, la
vieille Hollande se montra singulièrement parcimonieuse vis-à-vis
de ses autres gloires. Non-seulement les vaillants magistrats et les
soldats héroïques qui constituèrent son indépendance et assu-
rèrent sa grandeur en sont encore à attendre leurs statues, mais,
pour certains, on vit, au lendemain de leur mort, la haine et la
jalousie s'attaquer à leurs noms et poursuivre leurs familles , sans
qu'une voix s'élevât pour s'opposer à ces rancunes tardives. Ceux-là
* Tout récemment, Venise vient d'acquitter la dette qu'elle avait contractée
vis-a-vis de Manin, en érig^eant une statue au vaillant patriote.
Le caractère. 4fe9
mêmes qui avaient poussé Olden-Bameveldt et Jan de Witt dans la
voie où ils devaient trouver un destin si funeste ne furent-ils pas les
premiers à les abandonner? Dès que Forage commence à gronder,
on les voit se disperser, rentrer chez eux, disparaître, laissant la
place libre pour les agissements de leurs ennemis ; et Ton ne saurait
trouver d'autre explication à cette étrange désertion qu'une crainte
honteuse ou un détestable sentiment de jalousie. Il semble presque
que la ruine de ces hommes de génie soit un soulagement. Leur
étonnante supériorité pesait sans doute trop lourdement sur les
épaules de leurs collègues. Les vrais coupables, en ces jours
funestes, ce furent le silence et l'immobilité de ceux-ci; car, pour
leurs adversaires^ ils obéissaient aux exigences de la politique et
aux égarements de leur époque.
Ce n'est pas du reste seulement sur le terrain de la vie publique
que nous trouvons en Hollande ce besoin d'indépendance poussé sou-
vent jusqu'à l'ingratitude. Quel est celui de ses grands hommes qu'elle
n'a pas méconnu? Cats peut-être, génie de second ordre en tout genre
et plus fin politique que poëte éminent ou caractère énergique. Et
encore, quand il se démit de sa charge de grand pensionnaire, on le
vit pleurer de joie de ce qu'il ne lui était arrivé aucun grand malheur,
tt Ce fut un spectacle touchant, dit un historien du siècle dernier,
de voir ce vieillard, alors âgé de soixante-quatorze ans, tomber à
genoux , adresser au ciel les remerciments les plus vifs pour l'avoir
conservé si longtemps dans cette fonction délicate. » Mais Vondel !
mais Rembrandt ! ils durent attendre deux siècles que la Hollande
s'acquittât envers eux en leur élevant une statue. Ce n'est que de
DOS jours qu'on s'occupe de celle de Spinosa, et l'on ne pensera point
de longtemps à celle de Bilderdyck. Quant à Maurice et Frédéric-
Henry, qui furent les plus grands généraux de leur temps, on n'y
songera probablement jamais.
Aujourd'hui encore, après deux siècles et demi, on n'a pas pu se
mettre d'accord sur le compte de ces grands hommes, et il semble
que ce soit un acre plaisir de rabaisser leur gloire, et de découvrir
des taches dans l'auréole lumineuse qui entoure leurs noms.
tt La différence qui existe entre le caractère de votre pays et le
460 AMSTERDAM ET VENISE.
«
nôtre, disait un jour lord Palmerston à un diplomate français, c'est
que pour peu qu'un homme se distingue chez nous, tout le monde lui
prépare un piédestal pour le placer dessus ; tandis que chez vous
on amasse un tas de boue pour le jeter dedans. » Geites le célèbre
homme d'État aurait pu en dire autant de la Hollande et aussi de la
Vénétie. Alors que, dans le Royaume-Uni, Famour du piédestal a
toujours poussé les hommes les plu$ ordinaires à chercher partout
et quand même une célébrité plus ou moins saine, et les a précipités
souvent dans la voie des excentricités, à Amsterdam, tout comme à
Venise, la crainte du tas de boue a de tout temps retenu dans une
ombre prudente une foule d'excellents esprits, capables, instruits, et
qui ne demandaient qu'à prendre leur vol. Combien de belles et
bonnes intelligences sont demeurées inactives, faute d'un peu d'en-
couragement !
A Amsterdam, ce besoin d'effacement prend même des propor-
tions qu'il n'a point à Venise. Il envahit jusqu'à la jeunesse. Cette
perfection négative qui consiste à n'avoir point de défauts et ne
comporte ni grands vices ni grandes vertus, paraîtra, par exemple,
l'objectif le plus enviable en un fiancé. En Italie , une jeune fille
demandera, de l'époux qu'on lui destine, s'il est beau ; en Espagne,
s'il est noble ; en Angleterre, s'il est célèbre ; en France, s'il est
distingué ; en Afrique, s'il est brave; en Amérique (et un peu par-
tout), ce qu'il vaut, c'est-à-dire s'il est riche. En Hollande, elle
demandera s'il est sage. Cerveaux raisonnables à vingt ans, que
serez-vous donc à cinquante? Heureusement la vieille franchise
batave est là pour sauvegarder ces jeunes cœui'S, et les préserver
de l'hypocrisie où pourraient les entraîner des exigences pareilles.
Chaque médaille a son revers, on le prétend du moins, et, dans
le cas qui nous occupe, celui-ci est si noblement gravé, si magni-
fiquement frappé, qu'il nous fera presque oublier la face que nous
venons de décrire. Nous y voyons, en effet, un correctif puissant,
atténuant dans une large mesure les effets de ces sentiments d'in-
dépendance égalitaire; et ce correctif, c'est un admirable esprit
de bienfaisance. Qu'un homme de coeur vienne à être frappé par la
destinée, qu'il tombe, et aussitôt cent mains se tendront vers lui
AMSTEHDAU
Le (ambeau de l'amiral de Rujiei
LE CARACTÈRE. 463
pour Taider à se relever, vingt bourses s'ouvriront pour lui venir en
aide. Qu'un homme de talent, qu'un artiste de valeur, même
méconnu en son vivant, critiqué avec une sorte de parti pris,
succombe, vite ses amis se réunissent, chacun s'intéresse à la
bonne œuvre qu'ils méditent, et sans bruit, sans fracas, l'avenir de
sa veuve et de ses enfants va se trouver assuré. Notez que cette cha*
rite merveilleuse ne se borne pas à une généreuse réciprocité entre
amis ; on voit des personnes de cœur s'intéresser à des malheurs
éloignés, secourir des inconnus, assurer Tavenir d'infortunés qu'elles
n'ont jamais vus et qu'elles ne doivent peut-être jamais voir. Bien
mieux, ce sentiment exquis s'étend même aux étrangers. Il se tra<*
duit pour eux en une hospitalité bienveillante dont l'accueil est
d'autant plus cordial que la position du réfugié se trouve être plus
difficile.
A toutes les époques troublées, dans tous les temps de persécution,
Amsterdam et Venise furent le refuge des bannis, et c*est aux
richesses intellectuelles qu'apportaient avec eux ces malheureux
chassés de leur patrie, qu'elles durent, l'une et l'autre, une large
part de leur splendeur. Tous les cultes, tous les partis trouvèrent
accès chez elles sans distinction. Amsterdam surtout se montra
hospitalière et généreuse, pourvoyant aux premiers besoins des
protestants victimes de la révocation de l'édit de Nantes, leur don-
nant des secours, leur octroyant des privilèges, les logeant et leur
accordant gratuitement leur part de son sol. Longtemps avant eux,
les juifs chassés de Portugal et d'Espagne, les anabaptistes expulsés
d'Allemagne avaient rencontré sur les bords de l'Amstel ce gêné-»
reux accueil, et de nos jours les catholiques, fuyant l'intolérance
prussienne, trouvent encore un refuge assuré sur le territoire
hollandais.
Il semble en effet que toutes les revendications possibles expirent
à ses frontières. C'est en vain que le roi Jacques d'Angleterre
demande qu'on lui livre l'auteur des Ubelles qui l'insultent, que
Louis XIV réclame les jansénistes réfugiés, et Louis XVIII les
régicides proscrits. Leurs réclamations, leurs menaces mêmes de*
meurent sans effet.
46i AMSTERDAM ET VENISE.
Trompé par ses amis, Merlin de Douai, qui redoute la faiblesse
de Guillaume P% s'embarque pour passer en Angleterre. La tem-
pête le rejette dans le port d'Ostende. La diplomatie alors inter-
vient de nouveau, elle insiste pour que le régicide soit livré à la
magistrature française qui le revendique comme une proie. Guil-
laume V entouré, sollicité, demeure inébranlable. « Le roi de
France mon frère , répondit-il à notre ambassadeur, ne peut exiger
que je me montre plus cruel que la tempête. » Noble réponse qui
semble servir de prélude à cette magnifique parole adressée par un
ministre néerlandais à un agent diplomatique de Napoléon III :
M Vous direz à TEmpereur que les proscrits français sont sons
notre protection et non sous notre surveillance. »»
Malheureusement ces admirables qualités de bienfaisance et
d'hospitalité sans limites, qui impriment un si grand cachet au ca-
ractère de nos deux peuples, ne suffisent pas à créer des grands
hommes; tandis que cette impatience de toute supériorité, cette
haine de toute domination, même celle du talent et du génie,
arrêtent bien des nobles esprits dans leur généreux essor.
Il ne faudrait J3as conclure toutefois de l'analyse à laquelle nous
venons de nous livrer, que ce besoin d'indépendance ait développé
outre mesure la fibre égalitaire de nos deux nations. Cette fibre n est
guère sensible, en effet, que dans un sens. On n'admet pas volontiers
une supériorité quelle qu'elle soit, on ne veut courber le front
devant personne, mais on aime assez, comme partout ailleurs, du
reste, à le faire courber aux autres. Chacun a ses titres, et, quelque
minces qu'ils puissent être, il n'en veut abandonner aucun. La
noblesse vénitienne est la plus arrogante, et même, disons-le, la
seule qui soit arrogante dans toute l'Italie. A Naples un duc, à
Home un prince, à Milan un marquis, causera familièrement avec
les ouvriers qu'il emploie, donnera la main à ses fermiers, fera
sa société de gens aimables et dont le caractère lui plaira, sans
trop se soucier de leurs ancêtres. A Venise, rien de semblable.
Tout l'ancien patriciat est encore drapé dans sa morgue aristo-
cratique , et se montre inabordable aux « petites gens » , c'est-à-dire
aux personnes non titrées.
LE CARACTÈRE. 465
De leur côté, les bourgeois ne sont guère plus raisonnables ; à dé-
faut de titres nobiliaires , ils s'emparent de qualificatifs professionnels
et s'accablent de ronflantes épithètes. Être simplement le signore
tel ou tel serait regardé comme un affreux accident. On préfère être
le signore médecin, le signore avocat, le signore professeur un tel,
ou même le seigneur bandagiste et le seigneur épicier. Puis , grâce
à l'emphase épistolaire , on devient l'illustrissime , le célébrissime ,
le savantissime seigneur avocat , professeur ou bandagiste ; et pour
peu qu'on s'éloigne de son lieu de résidence , on accepte volontiers
le titre d'Excellence et le doux nom de seigneur chevalier.
Mettre simplement en tête d'une lettre « A mon illustre ami »,
c'est presque de la froideur ; écrire « A mon ami » , c'est en quelque
soii;e une injure ; oublier d'appeler un professeur savantissime, c'est
quasiment le traiter d'ignorant, ou faire preuve d'un manque absolu
d'éducation.
En Hollande, on est moins prodigue de ces élogieuses épithètes
et de ces superlatifs outrés ; mais la suscription d'une lettre n'en
offre pas moins de très-sérieuses difficultés. Il y a en effet toute
une hiérarchie de titres et de sous-titres qu'il faut bien se garder
d'employer au hasard. Suivant la position qu'occupe la personne
à laquelle on écrit, la situation de sa famille, le degré d'amitié qui
vous lie avec elle, on doit choisir tel qualificatif ou tel autre. Dans
la vie ordinaire, on n'écrit point à un baron dans les mêmes termes
qu'à un comte, à un patricien comme à un simple bourgeois. Dans
la vie publique , c'est bien autre chose ; chaque grade et presque
chaque fonction a son signe distinctif et ses formules de politesse
consacrées ; et l'étiquette en est si sévèrement réglée, qu'on ne se
croirait jamais en un pays qui peut à si bon droit vanter son répu-
blicanisme ' .
Ajoutons à cela que ces épithètes si nombreuses et si compliquées
> Un comte a droit, avant son titre, à Tépithète de HoogGeborenHeer (hau-
tement né seig^neur), un baron ou un chevalier à celle de HoogWelGeboren
Heer (hautement bien né seigneur). Quand on est simplement de bonne famille
. bourgeoise, on est un WelEdelGeborenHeer (bien noblement né seigneur);
un simple commerçant on employé est, pour ses fournisseurs, un WelEdelc"
Heer (bien noble seigneur). Qu'on ajoute les mêmes attributions aux dames et
59
1
466 AMSTERDAM ET VENISE.
ne sont point exclusives les unes des autres. Par sa naissance on a
droit à certaines, par ses grades universitaires et sa position on en
peut revendiquer d'autres ^ et il faut bien se garder d'en omettre
quelqu'une, sous peine de blesser son correspondant ou de passer
pour un homme mal élevé. En outre, on doit avoir soin de relier
ensemble tous les mots pour leur conserver leur valeur polie, et
enfin, dans l'incertitude, il vaut mieux forcer la dose, c'est-à-dire
hausser le qualificatif d'un ou de plusieurs degrés que d'oublier un
seul des titres exigibles. Quant au mot monsieur (mijnheer), em-
ployé uniquement, je n'ai pas besoin de dire quMl constitue un
manque de convenance très-voisin de la grossièreté.
Cette susceptibilité relativement aux égards qui sont dus à leur
personne n'est pas un fait isolé dans le caractère des habitants
d'Amsterdam. Elle a, nous l'avons vu, son corollaire dans l'extrême
sensibilité de l'épiderme national. Dès qu'il suppose une attaque
contre son pays, sa province ou sa ville , le citoyen hollandais
prend feu. Un livre, une brochure, moins que cela, un article
de journal qui critique la Hollande ou s'en moque, est regardé
à toutes les jeunes filles nobles ou non nobles le titre parlé de Freule, et
celui écrit de Mejonkvrouw pour Tune et de Mejufvrotiw pour l'autre, et l'on
aura la série des titres usités dans la vie privée.
Dans la vie publique, les choses sont sin^fulièrement plus coinpliquccs.
Ministres, généraux, conseillers d'État, ambassadeurs, ont droit au titre
d'Excellence. Ensuite, les membres des États généraux, de la Gour des
compter, et tout ce qui tient à la haute administration, doivent être nommés Hoog
EdelGestrengeHeer (haut, noble , sévère) ; les officiers supérieurs reçoivent le
même titre. Les membres de la haute cour de justice sont EdelHoo^Achtbare
Heer (noble, haut, estimable); ceux des deux cours provinciales, EdelGrooi
AchibarôHeer (noble, grand, estimable); les bourgmestres, échevins, juges de
paix, etc., EdelAcktbareHeer (noble, estimable); les avocats, docteurs en droit et
officiers, WeelEdelGestrengeHeer (bien noble, sévère). Les profissseurs de FUnî-
versité portent le titre Ae HoogGeleerdeHeer (hautement savant) 4 mais s'ils
professent la théologie, on doit ajouter HoogEerwaarde, c'est'^à-dire hautement
honorable. Le docteur en théologie, lui, est WelEerwaardeZeerGeieerdeHeer
(bien honorable et très-savant); les pasteurs ou curés, tout simplement hono-
rables (WelEerwaarde). Ponr les docteurs en médecine ou dans toules las
autres facultés, on les appelle WeŒdelZeerGeleerdeHeer (bien noble et ti*è>
savant). Les archevêques sont DoorluchtigsteHoogwardigeHeer (émînentissiine
et hautement honorable), et les évoques DoorluchtigeHoogwardigeHeer (émi-
nent et hautement honorable)*
LE CARACTÈRE. 467
presque comme une calamité publique. Tout le monde en parle,
on s*en occupe exclusivement, on se passe de main en main la
pièce incriminée ; l'indignation fait comme la boule de neige , elle
va grossissant et transforme en montagne ce qui n'était qu'une
modeste taupinière destinée à demeurer inaperçue. L'adieu aussi
vif que malveillant de Voltaire à la Néerlande, après un siècle et
demi, n'est point encore sorti des mémoires ; et beaucoup d'Amster-
damois ne connaissent de cet esprit immense que sa fâcheuse
boutade, ignorant même le manque de bonne foi qui Ta provoquée.
Cette excessive sensibilité prend sa source non-seulement dans
cette affection toute spéciale dont nous avons parlé au commence-
ment de ce chapitre, mais encore dans cette rivalité constante de pro-
vince à province et de ville à ville, qui est un des traits marquants de
la vie publique dans les Pays-Bas. Le résultat de ces rivalités a été
d'incarner la cité tout entière dans chacun de ses habitants. Qui
touche à l'agglomération le frappe, qui la criticpie le blesse. Ce
sentiment de solidarité' a un grand poids sur ses décisions, une
grande influence sur sa tenue, sur ses paroles. Cette persuasion
qu'il est une fraction agissante de sa ville, de sa province, de son
pays, lui communique une dignité d'allures dont on trouverait
difficilement un autre exeriiple dans nos pétiples modqrnes, et qui
n'a d'équivalent que chez les anciens, parmi les citoyens des libres
républiques de la Grèce.
Mais de ce qu'il est suséeptible et pour sa personne et pour sa
chère cité, il n'en faudrait point conclure qu'il déteste railler les
autres, et ne se moque jamais des pays étrangers. << J'ay moi mesme
remarqué à l'âge de douze ans le penchant de cette nation â la moc-
querie » , écrivait^ il y a deux siècles, Aubéry du M aurier, nous racon-
tantune foule d'anecdotes à l'appui de son dire. Unjour, c'est le prince
Maurice disant en sa présence » que les' François estoient des puces
qui ne pouvoient, non plus qu elles, demeurer en aucune place^ que
les Italiens estoient des punaises ne séjournant en aucun lieu sans y
laisser quelque mauvaise odeur, et que les Allemands estoient ;deç
poux qui se faisoient crever sur la table » • Une autre fois, c'est
l'armée tout entière qui s'en mêle, A la prise de Leeuwarden, elle
AMSTERDAM ET VENISE.
fit sortir les prêtres et vida les couvents. Tout ce tnoDcle de reli-
gieux s'atteudait à un traitement des plus cruels et se préparait
au martyre. « T^es troupes estant en bataille, ou les mit par rangs
entre les soldats : puis après la troupe, avec des mocqueries in-
AHSTERDAH
Portrait du pnnce Maurice.
croyables, les conduisit en cet ordre, an son des fîffres et tambours,
bien loin hors de la ville, où ils les laissèrent sans leur faire autre
mal que de s'estre longtemps mocqué d'eux. »
En6n, parfois c'est le peuple lui-même qui se charge d'assai-
sonner de son gros sel les événements politiques qnî le touchent.
LE GARÀGTËRE. 469
En 1622, le prince Maurice contraint Spinola à lever le siège de
Berg-op-Zoom, et, pour célébrer cet heureux événement, Leyde
allume un feu de joie sur lequel elle place un rouet. Ce rouet (spin)
représentait Spinola, sa corde personnifiait Gonzalve de Gordoue, la
filasse {vins) don Louis de Velasco ; et la foule de rire, de trépigner
de joie et d'applaudir à Tincendie de ce rébus. Notez que ce ne
sont point là de ces plaisanteries vieillies dont le goût est passé. De
nos jours on ne les dédaigne guère. Plus d'un habitant d'Utrecht
se souvient d'^ivoir vu, il y a quelques années, des logogriphes tout
semblables décorer les demeures de sa ville, et à l'heure qu'il est
on se moque encore du roi Louis, qui confondait parfois le verbe
regenen (pleuvoir) avec regeren (régner) et disait volontiers ik ben
de konijn (je suis le lapin), voulant dire sans doute ik ben de koning
(je suis le roi) *.
Mais c'est surtout dans les pamphlets que ce. penchant à la
moquerie se manifesta d'une façon extraordinaire. Pendant tout le
cours du dix-septième et du dix-huitième siècle, il n'est presque pas
d'événement qui ne donne le jour à quelqu'un de ces petits ouvrages
saupoudrés de gros sel, farcis de jeux de mots et bourrés de plaisante-
ries plus ou moins grivoises. 11 faut avouer toutefois, à la décharge
des auteurs de ces malins libelles , que les noms des personnages
alors en vedette prêtaient beaucoup à la plaisanterie. Comment, en
effet, renoncer au plaisir des allusions, quand on se trouve en pré-
sence d'un maréchal de camp qui se nomme Worst (c'est-à-dire
andouille), d'un général qu'on appelle Rabenhaupt (tète de corbeau),
de colonels qui portent des noms aussi bizarres que Schlang
(serpent), Deuffel (diable), Wolf (loup), et de ce pauvre major Pain
et vin qui finit sur l'échafaud ?
Si la susceptibilité des Vénitiens était, en matière nationale, tout
aussi vive que celle des Amsterdamois (nous l'avons constaté quand
nous nous sommes occupé de la police), on peut dire que leur goût
pour la moquerie ne le cédait en rien à celui des riverains de
* La différence de prononciation en hollandais n'est pas très-grande. Konyn
se prononce «koneinc», et koning se dit « konig^ne »; ce sont des fantcs qu'un
étranger peut facilement commettre.
470 AMSTERDAM ET VENISE.
l^Amstel. Nous avons là-dessus l'aveu de Golddoi ; « Le fond du
caractère de la nation est la gaieté, dit^il dans ses Mémoires, et le
fond du langage vénitien est la plaisanterie. » Toutefois, comme le
gouvernement était singulièrement moins tolérant au milieu des La-
gunes que sur les rive^ de TAmstel, la bonne humeur nationale dut
toujours se renfermer dans les limites des rancunes privées, et ne
jamais toucher aux questions publiques. Dans toute l'histoire
vénitienne, on ne pourrait, je crois, découvrir qu'une seule circon-
stance dans laquelle le Sénat permit à la raillerie d*envahir le
terrain de la politique. C'est dans la lutte que la Sérénissime Sei-
gneurie soutint contre la papauté. Lorsque Paul V eut lancé contre
elle sa bulle d'excommunication, le Conseil des Dix n'hésita pas à
armer la main de Paolo Sarpi de cette plume acérée qui devait porter
à la Curie romaine des coups si dangereux et lui faire des blessnres si
cuisantes. L'arme était bonne et le fiel que distillait la plume de
Frà Paolo parut sans doute bien amer an Saint-Siège; car un soir
que le pamphlétaire regagnait sa modeste demeure, il fut frappé
de trois coups de couteau et jeté dans le canal. Il ne mourut point
toutefois de ses blessures ni de son bain forcé, et le Sénat, en le
faisant soigner à ses frais, revendiqua sa bonne part des mordantes
plaisanteries dont le digne Paolo avait bourré Y Histoire du Concile
de Trente.
Le gouvernement vénitien, en effet, ne tolérait dans le pouvoir
d'intrusion d'aucune sorte, tl prétendait être maître chez lui, ne
faisait d'exception pour personne et rangeait le Saint-Siège dans la
même catégorie que les autres puissances étrangères. « Les Vénitiens
n'ont pas leur pape à Rome, dit un auteur du dix-septième siècle,
mais à Saint-Marc il papa Marco » , voulant signifier par là qu'à Venise
les intérêts spirituels étaient subordonnés aux intérêts temporels;
et l'observation était d une parfaite justesse, car jamais cité catho-
lique ne se montra plus indépendante et moins soucieuse des déci-
sions du Sacré Collège.
Deux fois elle fut excommuniée, sans que sa mise au ban du monde
chrétien pût avoir raison de son entêtement ; et la seconde fois elle
s'apprêtait à devenir scbismatique lorsque l'iatervention de Henri IV
LE CARACTÈRE. 471
la raccommoda avec le pape Pau} V» Ce n'est pas toutefois qu'elle
ait nourri à cette époque une tendresse bien spéciale pour la doc*
trine de Luther ou de Calvin; l'auteur du Discorso arisiocratico^
qui écrivait au temps de la Réforme, ne nous laisse aucun doute là-
dessus, u Je n'ai jamais connu , nous dit*il, un seul Vénitien qui fût
partisan des idées protestantes; tous suivent la doctrine d'£picure. '»
Mais celte tendance à Tépicurisme ne les empêche point de résister
à Clément V et à Paul V, de refuser à Urbain VIII d'obéir à la
Pragmatique Sanction, et de donner asile, malgré Innocent XI, au
patriarche des Grecs schismatiques , en lui rendant les. mêmes
honneurs qu'au nonce apostolique et à l'ambassadeur de France.
Dans l'entre-temps, Venise ouvrait ses portes aux Turcs et aux
huguenots , leur permettait', dans leur foiidaco respectif, le libre
exercice de leur culte,, et les recevait pairmi ,ses défenseurs' Au
grand scapdale de toute la catholicité, on voit le chevalier de
Rohan s'entourer, au milieu des liagunes, d'un « cercle » calvtnist6(
les comtes de Nassau et de Lievenstein y commande!^ huit mille
Hollandais et Wallons tous hérétiques, que le Conseil des : Dix a
pris à son service. I^e roi d'Espagne se plaint et le Pape murmure}
ils prétendent que.» les Vénitiens* exposent l'Italie à. l'infection do
l'hérésie, par le commerce de ces geins de guerre» w, Mais la Séré-y
nissime République fait la sourde oreille ; et quand le comte de I^re^
derodc vient à> mourir, il est par ordre du Sénat enterré ,; quoique
protestant, dans une église catholique. Pour rien.au monde le Conseil
des Dix n'eût souffert que, sous l'apparence de religion ou de cultes
on empiétât aur se^ prérogatives ; et sur ce point il se trouvait abso^
lument d^accprd avec le magistrat <l'Amsterdam.
Dans^ Tune et l'autre ville, en. effet». nous voyons Tautoiité; ecclé^
siastique soumise au gouvernement séculier « Leearaotère^aoré.donl
sont revêtus les ministres du culte frappe ceux-ei- d'une sorte d'inca-
pacité politique ; iUe^ rend inaptes à exercer d'autres fonctions que
celles qui découlent de leur mandat. L'un et l'autre gouvernement
tiennent en oatre le^ çordoQS xle la bourse et les .tiennent fort serrés ;
on suryeille le clergé, et dès qu'il s'écarte de La voie tracée par l'auto-
rité laïqqe, on lui coupe les vivrcfs. Tout .ce quitijent aux sommités
472 AMSTERDAM ET VENISE.
ecclésiastiqaes par quelques liens de parenté devient suspect.
Il suffit à Venise qu'un sénateur soit le cousin d'un cardinal ponr
ne pouvoir prendre part aux décisions qui touchent à la religion, ou
aux relations de la République avec la Curie romaine. A Amsterdam,
où il n'y a plus, depuis la Béformation, de hiérarchie cléricale ni de
rapports avec le Saint-Siège, Grotius recommande aux magistrats
de ne point se montrer trop dévoués aux ministres du culte ; il veut
les voir legum et patriœ amantes, et ecclesiasticis non plus quam
necesse est obnoxii.
Ce n'étaient point là du reste des conseils déplacés; Grotius
devait lui-même en faire plus tard la dure expérience et dé-
plorer, dans la captivité de Louwenstein, qu'on n'eût pas mieux
suivi ses admonestations. Cette nation,^ si réservée et si froide en
apparence, si enthousiaste cependant et si violente en réalité, fut
prise en effet, en ce temps-là, d'une sorte de vertige religieux,
d'un affolement semblable à celui qui régna jadis à Byzance et
dont saint Grégoire de Nazianze nous a laissé un si vivant tableau :
to Priez un homme, dit-il, de vous changer une pièce d'argent;
il vous apprendra en quoi le Fils diffère du Père. Demandez
à un autre le prix du pain; il vous dira que le Fils est inférieur
au Père. Informez-vous si le bain est prêt; on vous dira que le
Fils a été créé de rien, n Tout aussi bien en Hollande, dans
ce pays grave et sérieux , on se mit à déraisonner sur des questions
encore bien plus abstraites. Les prédicateurs ne s'occupèrent plus
des devoirs moraux; ils se jetèrent à corps perdu dans la contro-
verse; « des torrents d'encre et de fiel coulaient des plumes théolo-
giques. Dans les barques, dans les voitures publiques, on n'en-
tendait plus parler que des matières de la prédestination et de la
grâce. 9 Comme de juste , la plupart de ces discoureurs s'embrouil-
laient dans ces questions compliquées, et a l'on en voyait attribuer
aux uns ce qui ne convenait qu'aux autres » . Tous ne laissaient
pas cependant que de prendre parti, ceux-ci pour les Gomaristes,
ceux-là pour les Arminiens; et l'ignorance de ces adversaires
improvisés amenait des confusions parfois étranges. Les pins
ardents à la lutte étaient aussi mal renseignés que les autres , et les
LE CARACTÈRE. 47;I
plus hauts personnages, le prince Maurice lui-même, qui devait
être la cheville ouvrière de toute cette persécution, ne se trouvèrent
pas à l'abri des plus grossières erreurs.
La victoire, on le sait, demeura aux Gomaristes , et les Arminiens
vaincus durent, en prison ou sur l'échafaud, expier leur amour
AHSTEBDAH
Porirait de Grolîii!!.
pour la tolérance. Mais les vainqueurs, partout ailleurs implacables,
se départirent à Amsterdam de leur rigueur excessive. Les ma-
gistrats fermèrent les yeux sur cette hérésie d'un nouveau style,
se conformant ainsi aux salutaires habitudes de leurs prédécesseurs.
C'était, en effet, une tradition de la municipalité amsterdamoise que
cette tolérance parfaite en matière de religion. Avant que la ville
fût passée an pouvoir des protestants, les bourgmestres et écfae-
474 AMSTERDAM ET VENISE.
vins catholiques non-seulement permettaient aux réformés d*y
séjourner, d'y vaquer à leurs occupations et à leurs affaires,
mais ils allèrent même jusqu'à leur concéder une chapelle dans
ÏOudeherk, avec la permission de s'y faire enterrer. Et cette cha-
pelle, qui portait encore au siècle dernier le nom de « chapelle
des bourgeois de Hambourg » , n'est pas la seule preuve de cette
généreuse tolérance que renfermait cette même église. On y voyait
un superbe vitrail donné au chapitre par Jan Klasz Hopper, l'un
des édiles d'Amsterdam, lequel avait été condamné par le Sainl-
Père à faire cette dépense, pour s'être montré « trop affectionne
à ceux qui embrassaient la Réformation ».
Plus tard, les magistrats réformés, dignes continuateurs de
leurs prédécesseurs catholiques, se tinrent à l'écart des fanatiques,
fermèrent autant que possible la bouche à ces pasteurs étrangers
qui, selon le mot de Cerisier, u nés dans un pays où les tètes s'allu-
ment aisément , échauffés encore par la persécution espagnole dont
ils étaient les victimes , et par le désir de rentrer dans leur patrie,
voyaient l'excès de leur zèle effacer leur jugement ». De la sorte
ils préservèrent leurs administrés de la contagion de ces doctrines
virulentes, qui poussaient à tous les excès.
Le bon peuple d'Amsterdam, tout occupé de ses affaires, tra-
vailleur, commerçant, ambitieux, ne trouvait du reste qu'un charme
médiocre à ces controverses acharnées. Ses intérêts l'absorbaient à
tel point que ses préférences religieuses et ses sentiments patrio-
tiques en parurent plus d'une fois atrophiés. On le vit en effet,
en maintes circonstances et sans souci des conséquences que sa
conduite pouvait avoir, se faire le pourvoyeur des adversaires de
sa religion et des ennemis de son pays, et plus tard revendiquer
hautement la responsabilité de pareils actes. Lisez les mémoires de
du Maurier ou les lettres de Garleton, on y trouve sur ce sujet des
pages édifiantes.
Après la prise d'Anvers , pour ne citer que cette fois, le prince
d'Orange se plaint amèrement de ce que les négociants d'Amster*
dam aient fourni des vaisseaux, des canons et des armes aux Espa*
gnols. Il demande qu'on en punisse certains qu'il désigne. Ceux-cî
LE CARACTÈRE. 415
fiirent cités devant le « magistrat n; mais bien loin de se niontrer
émus ou déconcertés, ils répondirent que « les bourgeois d'Amster-
dam ont le droit de faire commerce partout ; qu'ils s'offrent d'en
nommer cent qui sont les commissionnaires dés Espagnols, et que
s'il fallait passer par l'enfer pour faire leur commerce , ils hasarde-
raient leurs voiles m .
De pareifles réponses rendues publiques et longuement commen-
tées devaient valoir aux Amsterdamois le même reproche qu'on
faisait aux Vénitiens, à cause de leur commerce avec les Turcs «
celui de manquer de religion, reproche dont le doux Racine, histo-
riographe de Louis XIV, n'hésita pas lui-même à se faire l'écho.
n Ils n'ont aucune religion, dit-il, ils ne connaissent de dieu que
leur intérêt. lueurs propres écrivains confessent que dans le Japon ,
oà l'on punit des plus cruels supplices tout ce qu'on y trouve de
chrétiens, il suffit de se dire Hollandais pour être en sûreté. » Disons
plutôt que c'était, en quelque sorte, une conséquence naturelle de
cet esprit d'indépendance absolue qui forme la base du caractère
néerlandais.
' Nous chercherions, en effet, presque vainement une dérogation
à ce besoin de liberté qui rendait pour ces fiers républicains tous
les jougs insupportables. II n'est qu'un point, dont nous avons déjà
longuement parlé dans un autre chapitre, sur lequel nous pourrions
voir leur naturel indomptable fléchir et accepter une tyrannie. C'est
dans le mariage. Pendant qu'à Venise les gentildonne vivaient
sans influence, reléguées au troisième étage de leurs palais de
marbre, la patricienne amsterdamoise régnait sans partage dans
sa maison et plaçait son autorité intérieure au-dessus de celle
de son mari. Tons ceux qui visitèrent Amsterdam dans les siècles
passés ont été frappés de cette soumission. « Les maris payent
cette fidélité de leurs femmes d'un grave assujettissement ; et
si quelqu'un, contre la coutume, affectait l'empire de la maison,
la femme serait plainte de tout le monde comme une malheu-
reuse, et le mari décrié comme un homme de très-méchant
naturel. « C'est un Français, Saint-Évremond, qui nous parlé
de la sorte. Écoutons maintenant un Anglais, le chevalier Tempk;
4T6 AMSTERDAM ET VENISE.
ranecdote quMI rapporté est si curiéase que' je ne puis résister
au désir de la citer en entier. « M. Hoef ', nous dit-il, m*in-'
vita un jour (M. Hooft était en ce temps l'un dés bourgmestres
d'Amsterdam); j'étais fort enrhumé, et je remarquai que toutes
les fois que je crachais, il y avait une grosse servante qui net*
toyait, avec un linge bien blanc, le plancher que je gâtais. On se
mil à parler de mon rhume et de la grande incommodité que j'en
recveais. Je répondis qu'il m'incommodait véritablement , mais que
le grand chagrin qu'il m'avait donné venait de la peine que cette
pauvre fille en souffrait. M. Hoef me dit là-dessus que je l'échappais
belle , et que si sa femme s'était rencontrée au logis , ma qualité
d'ambassadeur ne m'aurait pas sauvé et qu'elle m'aurait jeté dehors
pour avoir sali la maison. Il ajouta en riant qu*il y avait deux
chambres dans la maison où il n'avait jamais osé mettre le pied, et
qu'il croyait qu'on ne les ouvrait que deux fois l'année pour les
nettoyages. Je lui répondis que je m'apercevais, qu'il aimait
beaucoup sa patrie ; qu'il n'était pas seulement attaché aux intérêts
de sa ville, mais même aux coutumes qu'on y observait, parmi
lesquelles j'avais appris qu'il y en avait une établissant l'empire des
femmes sur leurs maris. Il répliqua que cela était vrai, et que tout
ce qu'un homme pouvait souhaiter à Amsterdam, c'était d'avoir
une douce patronne, et qu'il était assez heureux pour avoir une
femme de cette humeur. »
Rien de plus typique, n'est-il pas vrai? que cet aveu naïf. Eh bien,
ces bonnes et sages traditions se sont pieusement conservées. Au-
jourd'hui encore les Amsterdamoises régnent en despotes sur leurs
ménages; mais ce despotisme est tempéré par tant de grâce, il est si
bienveillant, surtout si plein d'affection et de prévenances, que nous
ne pourrions que plaindre ceux qui seraient assez aveugles pour vou-
loir secouer un joug qui pèse si doucement sur eux.
Pour en finir avec le caractère hollandais et le caractère vénitien^
il nous reste à toucher à une double accusation que nous ne ferons
qu'effleurer, car elle se réfute pour ainsi dire d'elle-même. On a
' Temple écrit ici le nom à la manière anglaise.
LE CARACTÈRE. 477
acousé les Véoitiens et les Hollandais d'être intéressés et per-
sonnels, ou, pour appeler les choses par leur nom et nous
servir des propres termes qu'on rencontre à chaque page dans
les oeuvres de leurs contempteurs, on les a taxés d'avarice et
d'égoïsme.
Si l'on a voulu dire par le premier de ces deux reproches qu'ils
n'étaient point des gaspilleurs, certes on a eu raison. Peuples de
commerçants qui comptèrent dans leurs rangs les premiers négo-
ciants du monde, les Vénitiens et les Honandais ont toujours su
calculer, et se sont montrés en tout temps sagement économes. Mais
chaque fois que l'intérêt général l'a exigé, on les a vus faire tous les
sacrifices que réclamaient l'influence de leur ville, la sûreté de
l'État, la grandeur de la patrie ou les progrès de la science. Si l'on
a voulu dire autre chose et critiquer leur vie privée, les palais
somptueux qui étalent leurs façades de marbre le long du Grand
Canal et les superbes maisons qui bordent le Heerengracht répon-
dent mieux à cette ridicule accusation que tout un volume
d'arguments. Quant à l'autre reproche, celui d'égoïsme, c'est aussi
dans les édifices de nos villes que nous en trouverons la réfutation.
Tous ces établissements de bienfaisance, ces asiles hospitaliers que
nous avons rencontrés presque à chaque pas, ne se chargent-ils pas
de réduire à néant cette odieuse imputation ? La bienfaisance et
l'égoïsme ont-ils jamais habité sous le même toit et trouvé place
dans les mêmes cœurs? Ajoutons qu'il n'est point de pays au monde
où une entreprise utile, association charitable, société d'instruction
ou même de plaisir puisse plus facilement que dans nos deux villes
s'alimenter de contributions volontaires.
Ce qui a pu donner naissance à ces accusations erronées, c'est
peut-être une grande réserve vis-à-vis des étrangers et une certaine
froideur, que ceux-ci prennent quelquefois pour de la défiance. Mais
cette retenue, sorte d'héritage reçu des générations précédentes,
doit être exclusivement attribuée à l'énorme quantité d'aventuriers
de toutes sortes qui ont, dans les siècles précédents, constamment
élu domicile dans nos deux grandes cités. Et dès lors Vénitiens
ou Amsterdamois sont-ils condamnables de ne s'être point jetés
478 AMSTERDAM ET VENISE.
à la tête du premier venu ou dans les bras d'uD ami de ren-
contre ?
EuiÎD, pour termioer, coustalons que deux défauts pareils seraient
nn bien lourd fordeau pour une généreuse population, dont les
deux passions les pins vivaces opt toujours été un excessif amour
de leur patrie et un impérieux besoin d'indépendance.
AMSTERDAM
Maiion hollandaiae.
rx
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE
•
ImporUnce de l'éttidQ des arts. -~ Ils sont la source des joies ineffables. — Saint-Jean de
Latran et la Piazzetta» — Les arts et l'hlâtoire. — Origine de Tart ycnitien. — > Venise
a[)pelle à son secours les artistes grecs et byzantins. — Influence du climat àcâ Lagunes
sur Timagination des artistes étrangers. — Saint- Marc. — Impressions premières. —
Analyse des sensations. — La couleur et Kharmonie. — L'opinion des érudits. — Incohé-
rence générale et mépris des lois de la statique. — Les conditions indispensables pour
qu'un édifice satisfasse Tesprit. — Le palais ducal. — Lés étapes «uecessives de l'arcbi-
tecture Ténitienne. — La dynastie des Lombardi. — UÂrchitettura lomhardesca. —
Sansovino^ Scamozzi et Palladio. — La Lot^etta, — • Les architectes de la décadence.
De toutes les manifestations auxquelles un peuple se livre, celles
qui ont rapport à Tart sont bien à la fois les plus instinictlves et les
plus attrayantes. Dès qu'on étudie ces charmantes questions , on
revit avec ce peuple son existence disparue. A chaque monument
qu'on retrouve, à chaque œuvre que l'on considère, on sent se lever
m
un coin du voile qui couvre son histoire; ses anciennes coutumes,
ses vieilles traditions, et mieux que cela, ses passions, ses entraine*
ments, tout renaît et revit. Les événements eux-mêmes se reflètent
dans les œuvres bénies qui sont venues jusqu'à nous, et nous
assistons à ses triomphes et à ses désastres bien mieux qu'en lisant
les longs récits qui ne sont que leur paraphrase.
Ne vous est-il point arrivé dans ces heures oisives de la nuit,
quand tout sommeille dans la nature, quand on est seul en face de
soi-même, sans bruit qui trouble les sens, sans lumière qui distraie
l'esprit, de vous recueillir dans le silence et dans l'obscurité ? Il
semble alors que les sens prennent un redoublement d'acuité.
A travers le silence, on démêle mille bruits intérieurs qui sont comme
un écho du passé, et dans le vide on voit sur{;ir quelque figure aimée
jadis, tendre évocation, vivante, agissant dans le néantqui l'entoure,
480 AMSTERDAM ET VENISE.
dans l'ombre qui l'enveloppe. Bien que vous l'ayez connue, cette
tendre évocation, autant qu'il est possible de connaître , bien que
vous l'ayez aimée, chérie peut-être, ses traits vous apparaissent
indécis. Mais un sourire, un regard, un geste qui lui étaient
familiers et qui sont restés gravés en votre cœur en traits inef-
façables, la font revivre avec une certitude et une vérité qui vous
impressionnent. Vous ne savez point très-exactement la forme de
son nez ou la largeur de son front; mais vous voyez son regard, et
par cette « fenêtre de l'âme » vous pénétrez dans sa pensée et vous
vivez en elle, comme elle revit en vous.
Eh bien, ce sourire, ce regard, ce geste des nations disparues,
des générations réduites en poussière et dont il ne nous reste plus
que le souvenir, ne sont-ce point les œuvres d'art qui nous les don-
nent? Les historiens peuvent nous raconter tes dimensions des Ëlats,
nous dire jusqu'où s'étendaient leurs fix)ntières, nous décrire les
institutions des peuples, leurs luttes et leurs combats. Aucun d'eux
ne nous rarontera mieux qu'un tableau ou qu'une statue quel
souffle animait cette multitude tourbillonnante, dont le néant s'est
emparé et qui se survit dans ses œuvres.
Tous les grands hommes ont admirablement compris cette puis-
sance posthume de l'art; car tous, dans leurs œuvres, se sont
préoccupés de la postérité. Ils ont bien senti qu'on chercherait à
démêler dans leurs ouvrages non- seulement l'histoire de leurs
nobles élans et de leurs défaillances, mais encore celle de leur
pays et de leur temps, et tous ont cherché à se surpasser eux-
mêmes. Ils ont prodigué leurs forces Imaginatives pour parer de
tous les attraits imaginables les productions qui devaient les faire
connaître et aider à juger leurs contemporains; et leur but est
atteint, car leurs délicieuses créations, toujours jeunes et toujours
fraîches malgré les siècles qu'elles ont traversés, nous font aimer
non-seulement ceux qui leur ont donné le jour, mais encore ceux
qui les ont vues naître.
C'est là en effet le merveilleux privilège de l'art. Il conserve éter-
nellement ses charmes. Les générations se succèdent, les institutions
changent, les peuples disparaissent; l'art reste immuablement beau
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE. 481
et toujours plein d'attraits pour les esprits d'élite capables de le com-
prendre. Pendant des siècles un tableau, une statue, un monument
réjouira la vue, élèvera l'esprit, développera les plus nobles senti-
ments des générations successives, qui viendront le contempler avec
une respectueuse admiration. Il portera en lui une somme d'émotions
délicates^ de plaisirs relevés, dont pourront profiter tous les yeux et
lous les cœurs, sans distinction de races, de castes, ni d'époque.
Que la nation qui l'a produit soit rayée de la liste des peuples, que
les ronces et les broussailles recouvrent la ville qui l'a vu naître,
rien n'est capable d'altérer son immuable sérénité. Emporté loin
de sa patrie, il ira sur d'autres rivages faire revivre les pensées qu'il
était chargé d'exprimer. Exhumé après des siècles, il éblouira ceux
qui seront assez fortunés pour le rendre à la lumière , et ils n'au-
ront point de temples assez beaux pour l'abriter, ni de termes assez
pompeux pour exprimer leur admiration sans bornes.
Cherchez, parmi toutes celles que peut enfanter l'homme, une
autre manifestation de son esprit qui ait cette même durée et ce
même éclat! Les grandes conquêtes de la science ne produisent
point elles-mêmes de pareils enthousiasmes. Sous ce rapport, le
Bon n'est pas encore l'égal du Beau. Les besoins en effet se modi-
fient. Les exigences de la vie changent avec les temps et les climats.
Seules, sous tous les cieux et pour tous les yeux, les ineffables
beautés de l'Art conservent tous leurs prestiges. Voilà pourquoi les
grands peuples l'ont toujours associé à leurs grandes œuvres. Allez
aujourd'hui encore, à Rome, vous asseoir au pied de la Scala santa,
devant Saint-Jean de Latran. Vos regards, embrassant la campagne
romaine , la verront sillonnée en tous sens d'aqueducs interminables ;
et votre esprit, s'égarant à travers les méandres de ces lignes har-
monieuses, oubliera la merveilleuse prévoyance de ce peuple de
géants, pour remercier les Romains d'avoir peuplé d'architectures
grandioses cet immense désert qui s'étend jusqu'aux Apennins.
Dans la longue promenade que nous venons d'accomplir, n'en a-t-il
pas, du reste, été de même? Sur la Piazzetta et sur le Grand Canal, tout
aussi bien que sur le Heerengracht et dans les rues d'Amsterdam,
ne nous est-il pas arrivé en cent occasions de nous arrêter, charmés
61
482 AMSTERDAM ET VENISE.
et surpris? Au milieu de notre course, un paiais, une maison, une
façade, quelquefois moins encore, un détail d'architecture suffisait
pour nou^ clouer en place. C'était comme une oasis bienfaisante qui
reposait notre esprit et nos yeux.
Si nous passons, maintenant, de ces contemplations accidentelles à
une étude raisonnée des chefs-d'œuvre qu'ont produits nos deux
peuples, bien d'autres émotions nous attendent, et bien d'autres
sources d'enseignement aussi. La production artistique d'une
grande nation n'est pas en effet un accident fortuit. Elle est la
résultante de ses aptitudes, de son énergie et de son degré de
civilisation. Toutes les forces vives de la race semblent se condenser
sur ce magnifique terrain pour arriver à une éclosion magique de
ses plus brillantes facultés. C'est là surtout qu'on peut voir qe dont
un peuple est capable ; car les grandes époques de l'Art coïncident
toujours avec celles où la prospérité publique atteint son plus haut
sommet.
Il semble en effet qu'il y ait dans la vie de chaque peuple une
époque bénie, où tout s'épanouit à la fois. La puissance, la har-
diesse, l'énergie, se manifestent dans la vie politique, et la fortune
pubUque atteint son apogée, en même temps que la grâce, l'élégance
et la force brillent dans les arts. Avant ce temps on cherchait une
voie. Tout était indécis. Le caractère ne s'était point encore montré
dans toute sa vigueur; les productions ne portaient pas encore le ca-
chet personnel, et n'avaient pas revêtu la forme particulière, propre
au génie national. A ce moment, tout se transforme. La nation tout
entière entre en possession d'elle-même. Il semble qu'elle ait terminé
son apprentissage de la vie, et qu'il lui soit permis « d'être soi » pen-
dant quelque temps. Architecture, peinture, littérature, tout brille,
étincelle, flamboie. C'est comme un superbe feu d'artifice fait de ce
que l'homme a de plus noble dans son esprit et de plus généreux.
Mais, hélas! cette floraison magique n'a qu'un temps. On ne fait
que passer sur ces prestigieux sommets; jamais on n'y demeure. La
première pente gravie, il reste à franchir la seconde. Après avoir
monté, il faut descendre à son tour. Tout décroit alors, tout s'étiole
et s'amoindrit. En même temps que les caractères^ les arts se ra'
L'ARCHITECTURE VÉINITIENNE. 483
petissent, la production dégénère, Tenthoasiasme se tempère;
l'imagination devient sage, Taudace fait place à la prudence et la
hardiesse s'efiFace devant la raison.
Telle est la commune histoire. Il semble qu'une destinée inéluc-
table pèse sur tous les peuples , leur fasse parcourir à tous le même
chemin ; et leur existence parait, comme la vie des hommes, sujette
à ces trois périodes de jeunesse, de force et de sénilité auxquelles
nous obéissons malgré nous.
Mais si la marche est toujours la même, il s'en faut que les
productions se ressemblent toujours. Suivant le caractère d'un
peuple, ses aptitudes, son énergie et ses tendances, suivant son
génie en un mot, celles-ci revêtent ime forme spéciale, un aspect
particulier. Expression de ses sentiments, elles en conservent le
reflet, et, à travers leurs lignes harmonieuses, on peut lire les
vertus qui ont présidé à leur naissance, aussi bien que les défauts
qui ont modifié leur essor. « Le style, c'est l'homme », a dit Buffon.
Avec combien plus de raison encore pourrait-on dire : « L'Art,
c'est le peuple! » Chacune de ses manifestations artistiques est
en effet, pour la nation entière, comme la synthèse de ses pensées
dominantes. C'est par là qu'elle peut parler à la postérité et qu'elle
lui dit : Jugez-moi preuves en main, c'est-à-dire sur mes œuvres.
Nous allons donc étudier ces nobles manifestations avec tout le
soin qu'elles comportent. Nous bornerons toutefois notre tâche aux
arts plastiques ; non pas que la musique et la poésie soient moins
dignes de notre respectueuse attention ; mais ces deux belles
branches de l'imagination humaine échappent plus facilement à nos
sens, elles ne s'adressent point à tous les yeux, ne s'imposent pas à
tous les regards, et leurs caractères plus intimes, si j'ose dire ainsi,
sont, par cela même, plus difficiles à saisir.
Nous commencerons nos études par l'architecture. C'est, en effet,
par ordre de date, le premier des arts plastiques. Il a précédé les
autres, non pas, comme on l'a dit et répété, parce que l'homme a
éprouvé d'abord le besoin de se construire une demeure, mais parce
que son premier soin a été de créer un ornement. L'art de l'archi-
tecte n'est pas, en effet, un dérivé de la science du castor, il
48i AMSTERDAM KT VENISE.
consiste non pas à édifier un abri, mais à construire une omemen«
tation, ce qui est une chose tout à fait difTérente.
C'est là, du reste, un besoin si général et si universellement ré-
pandu, qu'il s'est manifesté sur tous les points du globe. L'arcbi*
tecture en effet fut inventée et réinventée par des races qui, n'ayant
jamais eu aucun rapport entre elles, ne peuvent avoir profité des
•
découvertes successives de l'humanité. Mais si, chez les plus for-
tunés, la floraison de ce bel art jaillit pour ainsi dire de terre, el
revêt daos tous ses développements un caractère absolument au-
tochthone , pour d'autres il est le résultat d'emprunts faits chez des
peuples plus anciens , plus avancés , mieux instruits , et au lieu
d'être une création complète, il semble plutôt n'être qu'une ingé-
nieuse adaptation. Tel est, nous devons le reconnaître, le cas des
deux nations dont nous nous occupons en ce moment.
Dès ses premiers jours, à peine sortie des flots bleus desT^agunes,
Venise, pareille à un vaisseau échoué sur les rivages de l'Adria-
tique, sembla prédestinée à devenir le comptoir occidental de
l'Asie. Gomme les Athéniens du temps de Thémistocle, ses habitants
n'hésitèrent point à abriter leur fortune et leur vie « entre des
murailles de bois», c'est-à-dire dans les flancs de leurs navires ; et
longtemps avant que de songer à conquérir les rivages qu'on aper-
cevait du haut de leurs campaniles, ils avaient fait connaître à tous
les riverains de la Méditerranée la hardiesse de leurs matelots et
l'habileté de leurs négociateurs . C'est ainsi que le peuple de Saint-Marc
devint le premier peuple marchand qui fut au monde, le trait
d'union indispensable entre l'Orient et l'Occident.
Une fois riche, Venise voulut être belle. Dans leurs courses
lointaines, ses marins avaient non-seulement recueilli de For
en abondance, des tissus de prix et des denrées précieuses, ils
avaient aussi conquis de glorieux trophées et dérobé à la civilisation
antique quelques-uns de ses trésors d'art. Chapiteaux de bronze
fouillés avec un soin méticuleux, marbres rares, colonnes de ser-
pentine et de porphyre, bas-reliefs curieux, toutes ces richesses
enlevées en tous lieux ne tardèrent pas à abonder sur les quais de
Venise. On voulut les utiliser, en faire un tout à la fois somptueux
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE. 487
et noble, capable de parer la cité, de réjouir les yeux de ces enfants
des Lagunes, si amoureux des spectacles pompeux, et de donner en
même temps aux visiteurs étrangers une haute idée de leur puis-
sance et de leur richesse.
Mais le temps manquait pour former des artistes. Pour que le
goût s'épurât, pour que des talents pussent naître et se développer,
dans Venise même, on eût été forcé d'attendre de longues années, un
siècle peut-être, et Ton était pressé de jouir. Il fallut donc avoir
recours à des artistes étrangers. Au dixième siècle, Constantinople
était encore le foyer de l'art et de la science. La civilisation antique,
ébranlée parles idées nouvelles, tourmentée par des préoccupations
inconnues du monde ancien, semblait avoir cherché là son dernier
refuge. Après avoir été le berceau des arts du paganisme, la Grèce
était devenue, en quelque sorte, une pépinière d'artistes chrétiens.
Les peintres, les mosaïstes et les sculpteurs se rencontraient chez
elle en abondance. Venise, voulant employer ses richesses acquises
et conquises, s'adressa donc à l'Orient. Au Péloponèse, elle demanda
des mosaïstes, des architectes et des peintres, et elle emprunta à
Constantinople le modèle de Saint-Marc.
C'est ainsi que les conditions spéciales dans lesquelles Venise
se trouva au lendemain de sa naissance, jointes à la fortune brillante à
laquelle elle s'éleva si rapidement, empêchèrent l'originalité de son
tempérament de se faire jour dans ses œuvres premières. Mais si
elle eut recours à une inspiration lointaine et à des talents étran-
gers, en mettant le pied sur son sol, artistes et inspiration se
modifièrent et revêtirent le cachet propre au pays où ils entraient.
Un sou£Qe étrange, particulier, absolument personnel, semble, en
effet, avoir passé sur tous ceux qui sont venus se fixer au milieu des
Lagunes. On dirait qu'en pénétrant dans cette ville magique, ils
dépouillent le vieil homme pour se faire une imagination neuve et
des sensations en harmonie avec le milieu dans lequel ils vont vivre.
Ils modifient leur originalité personnelle pour s'identifier avec celle
du pays, pour se plier à ses exigences, et c'est ce qui explique com-
ment, appartenant à tous les temps et originaires de tous les climats,
les chefs-d'œuvre qui peuplent Venise ont tous un air de parenté et
488 AMSTERDAM ET VENISE.
forment un ensemble complet, harmonieux, qu'aucune dissonance
ne vient troubler et qu'aucune tache ne dépare.
Cette unité de conception et de production est si complète qu'il
nous suffit de prendre au hasard un de ces beaux monuments de
marbre qui parent la reine de l'Adriatique, pour démêler tout de suite
tous les caractères importants de l'architecture vénitienne. Du plus
ancien au plus jeune , tous ontun air de famille. Le style a beau se
modifier, l'inspiration venir de l'Orient, delà Sicile, de laLombardie
ou de la Toscane, les grands traits demeurent lesmêmes^ et nous
retrouverons dans le dernier palazzino du Grand Canal les signes
particuliers que nous pouvons noter dans la basilique de Saint-
Marc.
Prenons donc pour base de nos observations ce merveilleux
sanctuaire unique en Occident. Cherchons à détnéler de l'imilation
ou plutôt de l'inspiration flagrante de Sainte-Sophie les particularités
qui sont le propre du génie vénitien ; elles nous serviront de guide
pour nos autres observations.
Le premier sentiment qu'on éprouve en contemplant le portique
extérieur de Saint-Marc est une sorte d'éblouissement. Toutes les
époques, tous les mondes se confondent dans ce monument excep-
tionnel. Sur deux cents colonnes de porphyre de vert antique et de
serpentine, couronnées de chapiteaux de bronze et semées partout
au milieu de la façade, des étages incohérents entassent leurs cintres
cvidés, dans un pêle-mêle magnifique de mosaïque à fond doré et
de marbres multicolores. Puis, sur ces cintres antiques, des revête-
ments évasés se relèvent en pointes gothiques accompagnés d'une
guirlande de statues ; tandis que sur les contre-forts, de joyeux
clochetons abritent une foule de saints personnages et qu'une végé-
tation marmoréenne, empruntée à tous les règnes de la nature,
brode sur les lignes supérieures, ainsi que sur les chapiteaux, un
monde bizarre d'oiseaux, de feuillages, de raisins, de lions et de
croix qui s'enchevêtrent et forment un dessin fantastique.
Au-dessus de cette profusion de marbres et de dorures, cinq
énormes coupoles aux formes bulbeuses, surmontées de lanternes
orientales, lancent dans les airs leurs croix dorées, dont les angles,
L'ARCHITECTURE VÉNITIENISE, 480
accrocbant les rayons du soleil, tranchent par leur éclat sur l'azur
foncé du ciel.
Un tel entre-choquement de lignes et de couleurs, une telle
diversité de nuances vives et de contours heurtés devraient pro-
duire, à ce qu'il semble, une sensation déplaisante. Il n'en est rien
cependant. Tous ces ors, tous ces marbres de tons différents, toutes
ces mosaïques, ces statues et ces bronzes se confondent dans une
harmonie générale qui charme et étonne à la fois. Dans cette
fête des yeux qui ressemble plus à une vision qu*à la réalisation
d'une conception humaine, les disparates s'accordent et les incor-
rections cessent d'être sensibles. Les lignes s'unissent, les couleurs
se fondent et les mosaïques luisantes semblent elles-mêmes adoucir
leurs reflets, pour ne laisser devant nos yeux qu'une façade merveil-
leuse, toute faite de pourpre, de vert et d'or.
A l'intérieur, le spectacle n'est guère moins magnifique. Là aussi,
c'est une magie de couleurs vives, une vision de lignes qui s'entre-
lacent, et d'ornements qui s'enchevêtrent sur une marqueterie de
marbres polychromes. En entrant dans ce merveilleux sanctuaire ,
il semble qu'on pénètre dans un immense écrin entièrement doublé
d'émaux cloisonnés. Partout apparaissent des personnages se déta-
chant sur un fond d'or, ou des marbres de toutes couleurs mariant,
dans des dessins géométriques, leurs teintes chaudes et colorées.
liCS mosaïques recouvrent les murailles depuis la base des pilastres
jusqu'au sommet des coupoles, et le sol qui ondule sous le poids
des années est, lui aussi, recouvert d'une immense mosaïque. Partout
les sculptures et les bas-reliefs; partout l'or, l'argent et le bronze
sont prodigués, et le travail, comme prix, le dispute à la matière.
Toute cette richesse cependant, tout ce luxe n'ont rien d'incohérent
ni de criard. Là encore, tout cela se fond et se confond dans une
suave harmonie, dans un merveilleux ensemble.
Ce n'est point à dire cependant que cette basilique soit parfaite.
Indépendamment de la forme générale sur laquelle nous aurons à re-
venir tout à l'heure, il y a, quand on examine avec attention l'inté-
rieur de Saint-Marc, mille particularités qui jurent trop avec les exi-
gences artistiques de nos goûts actuels, pour ne pas soulever des
G2
490 AMSTERDAM ET VENISE.
critiques. La plupart de ces grandes mosaïques, qui peuplent le pla-
fond des coupoles, les tympans et les sommets des murs, sont bar-
bares de dessin. L'impuissance de Tartiste, ses tâtonnements, les exi-
gences hiératiques qui guidaient sa main, ne sauraient contenter notre
esprit, ni satisfaire nos regards. Les saints personnages aux pro-
portions colossales, qui nous fixent du haut des voûtes avec leurs
yeux démesurés, sont le produit d'une imagination naïve et d'une
maladresse enfantine. Ces corps grêles et roides, ces Êves à la poi-
trine tombante et ces Adams sans muscles sont aussi maladroite-
ment tracés que les enluminures des vieux manuscrits.
Ces mêmes reproches, nous pourrions les appliquer à la plupart des
sculptures qui décorent Saint-Marc. Telle sainte est une hydrocé-
phale; tel autre personnage est monstrueux, difforme; la plupart ne
sont point nés viables. On est pour ainsi dire placé entre les deux
extrêmes de la civilisation : l'œuvre hiératique, plate, étirée, étio-
lée, aux formes amaigries, aux attitudes mécaniques, qui marque la
fin d'un monde condamné à périr, et l'œuvre exubérante, bour-
souflée, ramassée sur elle-même, qui est comme le bégayement
de toutes les civilisations à leur aurore. Mais ne nous arrêtons pas à
ces détails qui sont le propre d'une époque spéciale ; ne considérons
que l'ensemble, et nous serons dominés par une indéfinissable
harmonie de chaudes et généreuses colorations. Toutes ces imper-
fections qui nous contrariaient tout à l'heure vont se perdre dans
un délicieux ensemble. Le chatoiement des couleurs, le papil-
lotage des mosaïques, des marbres et des dorures se confondent dans
deux grandes et belles notes qui deviennent les dominantes de ce
concert, et qui semblent résumer toutes les autres, le rouge sombre,
qui lambrisse les murailles, s'arrondit au fût des colonnes et se
répand sur les dalles, et l'or, qui tapisse les voûtes et éclaire
l'obscure profondeur des coupoles en accrochant au passage les
rayons du soleil. Le rouge et l'or vibrant ensemble sous un rayon
de douce et chaude lumière! Peut-on concevoir rien de plus beau?
Nous avons essayé de résumer en quelques phrases la profusion
de sensations délicieuses que produit, sur tous les cerveaux artis-
tiquement organisés, la vue de cette merveilleuse basilique de
L*ARGHITECTURE VÉNITIENNE. 491
Saint-Marc ; cherchons maintenant l'impression qu'elle fait naître
chez les esprits exacts, chez les gens du métier.
Et d'abord de ce que l'ordonnance générale de Saint*Marc a été
inspirée par Sainte-Sophie de Constantinople, il en est résulté, en
quelque sorte , la nécessité pour les architectes d'établir un paral-
lèle entre les deux églises, et, comme on pouvait s'y attendre, ce
parallèle n'a point été à l'avantage de la copie. « Ne pouvant
reproduire la coupole immense de Sainte-Sophie, dit M. de Ver-
neilh en parlant des architectes de Saint-Marc, ils nous en donnèrent
la monnaie. Saint-Marc eut cinq coupoles, la plus grande au centre,
quatre autres plus petites sur les quatre branches de la croix, copies
réduites de celle de Constantinople . »
Une seconde observation porte sur les modifications successives
subies par l'édifice primitif. Élevée au dixième siècle, l'église fut,
en effet, augmentée, dès la fin du onzième siècle, d'un péristyle (le
narthex). Du douzième siècle datent les revêtements en marbre et les
premières mosaïques. Au quatorzième siècle, les pignons des nefs,
qui à l'extérieur s'arrondissaient en plein cintre, furent surmontés
d'un étroit tympan se terminant en forme ogivale , tout hérissé de
feuillages et couronné par des statues. Puis vinrent au quinzième
siècle les dômes surhaussés, qui couvrirent les cinq petites coupoles
et dont le galbe est plus moscovite que byzantin. « En un mot, les
Vénitiens ont si bien travesti l'édifice néo-grec, qu'à l'extérieur il
est devenu absolument méconnaissable. »
A ces deux premières observations, qui s'attaquent plutôt au
monument lui-même qu'à ses architectes, il nous est fort aisé
de répondre. Saint-Marc n'a ni la hardiesse, ni les dimensions
de Sainte-Sophie; rien n'est plus vrai. Mais Anthémius de Tralles
et Isidore de Milet, auxquels Justinien confia la construction de son
église modèle, sont peut-être les deux architectes les plus hardis^
nous pourrions presque dire les plus audacieux qu'on ait jamais
connus. Faut-il faire un crime à leurs imitateurs de n'avoir point
osé marcher sur leurs traces , alors que ni Brunelleschi ni Michel-
Ange n'ont osé imiter leur prodigieuse hardiesse?
Pour le second point, il est également incontestable que les
492 AMSTERDAM ET VENISE.
transformations qu'elle a subies ont sing^ulièrement modifié le
caractère primitif de la vieille basilique; mais combien d'autres
édifices se trouvent absolument dans le même cas, depuis les mo-
numents antiques, le Panthéon d'Agrippa et le temple de Syra-
cuse, qui sont devenus des sanctuaires catholiques, jusqu'à ces
monuments gothiques qu'on a gratifiés, dans les siècles derniers,
de façades Louis XIV I Qui donc retrouverait aujourd'hui dans
Saint-Pierre de Rome le plan primitif conçu par Michel- Ange?
Et de tous les plans proposés pour l'achèvement du Dôme de
Florence, quel est celui que consentirait à signer Amolfo di Lapo
ou son collègue Giotto? Ce qu'il faut constater, au contraire, c'est
que tous ces arrangements successifs, toutes ces modifications au
plan primitif ont été faits avec un tel goût, une telle suite d'idées
qu'aujourd'hui Saint-Marc n'est point une agglomération de frag-
ments disparates, mais un tout complet, plein d'harmonie et même
d'unité. Aucune de ses parties, en effet, ne jure avec les autres;
toutes se tiennent, se complètent, se confondent, au point que si les
esprits exigeants peuvent, par un effort de la pensée, rectifier
quelques défauts partiels dont ils sont choqués, aucun d'eux ne
peut toucher aux parties essentielles de Tœuvre, les transformer
ou les modifier sans gâter l'ensemble, et en réduire la valeur. Or,
quand on voit des générations, qui se succèdent avec des besoins
différents, avec des foyers d'admiration sans cesse renouvelés,
])rendre et reprendre une oeuvre, la retoucher, Taugmenter, la
transformer toujours dans le même sens et dans le même esprit,
sans disparate trop choquant et sans en rompre l'harmonie, n'en
faut-il pas conclure que les notes dominantes, qu'on retrouve dans
cette succession d'œuvres rajoutées, ont, pour ainsi dire, leur source
dans le tempérament même de la nation, et qu'elles lui appai^
tiennent comme un patrimoine qui se transmet d'âge en âge?
Mais nous ne sommes point au bout des récriminations. En voici
d'une autre nature, et cette fois plus justes et moins facilement
réfu tables: u L'architecture extérieure du narthex de Saint-Marc,
qui joue un rôle si important dans la physionomie de l'édifice, écrit
un architecte de talent, accuse une maladresse dont on trou
VEMSE
ilprjeur* du p»\a\t ducal.
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE, 495
verait, je crois, peu d'exemples. Les pieds-droits des portails sont
ornés de deux étages de colonnes corinthiennes, courtes, trapues,
tout bonnement superposés... Ici deux colonnes en portent trois, là
trois autres n'en portent que deux, et ainsi du reste. C'est de la part
du constructeur comme un parti pris de violer à plaisir les lois de
l'équilibre des corps, de choquer les yeux et la raison. »
Ainsi donc, au dire de M. Lance, ce peuple de marchands, de
navigateurs, et par conséquent de calculateurs, se serait trouvé en
architecture l'un des moins logiques et des plus écervelés qu'on ait
jamais vus. Certes, voilà un jugement bien fait pour nous surprendre,
et cependant, il faut l'avouer, M. Lance a malheureusement raison.
Celles de toutes les lois architecturales qui sont les plus connues ,
les plus généralement respectées, sont à Venise violées à chaque
pas. Celles de toutes les règles de construction qui satisfont le plus
l'esprit et qui semblent être les plus évidentes sont volontairement
négligées et rejetées pour ainsi dire de parti pris. Presque seuls
dans toute l'Europe, les architectes vénitiens protestent contre les
inflexibles remontrances du bon sens et de la raison, et bravent,
la tête haute , les prescriptions devant lesquelles , en tout pays et
dans tous les temps, se sont inclinés les maîtres dans l'art de bâtir.
Il est en effet en architecture, comme en toute autre science ,
certains principes qui sont d'une évidence telle qu'on pourrait les
regarder comme des axiomes. Parmi ceux-là, l'dn des plus clairs et
des plus logiques nous dit qu'une construction, pour satisfaire
l'esprit, doit être non-seulement solide, mais encore le paraître. Or,
pour qu'un édifice paraisse solide, il faut que les parties portantes,
c'est-à-dire celles qui ont pour mission de soutenir l'édifice, aient une
force apparente supérieure au poids des parties qu'elles doivent
supporter. Il importe donc de n'amoindrir à aucun prix cette force
apparente ou, ce qui revient au même, de ne point augmenter
outre mesure la pesanteur visible des parties à supporter. Eh bien ,
c'est précisément cette règle pour ainsi dire évidente , cet axiome
d'architecture que les architectes vénitiens semblent violer avec un
malin plaisir et un entêtement sans pareil. Ce défaut que nous
relevons dans Saint-Marc n'est pas, en effet, un fait exceptionnel;
490 AMSTERDAM ET VENISE.
nous le retrouvons dans toutes les constructions de tous les temps;
il semble que ce soit un mal contagieux , imposé par Tair qu'on
respire, une sorte de loi fatale devant laquelle tous doivent se
courber; car pas un des artistes qui naissent au milieu des Lagunes,
pas un de ceux qu'on y appelle à grands frais pour bâtir ces
délicieux palais de marbre, n'écbappe à cette influence étrange.
De quelque côté que vienne l'inspiration , qu'elle arrive de
Byzance , de la Sicile sarra^itie , de l'Allemagne gothique ou
de la classique Toscane, nous voyop.s la même tendance s'imposer.
Avec ces merveilleuses colorations, ces teintes chaudes et vibrantes
qui nous ont si vivement impressionnés lorsque nous visitions la vieille
basilique, cette violation des lois de la statique semble être la ca-
ractéristique inéluctable de l'architecture vénitienne.
Pour nous en convaincre, du reste, nous n'avons pas loin à aller;
il n*est pas même nécessaire d'abandonner la Piazzetta. Au style
byzantin qui, en dehors de Saint-Marc, ne laissa guère à Venise de
Iraces bien nombreuses ni bien brillantes, succéda un style go-
thique, moitié occidental et moitié sarrasin, avec des ogives, des
colonnettes et des colonnes, des trèfles et des quatre-feuilles, toute
une dentelle de marbre, des corniches arabes, de gracieux cloche-
tons et des arcs en fer à cheval. Du treizième au seizième siècle,
depuis Pietro Basegio jusqu'à Giovanni et Bartolommeo Buono, une
légion de dessinateurs habiles garnirent les rives du Grand Canal
d'une telle profusion de ces bijoux ciselés, qu'un architecte a pu dire
tf qu'on ne trouverait nulle part ailleurs un aussi grand nombre de
constructions ogivales réunies sur un même point ». Eh bien, toutes
ces gracieuses constructions, tous ces bijoux, y compris le Palais
ducal, pèchent contre ces lois de statique.
Et d'abord le Palais ducal n'est- il pas, lui tout le premier,
un énorme contre-sens? Peut-on imaginer, en effet, rien de
plus extraordinaire et, au point de vue de la logique, rien de
plus choquant que cette griande muraille de marbre, presque mas-
sive, reposant sur une loggia découpée à jour et pesant de tout
son énoi*me poids sur une dentelle non interrompue d'ogives et de
quatre-feuilles? Et cette loggia est à son tour supportée par une
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE. 499
série d'arcades reposant sur des colonnes massives , dont Técarte-
mént, double de celui des colonnettes de la loggia, fait peser une de
ces colonnettes sur chaque clef de voûte, c'est-à-dire en porte-à-
faux. Eh bien, ces étranges dispositions, qui choquent l'esprit,
nous les trouverons dans tous les palais vénitiens de cette époque.
Notez qu'il nous faudra encore ajouter ces colonnettes en vis qui
ourlent les encoignures, ces fenêtres reléguées aux angles et
séparées par un massif de maçonnerie sans raison d'être^ qui sou-
lignent le peu d'épaisseur des murailles, et bien d'autres incon-
séquences.
Mais, malgré tout, la fantaisie délicate qui a présidé à la
création de ces palais est pleine de charmes. L'ordonnance de
certaines parties est si gracieusement conçue , le dessin de
chaque morceau pris séparément est si harmonieux, les détails
sont traités avec une telle élégance, qu'on oublie les erreurs de
l'artiste et sa révolte perpétuelle contre la logique, pour admi-
rer tout à l'aise les rêves délicieux qu il a su réaliser. Disons aussi
que la couleur chaude de ces marbres veinés et teintés , que ces
marqueteries roses et blanches, ces colonnes de vert antique, de
porphyre et de serpentine enlevées à la Grèce ou dépouilles de
Constantinople , ajoutent le prestige de leurs puissantes harmonies
à la grâce des lignes et à la noblesse des profils.
Après le quinzième siècle , l'architecture gothique disparait. Le
style ogival est délaissé. L'antiquité, sortant de son léthargique som-
meil, domine partout, et les artistes de la Renaissance, croyant
ressusciter l'art grec oublié depuis dix siècles, se façonnent, d'après
Vitruve, une architecture répondant aux exigences de leur temps.
Partout les principes renouvelés des anciens triomphent ; c'est comme
une traînée de poudre qui s'étend sur tout le pays. De Florence ils
gagnent Bologne , Milan, Vérone, et, par cette dernière ville, ils
pénètrent dans les Lagunes, non pas rudement, rapidement, avec vio-
lence , chassant brusquement devant eux les fantaisies orientales ou
les rêveries du Nord. Cela n'eût point été possible. Venise, « qui est à
sa façon, comme le dit fort bien M. Lance, la ville la plus gothique
qui existe », se serait montrée rebelle à une semblable invasion,
500 AMSTERDAM ET VENISE.
Aussi ne fut-ce que par un gracieux compromis, par une élégante
combinaison, que les deux styles, s'accommodant ensemble, arri-
vèrent à vivre côte à côte jusqu'à ce que la substitution complète
pût avoir lieu.
C'est alors qu'on vit apparaître cette noble dynastie des Lom-
bardi, qui, sous la direction de son chef Pietro, se rendit si célèbre
à Venise. Sang généreux s'il en fut, qui fournit à la ville féerique
une dizaine d'artistes distingués, parmi lesquels trois architectes
éminents. Pendant près d'un siècle, ce sont ces Lombardi qui
décorent la reine de la mer Adriatique, qui la couvrent d'églises,
de palais et de monuments funèbres d'un caractère si particulier,
si élégants et si riches à la fois, que ce style intermédiaire devint
presque un style original, qu'on appelle encore dans toute l'Italie
Varchitettura lombardesca. Autour d'eux naissent et se déve-
loppent une foule de talents gracieux et brillants auxquels Venise
doit une partie* de ses attraits de marbre. La façade intérieure du
Palais ducal, chef-d'œuvre d'Antonio Rizzo et de Scarpagnino; le
palais des Camerlenghi , qu'on doit à Guglielmo Bergamasco ; les
Prisons, le pont du Rialto et le pont des Soupirs, œuvres d'Antonio
da Ponte; enfin fous ces palais Vendramin, Gorner-Spinelli, Conta-
rini délie Figure, Trevisano, se chargent encore aujourd'hui de
faire l'éloge de ces vaillants artistes.
En eux s'incarne le génie vénitien avec ses qualités de coloris et
ses défauts de statique. Nous retrouvons les mêmes fautes que tout
à l'heure, atténuées toutefois, adoucies par les préceptes deVitruve;
mais aussi nous voyons éclater à chaque pas cette merveilleuse
entente de la couleur qui nous charme et embellit tout. Les marbres
cipolins, veinés, blancs ou roses, continuent de former des pla-
cages sur lesquels se détachent en haut relief les colonnes de
porphyre ou de vert antique. Les sculptures prennent une impor-
tance considérable, s'accusent par de violentes saillies, et ce n'est
pas sans raison que Vasari, pontife du classicisme, reproche aux
architectes vénitiens de ce temps « de courir plutôt après l'agrément
qu'après les proportions » .
On doit attendre le seizième siècle pour voir la Renaissance péné-
L'ARCHITECTURE VÉNITIENNE. 501
trer entière et complète dans Venise. Il faut qu'elle se soit épanouie
dans tout le reste de l'Italie , qu'elle ait franchi les monts et soumis
la France à son gracieux pouvoir, pour que la cité dogale daigne
l'admettre dans ses murs. Mais, dès lors, au faite de sa grandeur,
il semble que Venise s'efforce de rattraper le temps perdu. Sanso-
vino, qu'elle appelle de Florence pour a faire connaître la bonne
manière », comme dit Palladio; Samnicheli, qu'elle fait venir de
Vérone ; Scammozi et Palladio,', qui abandonnent Vicence pour peu-
pler ses canaux de merveilleux palais, se mettent au travail. Elle
leur distribue à pleines mains l'or et les matériaux de prix, et ils
lui rendent en échange cette série de chefs-d'œuvre qui feront
l'éternelle admiration des gens de goût.
Mais toute classique qu'elle semble être au premier abord, cette
phalange nouvelle subit l'influence, pour ainsi dire fatale, qui pèse
sur tous les artistes vénitiens. Quoi qu'ils fassent, l'air des Lagunes
les pénètre. Mieux armés que leurs collègues antérieurs, mieux pré*
parés, plus instruits que leurs fougueux devanciers, ils résistent
plus longtemps et semblent même demeurer vainqueurs. Mais leur
victoire n'est qu'apparente, et si, entre leurs façades majestueuses
et les gracieuses silhouettes des palais byzantins, gothiques ou
mauresques, nous ne découvrons au premier coup d'œil aucun rap-
port évident, en étudiant plus sévèrement leurs grandes lignes, leurs
proportions et la décoration de tous ces nobles édifices, nous retrou-
vons bientôt (adoucis, atténués, mais cependant fort visibles) les
qualités et les défauts qui sont, pour ainsi dire, les signes particu-
liers des architectes de Venise.
Ils ont, il est vrai, renoncé à l'emploi des matériaux de couleur,
cela leur aurait certainement semblé une profanation; mais le relief
de leurs ornements , les figures en ronde bosse qui remplissent les
tympans des archivoltes, les clefs des arcs qui font d'énormes sail*
lies, les chapiteaux des colonnes et les lignes de la frise qui se pro-
jettent en avant, toute cette ornemeotation modelée à l'excès donne
à la façade une couleur véritable. Les jeux de lumière qui s'accro-
chent aux saillies, les gradations de l'ombre qui s'accentue à
mesure que les creux s'accusent davantage, produisent toute une
502 AMSTERDAM ET VENISE.
série de tonalités, moins variées peut-être, mais autrement éner*
giques que celles que les Lombardi obtenaient avec les marbres de
couleur. Parfois même, il semble que cela ne suffise point encore. La
fresque vient remplacer la marqueterie gothique, et la façade,
décorée de véritables tableaux, mire dans les eaux du canal ses
compartiments multicolores; ou bien, quand la fresque ne se peut
employer, c'est par un jeu de brique et de marbre qu'on anime la
perspective; c'est en mariant sur le ciel bleu des teintes roses et
blanches d'une douceur infinie qu'on arrive, comme Palladio à San
Giorgio Maggiore , à satisfaire à la fois et Vitruve et Venise.
Quant à ce besoin de faire reposer de lourdes masses sur de
légers supports, que nous avons constaté comme étant en quelque
sorte un caractère de l'architecture vénitienne, il nous apparaît
encore dans tous ces nobles chefs*d'œuvre, atténué, il est vrai,
diminué, réduit à sa plus simple expression, mais fort sensible
cependant. Même dans cette Librairie vieille , que Palladio n'hési-
tait pas à appeler « l'édifice le plus riche et le mieux orné qui
ait paru depuis l'antiquité jusqu'à nous »; même dans ce délicieux
bijou qu'on appelle la Loggettùy cette tendance se manifeste. L'impor-
tance de la frise est excessive relativement à la force des colonnes,
et la balustrade qui surmonte l'édifice vient encore ajouter à la
lourdeur de son couronnement.
Sansovino cependant, de l'aveu même de M. Quatremère de
Quincy, « doit être compté au nombre non-seulement de ceux qui
ont illustré la grande école vénitienne , mais des plus grands artistes
du seizième siècle » .
Palladio, le correct Palladio lui-même, ne peut se dégager
complètement de cette influence bizarre. San Giorgio Maggiore^
qui est son chef-d'œuvre vénitien, ne nous montre-t-il pas au-dessus
de sa porte cintrée un massif énorme qui manque de logique? Il n'est
pas enfin jusqu'aux architectes de la décadence chez lesquels nous
ne retrouvions cette invincible tendance, et Longhena, le premier
d'entre eux, n'hésite pas à surcharger le toit de la Saiute, sa meil-
leure œuvre, de monstrueuses volutes qui, si l'on y réfléchissait,
feraient trembler les visiteurs pour leurs jours.
X
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE
Les grands caractères de Tarchitecture liollandaise. — Le choix des matériaux. — La couleur
et la statique. — Édifices publics et habitations privées. — UOudekerk et la Nieuweherk,
— Les comtes de Hollande et la domination bourg ui(ponne. — L'inspiration espagnole.
— Dix-septième siècle. — Les campaniles et leurs profils cosmopolites. — Les églises. —
Le palais du Dam. — Le palazxo yénitien et la maison amsterdamoise. — Intérieur
hollandais. — Les trésors d'art et les sanctuaires. — Les iconoclastes. — Les Frari et
San Zanipolo, — Monuments funèbres. — Regrets.
En considérant avec attention les superbes monuments qui
peuplent Venise de leurs profils g^racieux et de leurs façades
pittoresques, nous avons vu se dégager, de cette architecture de
tous les styles et de tous les temps , deux tendances bien remar-
quables et desquelles aucun artiste n*est parvenu à s'affranchir : le
besoin de la couleur et un médiocre souci des lois de la statique.
Ce sont ces deux mêmes caractères que nous allons retrouver dans
l'architecture amsterdamoise.
La couleur! il est à peine besoin que nous en parlions. Dans tous
les monuments, édiBces publics ou habitations privées, elle éclate
et saute aux yeux. Les matériaux eux-mêmes s'y prêtent admira-
blement, le granit de Belgique pour former la base, la pierre de
Maestricht pour les encoignures, les consoles et les corniches, et
pour le plat de la muraille la brique rouge ou brune au ton chaud.
Voilà déjà trois nuances singulièrement vigoureuses : gris bleu ,
rouge et blanc jaunâtre. Ajoutons à cela le tour des fenêtres formé
par des boiseries jaune paille et le vaste entablement qui surmonte
la façade y peint en semblable couleur et tranchant vigoureusement
sur les ardoises du toit ou sur les tuiles rouges ou noires.
Parfois le granit de la base manque; mais cela est assez rare, et
504 AMSTERDAM ET VENISE.
presque toutes les maisons d'Amsterdam ont non-seulement leurs
assises en pierre bleue, mais encore sont précédées d'un petit perron
luisant et poli avec une balustrade peinte en vert. Les pîeiTCS d'angle
font plus souvent défaut, mais les boiseries claires et les briques
foncées ne sont jamais absentes. Bien mieux, pour rendre leur
contraste plus intense, la maison se pare de portes vertes et de
stores blancs, et pour peu qu'elle soit vieille de deux siècles, ses
vitres elles-mêmes seront colorées en violet.
Certes, tant de couleurs et de nuances juxtaposées dans un pays
où l'atmosphère est vaporeuse, où des couches de brume, s'interpo-
sant entre l'œil et les objets, estompent les contours et en font saillir
les couleurs , où chaque nuance avivée par l'humidité transparente
de l'air prend pour ainsi dire un regain de force et d'intensité ,
accusent chez les habitants un goût, une tendance, un besoin
indiscutable.
Qu'on ne vienne point dire en effet que ces contrastes ne sont
pas voulus, qu'ils sont le fait de circonstances fortuites, qu'ils pro-
viennent du hasard des matériaux. Bien d'autres cités sont dans le
cas d'Amsterdam et ne produisent ni pierre ni bois, qui cependant
ne songent pointa se parer d'aussi brillantes couleurs. En Belgique,
pour ne parler que du pays le plus voisin , la brique et la pierre
sont dissimulées sous un badigeon uniforme, les^ boiseries ne tran-
chent pas sur la façade, mais se raccordent au contraire au ton
général de la construction. Il n'est point jusqu'aux jalousies, aux
stores, aux armatures des portes, qui ne se rapprochent parleur tona-
lité de la couleur gris sale qui règne du haut en bas de l'édifice. Un
fait, du reste, fera voir combien nous avons raison, c'est l'aboodance
d'un matériel coûteux et rare s'il en fut, le marbre, qu'on trouve
dans la plupart des maisons. Il n'est pas de ville en effet, après
Gènes et Venise, où le marbre blanc soit employé avec une pareille
profusion; non pas dans les façades; le ciel inclément ne le per-
mettrait pas ; la façon dont il se noircit même sous le ciel des
Lagunes contrasterait trop vivement avec le besoin de propreté
qu'éprouve tout bon Hollandais; mais dans les intérieurs de maison
où l'on peut le poncer, le savonner, le laver, le récurer à l'aise,
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 505
non-seulement ses dalles énormes pavent les couloirs et garnissent
les escaliers, mais encore elles tapissent les murailles, et jusque
dans les cuisines et les plus simples réduits, forment une étincelante
parure, je dirai presque une robe immaculée.
Ce premier point établi, il nous reste à voir si les préoccupations
de logique et de statique ont été aussi négligées par les architectes
d'Amsterdam que par ceux de Venise. Là non plus, pas d'hésita-
tion possible. Et d'abord les trois quarts des vieilles maisons
d'Amsterdam sont doublement de travers. Leurs façades penchent en
avant, s'inclinent sur la rue, et leurs murailles latérales, qui ne sont
pas d'équerre , forment avec les façades des losanges bizarres qui
n'ont de désignation exacte dans aucune langue architectonique. Il
n'est besoin que de longer la Nieuwen-Dijk, le Nieuwe''Zijds''Foor'
Burgwat ou même la Kalverstaat pour en voir des centaines con-
struites sur ce modèle baroque. Quant à la superposition des pleins
sur les vides, on s'en soucie à peine. Au cours de la construction on
établit la fenêtre là où elle est nécessaire, sans s'inquiéter de ce qui
doit se trouver au-dessus, et quand on arrive au faite de la maison,
on le couronne par un entablement énorme surmonté de festons, de
demi-cintres, d'attiques ou de moulures pesantes qu'on a grand
souci de peindre en blanc pour en rendre les dimensions plus visibles
et le poids apparent plus considérable.
Eh bien, malgré ces incorrections voulues, la maison hollandaise
n'a rien de disgracieux ni de lourd. Ses allures étranges, particu-
lières, étonnent au premier abord et plaisent à la longue. L'ensemble
de la physionomie empêche qu'on ne remarque ce que chaque trait
a d'incorrect. Gomme devant les Palazzi vénitiens, on oublie les
fautes choquantes pour sourire au spectacle coloré qu'on a sous les
yeux. On omet de s'arrêter aux contours illogiques, d'examiner les
lignes excentriques, pour ne saisir qu'un joyeux ensemble de
nuances voyantes, bruyantes, tapageuses et de formes bizarres,
harmonieusement fondues par les vapeurs argentées de l'air.
Nous prenons ici l'architecture hollandaise dans son ensemble,
sans nous arrêter aux édifices publics plutôt qu'aux demeures
privées, et pour agir de la sorte nous avons une raison excellente*
606 AMSTERDAM ET VENISE.
il est peu de grandes villes en Europe, toutes proportions gardées,
qui soient aussi pauvres en monuments que la vieille cité de
l'Amstel. Gela tient à deux causes : d'abord au peu d'ancienneté
d'Amsterdam, et ensuite à ce que, capitale de province d'abord et
dans ces derniers temps seulement capitale de royaume (il ne faut
pas oublier en effet qu elle ne devint capitale des Pays-Bas qu'en
1815), cette grande et généreuse ville n'a jamais été le siège d'aucun
gouvernement , pas plus celui de sa province que celui de l'État.
Alors qu'il fallait à Venise un palais qui pût abriter son doge et
son sénat, des dépendances énormes pour loger ses Quaranties, ses
conseils des Dix et des Trois , des demeures somptueuses pour ses
Procurateurs, pour ses familles dogales et les ambassadeut*s des
puissances étrangères, Amsterdam, à l'exception de son hôtel de
l'Amirauté, n'avait à ériger que des édifices municipaux, et toutes
les demeures chargées de loger ses magistrats gardaient forcément
un caractère bourgeois et privé en harmonie avec la forme de son
gouvernement. En outre, Venise eut, pour s'orner de palais, une
succession de siècles qui manquèrent à sa rivale du Nord. Dès le
dixième siècle, à une époque où les rives de l'Amstel étaient proba-
blement désertes, la maîtresse de l'Adriatique appelait déjà de
Constantinople et du Péloponèse des architectes pour l'embellir et
des mosaïstes pour la décorer. Depuis cette époque, elle ne cesse de
bâtir , d'édifier ; chaque doge la pare de son mieux , chaque géné-
ration s'e£Force de la rendre plus attrayante et d'augmenter ses
charmants atours. Elle est déjà l'une des plus riches cités du monde
et l'une des plus belles, qu'il n'est point encore question d'Amster-
dam. Elle mire dans les eaux vertes de ses canaux et de ses Lagunes
ses rangées de palais mauresques et ses temples de marbre, quand
la a Venise du nord » ne compte dans toute son enceinte qu'une
seule église digne de sa future grandeur.
Gçtte unique église, qui porte encore aujourd'hui un nom attes-
tant son grand âge, VOudekerk, est en effet la seule qu'on aper-
çoive sur les plans d'Amsterdam antérieurs au quatorzième siècle.
La chapelle Saint-Olof existait bien, elle aussi , mais non pas telle
que nous la voyons aujourd'hui. Quant à la Nieuwekerk^ commencée
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 507
au quinzième siècle, au moment où Tltalie entrait à plein corps
dans son immortelle renaissance, elle ne fut achevée qu'au com-
mencement du seizième , alors que les Lombardi résignaient leur
pouvoir artistique entre les mains du Sansovino.
Tels sont les plus vieux édifices que nous trouvons à Amsterdam ;
et encore ne peuvenl-ils être que partiellement réclamés par le
génie national. Il est clair qu'ils ne sont point , comme Minerve à sa
naissance, sortis tout d'un bloc du cerveau de la vaillante cité.
Lorsqu'on enfonça les pilotis qui devaient supporter les robustes
piliers de YOudekerk, Amsterdam était encore trop jeune pour
compter beaucoup d'architectes dans son sein. Où donc auraient-
ils pu se faire la main? La ville à cette époque était toute en
bois. Seuls les portes et quelques édifices d'utilité publique étaient
construits en maçonnerie ; des incendies périodiques ravageaient les
principaux quartiers, dévorant des ilots tout entiers de maisons, et
il fallut un édit de Maximilien, renouvelé par Charles-Quint, pour
obliger les habitants à s'édifier de nouvelles demeures en brique.
Comtes hollandais ou princes bourguignons, les suzerains de la
naissante capitale devaient donc faire appel à des architectes étran-
gers. De même que nous voyons Venise mander des artistes orien-
taux pour édifier le sanctuaire de Saint-Marc, de même le trésorier
Eggart, fondateur de la Nieuwekerk, appelle à son aide des construc-
teurs brabançons ou flamands. Mais ceux-ci, en pénétrant dans la
cité hollandaise, subissent comme les Lombardi Y influence du pays.
Ils n'essayent point d'introduire dans cette ville en retard les élé*^
ments nouveaux qui vont rajeunir la société vieillie. Coloristes par
la grâce d'Amsterdam, ils entremêlent dans leur construction la
brique et la pierre, colorant ainsi leurs différentes façades, et,
en plein quinzième siècle , au moment où le génie antique , sortant
d'un sommeil de mille -années, inonde l'Europe méridionale d'une*
lumière nouvelle, ils se proposent pour modèle une œuvre du
treizième siècle , et adoptent pour leur église à construire le plan
de la cathédrale d'Amiens.
Plus fard, par suite de l'instabilité du sol, et aussi par défaut
d'argent, on devra renoncer à ce plan primitif; mais l'église, après
508 AMSTERDAM ET VENISE.
avoir subi des fortunes diverses , s'achèvera dans les principes qui
ont présidé à sa naissance, et sans que l'art nouveau, impuissant
sur elle, ait pu modifier ses lig^nes ou changer son ornementation.
Ce qui se produit pour ces grandes nefs chrétiennes se repro-
duira, dans une certaine mesure, pour les habitations ordinaires et
les édifices civils. Lorsque Charles-Quint lui ordonne de changer
son mode de construction et de substituer à ses murailles de bois
des murs de brique ou de pierre, Amsterdam se trouve prise au
dépourvu; il lui faut tout d'un coup imaginer une architecture
autochthone. Elle jette les yeux autour d'elle, demandant partout de
binisques inspirations, et c'est chez les Espagnols, ses maîtres,
qu'elle n'a point (encore pris en horreur, qu'elle trouve les plus vives
et les plus persistantes. Mais en leur empruntant les grands traits
de ses constructions nouvelles, les pignons à redans, les cintres et
les consoles, elle prend soin de les plier aux exigences de son climat
et aux fantaisies de son goût. Le toit s'allonge d'une façon déme-
surée, les ouvertures se multiplient, les fenêtres s'élargissent, car
on ne craint ni la lumière ni la chaleur; et pourtant, malgré les
transformations qu'elle lui fait subir, ce style accommodé conservera
toujours un parfum original très-prononcé. Même après trois siècles,
personne ne pourra s'y tromper, et dans certains quartiers l'ana-
logie sera si complète, qu'on pourra se croire transporté tout d'un
coup en pays espagnol. Passez par un jour de grand soleil dans
certaines petites rues qui avoisinent la porte Saint-Antoine , resti-
tuez-leur en idée les madones enluminées, les niches fleuries et les
lanternes pieuses que la RéformatioQ en a bannies; remplacez quel-
ques blondes figures par une tête bistrée, couverte de noirs che-
veux, et l'illusion sera absolue.
Les Espagnols chassés, ce style de compromis persiste. Pendant
toute la première partie du dix-septième siècle, il peuple la ville de
constructions colorées et pittoresques. Mais livré à lui-même, il
prend des allures fantasques, les lignes se contournent, des aspérités
inattendues jaillissent, les fantaisies orientales s'entremêlent aux
proBls architectoniques du Nord. C'est incontestablement pendant
cette période de son existence que l'architecture hollandaise fournit
L'ARCHITECTURE HOLLASDAISt). 509
ses plus intéressants écbantilloas. Oertaînes parties du Burger-
weesbuis, les belles maisons en pierre et brique avec pinacles et
cartouches du Heerengracht et du Ketzersgracbt , la cour inté-
rieure de l'hdtel de la Compagnie des Indes orientales, et vingt
AMSTERDAM
Jya Weslerki^rf;.
autres constructions publiques ou privées, datent de ce temps-là.
Toutes sont essentiellement bollandaises , bien hollandaises, el
cependant elles conservent je ne sais quel air exotique, lointain et
confus souvenir de l'inspiration première, se rapprochant par plus
d'uQ point de cette période de notre architecture que nous dési-
610 AMSTERDAM ET VENISE.
gnons sous le nom de Louis XIII, la seule époque peut-être où notre
art national ait cherché son inspiration au delà des Pyrénées.
C'est vers ce même temps aussi que la cité d'Amsterdam cou-
ronna ses vieilles tours et ses antiques clochers de gracieux campa-
niles aux formes étranges , agrémentés de colonnes qui ne portent
pas , d'attiques s'étalant sur des ogives de boursouflures moscovites,
de pyramides égyptiennes, de niches sans statues, de balustrades
italiennes et d'obélisques africains, aimable mélange de tous les
styles et de tous les temps, surmonté d'un coq en girouette ou d'une
couronne impériale. Ces curieux amalgames, toutefois, tout encom-
brés de disparates, sont élégants de dessin, amusants déformes, à la
fois étranges et charmants; et leurs auteurs, en grands coloristes
qu'ils étaient , se gardèrent bien de les couvrir ou de plomb ou de
cuivre; les teintes grises ou vertes se seraient perdues dans le ciel
d'argent qui enveloppe les bords de l'Amstel. C'est en noir intense
qu'ils peignirent ces curieux belvédères; et la sombre couleur,
dévorée par la lumière céleste, ajouta encore à la sveltesse et à la
frêle élégance de cette architecture cosmopolite.
L'effet produit par ces excentricités aériennes fut jugé si charmant
qu'on ne voulut point s'en tenir là. On façonna bientôt les pié-
destaux de ces étranges campaniles sur le même modèle , et les
églises qu'on édifia, la Noorderkerky la Zuiderkerk et surtout la
fVesterkerky sont les plus curieux chefs-d'œuvre qu'on puisse
souhaiter de cette architecture incohérente. Frontons tronqués,
attiques masquant des balustrades, niches reposant sur des cintres,
consoles figurant de^ acrotères, colonnes sans motifs, entablements
sans raison d'être, toutes les notions de l'art antique et moderne
y sont violées comme à plaisir. Certes, du haut des cieux , leur
demeure dernière, Vasari, Alberti, Palladio, Scamozzi, et toute la
pléiade classique, doivent frémir à la vue de ces monuments qui
renversent leurs théories amoureuses de correction et de logique.
Et cependant, grâce à la couleur, grâce au ciel magique qui
atténue ce que tous ces profils ont d'inusité, grâce à ces eaux
tranquilles où se mirent doucement toutes ces façades bizarres,
le spectacle de ces monuments est plein d'un charme indiscu-
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 5J1
table, qui empêche l'esprit de s'attarder trop longtemps à gronder
contre les fautes commises volontairement par tous ces curieux
architectes.
A cette période de fantaisie outrée succéda une troisième et
grande évolution, qui occupe dans les fastes de l'architecture
hollandaise une place également considérable. Cette nouvelle
époque a dans le palais du Dam son expression la plus complète
et la plus magistrale. Chargée de répondre aux besoins d'un pa-
triciat puissant et riche, conscient de sa force et de son autorité,
cette troisième période semble avoir pris pour objectif une qualité
que l'art hollandais avait jusque-là ignorée ou négligée à dessein.
Sans rompre entièrement avec les traditions admises, elle se pénètre
des idées ambiantes et vise à la majesté.
Nous avons trop longuement décrit dans notre première partie le
palais du Dam pour y revenir en détail. Nos lecteurs se souvien*
nent de cette superbe façade à la fois solide de formes et noble de
prestance, de ces sculptures qui l'ornent, de ces statues qui la cou-
ronnent et de ce campanile, beffroi en miniature, qui domine le tout,
li semble que tout cet ensemble fort et grave tranche bien brusque-
ment avec ce que nous venons d'étudier. Nous voilà bien loin de
cette indépendance du classicisme, que les architectes du vieux
temps montraient à tout propos. Le Stadhuis en effet inaugure une
ère fatale, celle où l'originalité nationale commence à s'étioler,
où le besoin de l'imitation va dominer le génie national. A partir du
jour où Van Campen achève son chef-d'œuvre, ses disciples et ses
émules cessent de regarder en eux-mêmes , leurs yeux sont fixés au
delà de la frontière. Comme les Vénitiens, courbés sous le compas
de Palladio, ils cherchent hors de leur sol non-seulement les inspi-
rations, mais encore les exemples; et les préceptes de Mansart
et de Perrault viennent régenter les architectes d'Amsterdam, au
moment même où les Romains à perruque de Lebrun s'introduisent
dans la peinture hollandaise.
C'est surtout dans l'habitation privée que cette transformation
s'opère d'une façon générale. C'est de cette espèce de renaissance
étrangère que datent les beaux hôtels qui se mirent dans les eaux
512 AMSTERDAM ET VENISE.
du Heerengracht, avec leurs perrons à double rampe, leurs caria-
tides un peu lourdes et cette ornementation majestueuse faite de
palmes, de rinceaux et de lambrequins, qui semblent empruntés
au mobilier de Louis XIV.
Mais si l'architecture hollandaise modifia ses lignes et son carac-
tère extérieur, elle ne changea rien pour ainsi dire à la disposition
des habitations. La façade se transforma^ mais le plan demeura le
même, et, à l'exception des boiseries sculptées et des tentures qui,
suivant les exigences de la, mode se conforment au nouveau style,
l'intérieur demeure identiquement le même qu'il était aux siècles
précédents.
Fait excessivement remarquable , il en fut de même à Venise. Ni
l'évolution opérée par les Lombard!, ni la révolution accomplie par
Sansovino ne modifièrent l'intérieur des palais. Du quatorzième au
dix-huitième siècle,' la distribution des pièces se reproduit avec
tant de fidélité que quiconque a visité l'une de ces patriciennes
demeures les connaît toutes. Ainsi, malgré la distance, malgré les
différences d'époques et la diversité des climats, les mêmes ten-
dances et les mêmes besoins moraux produisent des effets iden-
tiques; et, remarque plus curieuse encore , entre ces deux demeures
si différentes d'aspect, le palazzo vénitien et la maison amstei*^
damoise, il existe des analogies frappantes qu'on ne s'attendrait
certes pas à rencontrer.
Deux entrées situées l'une sur un canal, l'autre sur une petite
ruelle obscure, toutes deux aboutissant à un long vestibule pavé
en tevrazzo marmorino et qui perce l'habitation de part en part;
sur ce vestibule, à droite et à gauche, une série de portes qui
donnent accès dans les diverses pièces dont se compose l'étage; le
nombre de ces pièces variant suivant l'importance du palais, jamais
inférieur à quatre et rarement supérieur ; cette disposition d'une
simplicité excessive se reproduisant à chaque étage : tel est l'agen-
cement intérieur de tous les palais vénitiens.
Jadis ces appartements étaient décorés avec un luxe superbe de
boiseries sculptées, applications de stucs ou précieuses draperies,
dont il reste encore quelques souvenirs; tapisseries mei*veilleuse$
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 513
comme celles qui ornent le palais San-Micheli, figurant les Batailles
(P Alexandre et de Darius, et dont les cartons furent dessinés par
Raphaël ; fresques comme celles dont Tiepolo orna le palais Sagredo ;
cuirs de Gordoue comme ceux du palais Vendramin Gatergi ; pein-
tures de maîtres comme cette frise magnifique où Palma le Jeune
représenta le Triomphe de César, ou bien encore comme cette
Famille de Darius aux pieds (f Alexandre qui embellissait naguère
la demeure des Pisani.
Aujourd'hui , après re£Fondrement de la République , les guerres
et la révolution, après surtout l'occupation allemande, tous ces
trésors ont disparu ; et ces somptueux palais nous apparaissent
vides, dépeuplés ou livrés à des familles étrangères.
Tout comme le palais que nous venons de décrire, la maison d'Ams-
terdam est bâtie sur un plan immuable; comme lui, elle a deux en-
trées, l'une donnant sur le canal, l'autre sur un petitjardin qui aboutit
dans une rue étroite; comme lui, elle est trouée de part en part par
un long vestibule qui donne accès aux pièces de l'étage , et cette
disposition si simple et si logique se répète tout le long de la maison.
Mais les analogies ne se bornent pas là. A Venise , que vous lon-
giez en gondole les replis tortueux d'un canal étroit et sombre , que
vous parcouriez gaiement les parties les plus ensoleillées du Canal
Grande, ou que vous suiviez une piccola callc encaissée entre des
palais, il vous sera absolument impossible de faire pénétrer vos
regards dans les habitations qui vous entourent. Tout ce qui est
accessible à l'œil du passant est soigneusement voilé, toutes les
ouvertures basses de la maison ou du palais sont défendues par des
grilles et des barreaux, qui bannissent toute idée d'indiscrétion vio-
lente. A Amsterdam il en est de même. La curiosité est repoussée
d'une façon moins brusque peut-être, mais tout aussi explicite. Ge
ne sont plus des grilles ni des barreaux , ce sont des bornes de
granit reliées par des chaînes de fer qui tiennent le passant à
distauce, pendant que des écrans, qu'on nomme horretjes, empê-
chent les regards de franchir la fenêtre et de violer le secret de ce
home si cher à tout bon Hollandais.
Mais ce sanctuaire n'est pas si bien gardé que nous n*en
05
514 AMSTERDAM ET VENISE.
puissions franchir le seuil et le visiter à notre aise. Le vesti-
bule qui s'ouvre devant nous n'est point pavé en terrazzo mar-
viorino, mais avec de larges dalles de marbre blanc que protège
un tapis aux nuances vivaces. Tout ce long vestibule est peint
en blanc et entretenu avec un soin merveilleux. Au milieu, dans
une sorte de niche, se dresse rinévitable coucou hollandais, en mar-
queterie de bois précieux, avec un cadran compliqué, et au sommet
de son curieux fronton une demi-douzaine de petits dieux dorés.
A droite et à gauche s'ouvrent de larges portes aux tons clairs,
luisantes de vernis et reflétant tout ce qui les entoure. Elles s'ouvrent
sur les principales pièces du logis qui communiquent entre elles et
forment ce qu'on nomme des « suites ».
Ne vous attendez pas à trouver, dans ces vastes salons, ces somp
tuosités d'un autre âge qu'on aperçoit encore dans quelques palais
vénitiens. Il n'est peut-être pas trois maisons dans toute la ville
qui aient conservé leur mobilier du vieux temps. Au lieu de ces
meubles de prix, incommodes et fanés, mais si pleins de souvenirs
pour les savants et les artistes, nous rencontrerons un mobilier con-
fortable et soigneusement entretenu. Ne cherchez pas non plus cet
encombrement fantaisiste dont nos Parisiennes raffolent. On sent,
dès qu'on franchit le seuil de ce sanctuaire de la famille, que les pre-
mières vertus qu'on honore en ces lieux sont Tordre et la régularité.
Partout de moelleux tapis de Deventer recouvrent le plancher de
leurs couleurs brillantes ; paitout aussi des sièges brodés, des cous-
sins en tapisserie et des housses en guipure indiquent la présence
de la femme , ses aimables travaux et les gracieux cadeaux des anni-
versaires. Dans un coin, le 5^00/* traditionnel attend son mignou
fardeau de pieds frileux ; sur une table, quelques livres magnifique-
ment reliés, anglais, allemands, parfois hollandais, français surtout;
dans les armoires vitrées et sur les étagères, quantité de piècc^s
d'orfèvrerie, massives et pesantes, des porceLiines du Japon
toujours bleues et des figurines de Saxe; enfin, à la muraille,
quelque vieux et charmant tableau de celte brave école hollan-
daise, à la fois savante et familière, bien à sa place, tout à fait
dans son jour, et qui, brossé par le peintre pour orner le lieu
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 515
où nous le retrouvons, y fut suspendu par lui, et n'a point bougé
depuis lors.
Tel est cet intérieur hollandais à la fois aimable et peu connu, qui
ressemble par tant de points aupalazzo vénitien. Malheureusement,
c'est à lui que doivent se borner nos investigations et notre parallèle.
Il nous eût été agréable cependaot de les pousser plus loin et de
mettre en regard les monuments religieux de nos deux villes. Mais
entre le^ églises vénitiennes et les temples d'Amsterdam, il ne
saurait y avoir de comparaison possible. Alors que les unes ont
conservé ces décorations merveilleuses, qui sont comme l'expression
visible de la foi agissante, les autres ont dépouillé tous les orne-
ments qui les embellissaient. La Réformation hollandaise se montra
en effet &ans pitié pour les sanctuaires enrichis par le catholicisme.
Frappée par cette espèce d'aveuglement qu'on ^encontre à la nais-
sance de toutes les révolutions religieuses , elle enveloppa dans la
même réprobation et la religion qu'elle voulait combattre, et les
œuvres d'art qu'elle regardait comme ses symboles.
Quand on énumère aujourd'hui les trésors qui disparurent de la
sorte, on ne peut se défendre d'un véritable chagrin. Les églises
d'Amsterdam pouvaient compter en effet parmi les plus richement
dotées du nord de l'Europe. En longeant le Kalverstraat, nous
avons déjà vu quel était le trésor de la chapelle miraculeuse. I^es
autres églises n'étaient guère moins bien pourvues. Saiut-Nicolas, qui
devait plus tard s'appeler l'Out/eAerA, possédait une statue en argent
massif du saint évéque, son patron, de grandeur naturelle, et douze
chérubins de même métal , dont la façon n'avait pas coûté moins de
deux cent quatre-vingts florins d'or. Elle renfermait, en outre, trente-
trois autels garnis de tableaux, de retables, ainsi que de tabernacles,
de chandeliers, de monstrances etde ciboires en métal précieux. La
Nieuwekerk en comptait trente-quatre, tous magnifiquement ornés,
avec une croix d'argent pesant treize livres, une statue de la Vierge en
argent massif et des ciboires de vermeil. La chapelle S int~0 lof était^
elle aussi, richement fournie. Comme elle avait été fondée par des
navigateurs suédois, on pouvait espérer qu'elle serait exceptée de la
dévastation générale. Malheureusement, il n'en fut rien. Dépendant
5J6 AMSTERDAM ET VENISE.
de la fabrique de Saint-Nicolas, elle eut le même sort que son église
métropolitaine. Par un arrêté en date du 23 mars 1579, les bourg-
mestres ordonnèrent la vente de tous les ornements sacerdotaux
qui la décoraient. Cet arrêté est effrayant de laconisme; il indique
exactement les préoccupations de cette époque troublée , et
semble, aux honorables magistrats qui le signent, l'action la plus
simple et la plus naturelle du monde. « Il est ordonné de la
part des bourgmestres de cette ville aux habitants de VOudekerk
de vendre les ornements de la chapelle Sint^Olof. » La date, les
signatures de Guillaume Baardesen et de Jean Klaasz Kat ; rien
de plus. C'est ainsi que ces choses se passaient, et malheureu-
sement, une fois sur cette j^ente, on ne s'arrêtait pas en si bon
chemin. Les vitraux des églises, ceux de Saint-Nicolas, fameux
déjà en ce temps-là, furent impitoyablement brisés ; et la seule raison
qu'on donna à cette dévastation fut qu'ils assombrissaient la nef.
En perdant leurs splendides verrières, les églises d'Amsterdam
ont abdiqué u ce quelque chose de semblable à l'infini », comme
dit Lamennais, qui constitue le caractère éminemment religieux des
sanctuaires gothiques. La lumière blanche, dure, sèche, entrant
hardiment par ces ^grandes ouvertures qui lui étaient restituées,
chassa -la rêverie qui errait sous les arcades mystérieuses de ces
poèmes de pierre. Les murs dépouillés respirèrent l'abandon; et
aujourd'hui encore, à voir l'emplacement réservé aux fidèles tenir
si peu de place, et comme perdu au milieu de cette forêt de gigan-
tesques piliers, à voir ces grosses bibles, rangées à la file sur les
petits pupitres de chêne,'ces coussins moelleux, chargés du bien-être
du corps pendant que l'âme travaille à son salut, et ces montagnes
de chaufferettes entassées dans un coin, on se demande quel besoin
le protestantisme avait de s'emparer de ces basiliques, où, après
trois siècles d'occupation, il se trouve encore dépaysé.
Plus heureuse au point de vue architectonique, Venise a su
conserver à ses églises et leur caractère et leurs ornements. La
pensée qui a présidé à leur édification se retrouve encore en elles.
Quand on franchit leur seuil, quand on foule leur sol de marbre,
on sent ce « frisson dans le cœur » dont parle Montaigne. «* Il
L'ARCHITECTURK IIOLLANDAISK. 517
n'est âme si revécbe qui ne se sente touchée de quelque révérence
à considérer cette vastité sombre de nos esglises, et ouïr le son
dévotieux de nos orgues. Ceux-là mesmes qui y entrent avec mépris
sentent quelque frisson dans le cœur. »
Quels que soient l'époque de leur construction et le style dans
lequel elles ont été conçues, elles forment toujours un ensemble
émotionnant, sans violents disparates. On sent le lieu où Ton est, sa
destination et son but. Ajoutons que toutes les générations qui se
sont succédé sur ces dalles sanctifiées par la prière ont enrichi
le sanctuaire d'objets précieux et de trésors d'art. Les sculptures
se dressent contre les murailles, s'enroulent aux piliers et tapissent
le chœur. Les tableaux des vieux maîtres surmontent les autels
de marbre et de bronze. Il vous souvient des sensations que nous
avons éprouvées en pénétrant dans l'intérieur de Saint-Marc ; elles
se répéteront presque identiques quand nous visiterons l'église
des saints Giovanni et Paolo, et celle consacrée à la Santa Maria
gloriosa dei Frari.
A Saint-Marc, nous étions dans le sanctuaire de la République ;
à San Zanipolo et aux Frari, nous pénétrons dans le pan-
théon des Lagunes, dans le mausolée du patriciat vénitien. Si les
vivants, en effet, ont pris soin de décorer les autels et de parer les
chapelles, ce sont les morts qui se chargent d'orner les murailles.
Étageant leurs monuments funèbres, ils couvrent les parois de
l'église de sculptures et de statues, qui la transforment en un
véritable musée. Toutes les époques s'y rencontrent, tous les styles
s'y coudoient, depuis la pure forme gothique , qui s'épanouit
avec toutes ses élégances , jusqu'aux arcades cintrées et aux
nobles colonnades de la svelte Renaissance ; depuis l'ordonnance
ampoulée, ambitieuse et surchargée du dix-huitième siècle, qui
fait « revivre » la mort sur son tombeau, jusqu'aux froideurs et aux
fadeurs du temps présent, qui enterrent Canova sous une pyramide
et honorent la mémoire du Titien en lui élevant un portique
a luisant et ratissé comme une pendule de l'Empire ' >^ .
* TainEj Voyage en Italie.
518 AMSTERDAM ET VENISE.
Qu€ d'émotions en présence de ce passé qui semble être venu là
pour chercher un refuge 1 On dirait que le temps perd ici sa puis-
sance, et rhorloge des siècles parait s'être arrêtée à la porte de ce
Carnpo Santo où les aïeux, dans l'éternité de leur sommeil, attendent
patiemment la visite des générations à venir. Quelle fierté que celle
de ces hommes qui, pour honorer la mémoire de leurs morts, peu-
plent ainsi de chefs-d'œuvre le séjour des vivants! Comme on sent à
la vue de tous leurs monuments qu'ils sont préoccupés de Fidée de
se survivre ! Ils ne proportionnent point en effet leurs mausolées ni
leurs sarcophages aux corps qu'ils doivent renfermer; ce n'est point
un cercueil qu'ils ampliBent ; ce sont des monuments qu'ils érigent.
Voyez le tombeau de Sylvestre Valier. Il a quinze mètres de large,
et les statues qui l'ornent sont plus grandes que nature. Quatre
colonnes qui pourraient soutenir le fronton d'un temple porteut
jusqu'au sommet de la nef des groupes de marbre blanc, qui tiennent
les armes du défunt. On dirait l'ambition, la force et la puissance
se perpétuant au delà de la mort. C'est bruyant, tapageur, mal
ordonné peut-être, mais quelle fière tournure ! Les papes à Rome
n'ont rien d'aussi pompeux.
II n'est pas seul à affecter ces proportions gigantesques. Celui du
doge Nicolas Tron, avec ses vingt statues de grandeur naturelle,
avec ses quatre étages, ses pilastres, ses bas-reliefs et ses niches,
couvre tout un côté du chœur. Celui du doge J. Pesaro est
encore plus théâtral. C'est tout un édifice avec des nègres gigan-
tesques, cariatides colossales supportant sur leur tête tout un
monde de colonnes et de statues. Malgré leur disgracieuse bour-
souflure et leurs défauts évidents, ces noirs géants ont une allui^e
étrangement imposante, et il semble qu'un souffle d'éternel orgueil
s'échappe de ce cercueil qui , au milieu de cette pompeuse déco-
ration, n'est plus en quelque sorte qu'un simple accessoire.
A côté de ces masses énormes et de ces architectures préten-
tieuses, quelques monuments se contentent d'être grands simple-
ment par leur beauté, celui du doge André Vendramin par exemple,
qui est un des modèles irréprochables de l'art de la Renaissance et
que Cicognara nous cite comme le plus beau spécimen de la sculp-
L'ARCHITECTURE HOLLANDAISE. 519
iure vénitienne. Celui de Léonard Loredan, chef-d'œuvre de Gra-
piglia, celui de P. Bernardo, une merveille d'élégance dessinée par
Alessandro Leopardi , et vingt autres, peuplent ces murailles de
chefs-d'céuvre et la mémoire des visiteurs de précieux souvenirs.
Le passé, en effet, semble revivre dans ces témoignages posthumes
d'une gloire noblement acquise au service de la patrie. L'histoire,
évoquée par la présence de ces illustres. morts, nous redit leurs
exploits, et d'autres fois, non moins éloquente, elle nous raconte leur
châtiment ou leur martyre. Car ce coffre noir suspendu à la mu-
raille, c'est le cercueil de Carmagnola, un général décapité. En
face du mausolée du doge Nicolas Trou, cette merveille d'élégance
et de magnificence, c'est le tombeau du doge Foscari, mort de dou-
leur, et non loin de là, dans un modeste sarcophage, est déposée la
peau de Marc-Antoine Bragadln, écorché vif par les Turcs.
Enti*e toutes ces tombes, les œuvres d'art se pressent et s'en-
tassent; peintures des plus grands maîtres, marbres sculptés,
métaux ciselés, tout concourt à la magnificence de ces lieux
funèbres. Ici c'est un tableau à neuf compartiments , attribué à
Carpaccio;*là un triptyque de Vivarini, plus loin un Crucifiement
du Tintoret, la statue de saint Jérôme par A. Vittoria, de saints
personnages par Bonifazio et L. Bassan, une Assomption de Salviati,
un saint Jean-Baptiste par Donatello; toutes œuvres de premier
rang, qui transforment ces temples de la prière en véritables sanc-
tuaires de l'art.
Peut-être trouverez-vous avec Valéry u qu'on est presque choqué
de voir l'homme occuper tant de place dans la maison du
Seigneur » . Mais quelle manière plus brillante d'honorer Dieu que
de lui dédier les chefs-d'œuvre de l'esprit humain? Or, merveilleux
privilège de Venise, il n'est point d'église sur son sol qui ne ren-
ferme quelque chef-d'œuvre; à San GiuUanOy nous trouvons la
M Cène » de Paul Véronèse; à Santa Maria Formosa, cette célèbre
i< Santa Barbara » , l'une des plus délicieuses créations de Palma
le Vieux; à San Giovanni in Bragora, le plus bel ouvrage de Cima
da Conegliano, représentant un u Baptême du Christ » ; à San
Pietro di Castello, à San Salvatore, à San Giuseppe et dans dix
520 AMSTERDAM ET VENISE,
-autres lieux, des toiles du Titiea et de Paul Véronèse; à San Fran-
cesco délia Vigna, les statues de Tiziano Aspette; à San Zaccaria,
celle de saint Jean-Baptiste par A. Vittoria ; à San Rocco, Titien
et Scbiavone. Mais à \diScuola voisine, c'est le Tintoret qui règne en
maître. Annonciation, Adoration, Fuite en Egypte, Massacre dps
innocents, Circoncision, Baptême, Nativité, Ascension, toutes les
scènes du Nouveau Testament y sont représentées avec cette furia
de brosse, cette maestria de couleur qui valurent au vieux maître
son surnom parfois justiBé de Fiirîoso.
A parcourir une telle collection de richesses artistiques, on
éprouve comme un éblouissement magique. Tous ces cbe^
d'œuvre dispersés dans les églises, immobilisés sous les yeux d'une
population qui ne cesse de les admirer, propriété de tous et privi-
lège du pidïlic, nous font singulièrement regretter qu'Amsterdam
n'ait rien de pareil à nous offrir. Quand ou songe à la multitude de
grandes œuvres qu'aurait produites l'école hollandaise si elle eût
été poussée dans une voie plus large et soutenue par des com-
mandes officielles, on se prend à déplorer malgré soi cet exclusi-
visme religieux qui refusa inexorablement à l'art et aux artistes
l'accès des sanctuaires de la religion réformée.
AHSTEBDAM
La WMterkerk avant
XI
LA SCULPTURE
Un art négligé. — L objectif du statuaire et celui du peintre. — Le mélodiste et lliarino-
niiite. T- Un mot de Lamennais. — Les faits accessoires. — Une théorie dangereuse. — ;•
La sculpture subordonnée à l'architecture. —> L*opinion d'Algarotti. — Le monument de
Colleoui. — Les élèves du Sansovino. — La couleur et l'incohérence. — Les tombeaux
des premiers âges. — La faute du temps.
En écrivant aux premières pages de ce livre que la sculpture avait
été u une lettre morte » pour nos deux grandes cités, certes notre
intention n était point de dire qu à Amsterdam aussi bien qu'à
Venise le bel art du statuaire avait été méconnu ou méprisé.
De trop nombreux chefs-d'œuvre nous infligeraient, surtout dans
Tune de ces deux villes, un démenti formel. T/idée que nous vou-
lions exprimer est que, pas plus au bord du Grand Canal que sur les
rives de i'Amstel, Ta sculpture n'a jamais montré des allures origi-
nales ni revêtu un caractère particulier qui fût capable de faire dis-
tinguer ses œuvres de celles des autres nations. Les statues et les
bas-reliefs abondent à Amsterdam aussi bien qu'àVenise, mais il n'y
a pas plus* de sculpture hollandaise que de sculpture vénitienne; et
la raison de cette lacune se conçoit aisément.
Comme la peinture, la statuaire est un art d'interprétation, mais
dont le champ est singulièrement plus restreint que celui de son
heureuse rivale. Celle-ci, en effet, peut présenter à nos regards
des scènes composées. Veut -elle nous montrer un drame ou une
comédie, détacher une page de l'histoire ou raconter une anecdote,
elle entoure son héros de tous les personnages secondaires qu'il lui
convient d'évoquer et groupe comme il lui ptait tous les accessoires
indispensables. Au lieu de sortir son héros du milieu où il s'agite,
no
522 AMSTERDAM ET VENISE.
elle l'y plonge. Pour elle, point d'autres limites que celles qui lui
sont assignées par sa fantaisie.
La statuaire, au contraire, ne nous montre que des formes. Elle
s'empare de son modèle par tous les côtés à la fois, mais c'est pour
l'isoler. Par cet isolement, elle en fait un être à part, désintéressé du
monde qui l'entoure, que celui-ci ne saurait émouvoir, et qui dès lors
se trouve condamné à l'impassibilité. Elle n'est pas comme le tableau
qui, grâce à la magie dé ses couleurs, exprime une action qui passe.
Elle personnifie le héros qui reste, et le repos convient à l'immuta-
bilité de ses lignes. En sorte que, s'il nous était permis de comparer
les arts du dessin à la musique, on pourrait dire que le sculpteur est
un mélodiste sévère qui se préoccupe avant tout de l'idée musicale,
et que le peintre est un harmoniste qui, pour être complet, ne doit
négliger aucune partie de son accompagnement. L'art du premier
est une sorte de synthèse plastique, l'art du second une manière
d'analyse; comme expression, le premier est en rapport direct avec
la pensée, alors que l'autre est sut*tout en rapport avec les sens. Et
ceci nous amène à reconnaître avec Lamennais » que là où le coloris
sera la préocupation principale des artistes, l'art tendra à se maté-
rialiser, et qu'il aura au contraire une tendance à se spiritualiser
lorsque les artistes se préoccuperont avant tout du dessin » .
Ces deux points, en effet, sont d'une connexité absolue. Couleur
et sensation sont pour ainsi dire synonymes, tandis que c'est par le
dessin (le dessein, comme disaient nos ancêtres) que l'artiste exprime
vraiment son idée.
»
Or, dès nos premiers pas dans l'étude des manifestations artis-
tiques de nos deux grandes cités , nous avons été frappés par une
préoccupation qui semble dominer toutes les autres et partout se
place au premier plan : celle de la couleur. Il n'est donc pas sur-
prenant que pas plus à Amsterdam qu'à Venise, nous ne rencon-
trions une sérieuse école de sculpture. Ce serait, en effet, une
sorte de contre-sens, une violation des règles esthétiques.
On a essayé dans ces derniers temps de trouver une autre
raison à ce délaissement de la statuaire chez les nations du nord, et
notamment en Hollande. Des critiques ingénieux ont prétendu expli-
LA SCULPTURE. 523
quer cette impuissance de la sculpture septentrionale pari' « absence
du nu » . N'ayant jamais sous les yeux que des modèles vêtus et trop
vêtus y ne pouvant que très-accidentellement apercevoir l'humanité
sans voiles, les Hollandais et les Flamands n'auraient eu, à cause de
cela, que peu de goût pour la beauté plastique, et auraient, comme
conséquence , tenu en mince estime la sculpture , qui en est
l'expression la plus intime. « A force de regarder des jambes et des
pieds nus, écrit quelque part M. Taine, on s'intéresse aux formes,
on «st content de voir le muscle du mollet se tendre pour pousser
une charrette ; l'œil suit sa courbe et descend jusqu'au pied ; on a
plaisir à voir les doigts réguliers, bien appuyés sur la terre , la
bonne assiette de chaque os, la rondeur de l'orteil, l'aptitude et la
force physique de tout le membre. C'est de pareils spectacles
quotidiens qu'est née autrefois la sculpture. »
Certes elle est née de cela et aussi d'autre chose. S'il est impos-
sible, en effet, de se figurer le statuaire ignorant la forme humaine
et n'ayant pas presque continuellement le modèle sous les yeux,
il ne faut pas oublier non plus qu'au temps de Léon X et de Jules II,
on ne courait point tout nu dans les rues de Rome ou de Flo-
rence. Du reste, en poussant cette théorie captieuse à ses der-
nières limites, on arriverait à se demander comment les Okandas,
les Paghouins, les Haïtiens et tous les peuples sauvages, qui ne
voient que le nu, et pour cause, ont toujours produit de si épouvan-
tables sculptures, alors que des artistes danois, comme Thornwald-
sen, ou flamands, comme QueUin, ont créé des œuvres admirables.
Tous les sculpteurs, du reste, qui travaillèrent à embellir Venise
aussi bien qu'Amsterdam, et dont nous retrouvons aujourd'hui les
bas-reliefs et les statues, furent des étrangers appelés à grands
frais. Aucun ne vit le jour dans les murs de ces deux villes. Tous
ou presque tous furent mandés du dehors ; mais en s'établissant au
milieu des Lagunes ou sur les bords de l'Amstel, ils ne firent point,
ainsi que leurs autres collègues en art, l'abandon de leur per-
sonnalité. Ils n'abdiquèrent point leur originalité , pour revêtir
celle de leur patrie d'adoption. Ils restèrent eux-mêmes. L'inspi-
ration qu'ils avaient apportée ne se transforma pas , elle conserva
524 AMSTERDAM ET VENISE.
son cachet d'origine; et il n'en pouvait être autrement, car s'ils
eussent voulu chercher autour d'eux une inspiration nouvelle,
ils seraient devenus coloristes et auraient cessé d'être statuaires.
La sculpture dans ces conditions est donc, au point de vue ethno-
graphique, celui de tous les arts qui nous offre le moins d'intérêt et le
moins de sujets d'étude. Il semble, du reste, que Vénitiens et Amste^
damois ne l'aient jamais traitée qu*en art secondaire, et l'aient
pour ainsi dire subordonnée à l'architecture. A leurs yeux, cela
paraît avoir été une sorte de complément de l'art de bâtir,
indispensable sans doute, mais dépendant de la construction,
comme les bijoux sont subordonnés au corps dont ils composent
la parure. Ainsi , même à Venise , où , par suite du voisinage
de Florence et de Rome, les sculpteurs furent singulièrement plus
nombreux qu'à Amsterdam, c'est à peine si l'on peut rencontrer
une vingtaine de statues qui appartiennent à la statuaire pure.
Le sculpteur, en efFet, qu'il se nomme Sansovino, Gattaûeo,
Scamozzi, Vittoria ou Lombardo, est en même temps architecte,
ou plutôt avant tout architecte. Les élèves qu'il forme, les disciples
qui doivent l'aider dans la suite, et qui travaillent sous ses ordres,
apprennent, eux aussi, les deux arts à la fois. On les voit conduisant
les travaux ou faisant voler sous leur ciseau les éclats du marbre ,
et cette double préoccupation fait de la sculpture vénitienne, avant
toute chose, un art d'ornement. Dans ce rôle secondaire, elle excelle
il est vrai, et si, comme le dit fort bien Algarotti, on ne doit deman-
der aux sculpteurs de Venise» ni des leçons ni des modèles, et si les
Vénitiens doivent en cela convenir de leur insuffisance et de leur
pauvreté », on ne peut cependant se dispenser d'admirer toutes ces
œuvres charmantes qui décorent les f^içades des palais, ornent les
tombeaux, ou peuplent les niches du Palais ducal et de la Loggeita.
Dans nos courses à travers les églises, «< ces églises dont chacune
est un musée >*, nous avons noté les architectures magnifiques de
ces mausolées tout couverts de statues, avec leurs superbes dra-
peries, leurs gracieuses arabesques, leurs chapiteaux fouillés,
leurs ornements de toutes sortes, délicats et variés. C'est dans ces
oeuvres charmantes qu'éclatent surtout les talents multiples de tous
LA SCULPTURE. 525
ces excellents artistes ; c'est par ces compositions d'une merveilleuse
élégance qu'ils se distinguent de leurs confrères italiens, et ceux-ci,
quoique maîtres sur une foule d'autres points, ne les dépassent , ni
même ne les atteignent dans cette gracieuse branche de Fart
sculptural. Coïncidence très-remarquable, mais qui ne doit point
nous surprendre, les choses se présentent à Amsterdam de la
même façon. Les meilleures sculptures anciennes que possède
la Venise du Nord sont les statues et- les bas-reliefs qui ornent
l'intérieur du palais du Dam et les tombeaux de VOudekerk et de la
Nieuwekerk. Il semble que dans Tune et l'autre cité, en la subordon-
nant à un art supérieur, on ait voulu faire de la sculpture l'inter-
prète de l'histoire, et la charger, comme dit Amyot, a de préserver
de la mort d'oubliance les faicts et dicts mémorables des hommes
et les adventures merveilleuses que produit la longue suitte du
temps » .
C'est, du reste, à cette circonstance toute spéciale que Venise
doit de posséder une suite d'œnvres on ne peut plus intéressantes ,
commençant au moyen âge et allant sans interruption presque
jusqu'à nos jours; suite qu'aucune autre ville d'Italie ne pourrait
nous offrir si complète. Elle débute, en effets avec les sculptures de
Saint-Marc, byzantines et gothiques, continue avec les chapi-
teaux du Palais ducal, œuvre maîtresse de Buono, et la Porta délia
Caria; vers la même époque elle se montre dans les feuillages et
les entrelacs mauresques des palazzi du Grand Canal; nous la retrou-
vons encore dans le monument funèbre du doge Morosini, oii la
pure forme ogivale s'épanouit avec toutes ses élégances. Puis peu
à peu l'esprit nouveau l'envahit, les statues s'animent et leurs
membres s'assouplissent. En même temps que les arcades s'arron-
dissent et que les colonnes se rangent en filé, épanouissant] leurs
chapiteaux d'acanthe, l'aisance se montre dans les mouvements;
les muscles se dessinent; les visages commencent à sourire et les
draperies ondulent autour du corps en plis plus larges et mieux
dessinés. Le costume lui-même s'ennoblit et souligne mieux les
formes. Celles-ci sont encore un peu grêles comme celles des
archanges du Pérugin , mais elles cessent d'être roides et gênées .
52<3 AMSTERDAM ET VENISE.
« L'excellence des figures, comme le dit fort bien un éminent cri-
tique, consiste dans leur sérieux involontaire, dans leur expression
intense et simple , dans la force de leur attitude, dans leur regard
fixe et profond.» Encore un pas, le Rubicon est franchi; l'art
gothique fait place à la Renaissance » et la pensée moderne, se re-
trempant dans l'art antique, arrive à se refaire une vie nouvelle.
Andréa del Verrocchio, Torfévre florentin, est pfiandé à Venise, et de
sa puissante main s'échappe cette, merveilleuse statue équestre,
la seconde qu'on ait fondue en Italie, la statue du condottiere
GoUeoni. Telle e^st la curieuse transformation à laquelle bu assiste
année par année et pour ainsi dire jour par jour, tant les œuvre?
d'art se suivent de près.
Avec le monument de GoUeoni une çre nouvelle s'ouvre pour
la sculpture vénitienne. Perché sur son haut piédestal, assis sur
son solide cheval de bataille cuirassé, casqué , les jambes écar-
tées et le buste ramassé, le sourcil froncé et la physionomie
dure, le vieux général, pris sur Iç vif, point beau^ mais énergique,
montre des horizons nouveaux à toute cette bande de nobles
affamés. Tous s'élancent dans la voie qui s'ouvre devant eux. L'art
prend une nouvelle direction et une impulsion nouvelle. Les belles
œuvres naissent de tous côtés. Le bronze et le marbre s'animent
sous le ciseau des Lombardi et de leurs disciples enthousiastes;
ce sont eux qui élèvent ce mausolée merveilleux du doge André
Vendramin, le plus beau spécimen de la sculpture vénitienne. Enfin
Sansovino arrive pour couronner leur œuvre ; c'est lui qui placera
au haut du grand escalier des doges les géants qui vont lui donner
leur nom , pendant que Nicolo de Conti et Àlberghetti de Ferrare
ciselleront les margelles des citernes du Palais ducal, pendant que
Danese Cattaneo, G. Gampagna, Alessandro Vittoria et vingt autres,
suivant ses leçons, imitant son style, décoreront la Librairie vieille
de leurs délicieuses créations, broderont les murailles intérieures de
l'escalier d'or, et découperont les grilles de bronze de la Loggetta.
Ge temps d'efflorescence passé, c'est encore dans les monuments
funèbres qu'il nous faudra poursuivre nos recherches et nos études.
Fidèle reflet de l'art italien, la sculpture vénitienne se contournera, se
LA SCULPTURE. - 527
boursouflera suivant les caprices du jour. La pompe succédera à la
majesté et la prétention remplacera l'élégance; le style du cavalier
Bernin sévira sur la ville des Lagunes , comme sur la cité éternelle,
jusqu'au jour où Ganova, tournant de nouveau ses regards vers
l'antiquité païenne, essayera, mais en vain, de créer une seconde
Renaissance. Mais même dans cet efFort tenté par un de ses enfants
d'adoption , la sculpture vénitienne ne revêtira point un caractère
spécial et propre; on la pourra confondre avec celle de toute autre
ville italienne ou française, et l'on ne trouvera, dans cette branche de
son art, ni le souffle national qui anime ses autres productions, ni
le cachet de son originalité.
Ce manque d'originalité s'explique, nous l'avons dit, par les qua-
lités mêmes du génie national. Et en effet , si nous voulions cher-
cher avec soin parmi ces délicieuses productions qui ornent les
églises vénitiennes, nous en trouverions plus d'une où, en dépit des
impossibilités apparentes, les deux préoccupations dominantes que
nous avons relevées dans l'architecture sont parvenues à "se faire
jour. N'avons-nous pas constaté dans jie tombeau du doge J. Pesaro
l'emploi des marbres de couleur? Que soùtces lambrequins en vert
de mer et ces nègres pétriHésen marbre noir, sinon la couleur appli-
quée à la sculpture? En outre, sans sortir des Frari^ il nous est loi-
sible de voir un certain nombre de mausolées surmontés de statues
équestres. Ces tombeaux appliqués contre Ja muraille, ayant plus
la forme d'une console que d'un cerceuil, juchés à cinq mètres du
sol et portant UE cavalier de grandeur naturelle qui, à cette hau-
teur et sur ce frêle espace, doit être pris d'un perpétuel vertige,
n'est-ce point là de l'incohérence en matière sculpturale ?
Remarquable coïncidence, aux rives de l'Amstel, il en est de même.
Si, plus calmes d'aspect que les mausolées vénitiens, les tombeaux
qu'on rencontre dans les églises amsterdamoises demeurent mono-
chromes, on ne peut pas dire cependant qu'ils brillent eux non plus
par une logique rigoureuse. Regardez celui de l'amiral Van der Huist,
le mort est représenté étendu les yeux fermés dans l'attitude d'un
homme qui sommeille ; mais son bras droit, qui est armé d'un grand
sabre, s'agite et semble, au delà delà vie, menacer un ennemi ima-
AMSTERDAM ET VENISE.
ginaire qui trouble sod repos. La vue de ce geste au moins étrange
fait naître malgré soi l'idée d'un guerrier poursuivi par un afFreut
cauchemar. De Rtiyter n'est guère plus heureux. Il a l'air de dormir;
l'air seulement, car deux féroces triions qui se dressent à ses côtés
soufflent A pleins poumons dans des conques marines et sembleal
se complaire dans un effroyable vacarme.
- LA SCULPTURE. 629
Tout ce tapage simulé ne vous semble-t-il pas contraster ridi*
culement avec Tidée de repos et de silence que doit inspirer l'image
de la mort? f.es tombeaux des premiers âges étaient singulièrement
plus logiques et mieux compris. Le mausolée figure une alcôve
défendue du jour par une niche cintrée ou une arcade ogivale;
là, sur une estrade semblable au lit, où la nuit il reposait ses
membres fatigués, celui qui n'est plus semble dormir d'un sommeil
que rien ne viendra troubler. Vêtu comme à l'ordinaire , sans luxe
excessif et sans emphase, son visage, grave et sans angoisses,
respire ce calme qu'éprouve tout homme qui s'est bien acquitté
de la vie. C'est là l'image simple et pacifique que les survivants
doivent conserver de celui qui n'est plus. Combien ce repos éternel
après une vie bien remplie, peuplée de hauts faits et de grandes
actions, est plus éloquent que le fracas plus ou moins harmonieux
de toutes les trompettes posthumes !
Notez que cet abus de musique funèbre sévit sur presque tous
les tombeaux illustres. Willem Van der Zaan, Isaac Swerrius,
Abraham Van der Hulst, ne sont guère mieux partagés que l'infor-
tuné de Ruyter. Il est vrai que le génie national n'est pas le seul
coupable dans ce manque de goût. L'époque peut en revendiquer
aussi sa large part. Amsterdam, en effet, par suite de sa construction
tardive, n'a pas eu comme Venise le bonheur de traverser cette
période de haut et grand style, qui devait peupler le monde
moderne de chefs - d'œuvre inimitables. Quand , après avoir
fait table rase des belles œuvres antérieures à son avènement,
la bourgeoisie hollandaise éprouva à son tour les besoins artis-
tiques, qui s'imposent à toutes les civilisations éclairées, l'art
européen était en pleine décadence. Les inspirations, que la
Hollande put puiser au dehors, n'étaient plus que de seconde
main et de qualité douteuse. II ne lui fiit pas possible, comme
au patriciat vénitien dans sa splendeur, d'appeler dans ses murs
des Verrocchio, des Sansovino et des Vittoria. La race de ces grands
artistes était depuis longtemps éteinte, et la décadence avait
imprimé son fatal cachet sur les œuvres de leurs successeurs.
Le seul grand artiste justement réputé que la ville d'Amsterdam
67
530 AMSTERDAM ET VENISE.
put attirer chez elle, quand il lai fallut décorer son palais et broder
les murs de son Stadkuis, ce fut A. Quellio. C'est à lui qu'on doit
les bas-reliefs et les cariatides du Fîerscbaar, les dieux, les guir-
landes de fleurs et de fruits, les bas-reliefs et les atlributs qui ornent
les grandes salles du palais, et ces oeuvres, qui pour l'époque
sont excellentes, doivent être rangées parmi les meilleures de
ce temps qu'on puisse trouver dans les lïtats du nord de l'Europe.
Il nous resterait, pour être tout à fait complet, à parler de la
sculpture moderne. Quelques ccliantillons de cet art, bommages
tardifs de la reconnaissance nationale, ornent en effet les places et
les jardins de la Venise du Nord. C'est la statue de Rembrandi
que nous avons saluée sur le Botermarkt, celle de Vondel au
l'ark. C'est enfin cetle croix de métal que nous avons rencontrée
sur le Dam, et dont l'aspect nous a choqués. Mais comme nous n'au-
rions point une bien vive satisfaction à nous occuper longtemps de
ces œuvres nouvelles, et qu'elles ne changeraient point grand' chose
anx considérations générales que nous avons émises, nous croyons
qu'il vaut mieux en rester là, et aborder tont de suite la peinture,
qui ouvre à nos investigations le cbamp le plus vaste et le plus splen-
dide que nous puissions rêver.
AMSTERDAM
La colonne de la i™ii de méuA.
XII
LA PEINTURE VÉNITIENNE
L*întuition de la couleur. — Le caractère pittoresque extérieur et décoratif de Técole yéni-
tienne. — Jean BeUîn et les primitifs. •— Origine orientale de Venise. — Les peintres
▼énitiens nés hors des Lagunes. — Une atmosphère brumeuse enfante des coloristes, et
les pays arides produisent des dessinateurs. — Les vrais interprètes du christianisme. —
Indifférence des Vénitiens en matière religieuse. — La Société de TArétin. — > Le natu^
ralisme. — Le Titien et le Tintorct. — La vérité historique. — Les portraits.
— Peintres byzantins et mosaïstes grecs. — Les Vivarini. — Gentile et Giovanni
Bellini. — Mahomet II et le Sénat. — La transition , Vittore Carpaccio. ^ Gima da
Gonegliano. — Giorgione. — Le paysage historique du Titien. — Classement difficile.
— Palma , Pordenone et Sebastiano del Piombo. — Il Moretto et Paris Bordone. — Le
Bassan. — Tintoret, sa jeunesse et ses études. — Paul Véronèse, rayonnement de
beauté et de lumière. — Muziano, Zelotti et Moroni. — Turchi, Tiepolo et Ricci. —
Les petits peintres. — Canaletto, Pietro Belloti, Guardi et Longhi.
Si l'amour excessif de la couleur entrava te développement de la
sculpture à Venise, et empêcha les statuaires d'imprimer à leurs pro-
ductions un caractère de vive originalité, dans la peinture, comme
on devait bien s'y attendre, il produisit juste l'effet contraire.
Là, ce goût des nuances brillantes et des tons vifs, cette merveil-
leuse intelligence de l'harmonie chromatique, cette connaissance
pour ainsi dire instinctive de la loi des contrastes et des a valeurs >',
que tout Vénitien possédait par une sorte d'intuition miraculeuse,
rencontrèrent une carrière superbe, où ils purent se développer
avec'une magnifique aisance, et s'épanouir brillamment dans toute
une série de chefs-d'œuvre.
Dès son aurore, la peinture vénitienne se révèle à nous avec ces qua-
lités admirables. Les premiers peintres que la Sérénissime Seigneurie
adopte montrent déjà combien , dans cette ville de marbre enso-
leillée, le sentiment de la couleur dominant tous les autres est apte
à produire de grandes et belles pages. C'est lui qui devient la
532 AMSTERDAM ET VENISE.
pierre angulaire de toute cette généreuse école vénitienne. Dès Anto-
nio Veneziano, Gentile da Fabriano et les Vivarini, on comprend
la force et les richesses dont il doit se montrer si prodigne, et dans
Tiepolo, Piazzetta et les derniers peintres du dix-huitième siècle,
c'est encore lui qui règne en maître, dictant ces compositions
aimables, qui sont comme le dernier soupir du grand art vénitien.
Aucun de ces valeureux artistes ne cherche, du reste, à se sous-
traire à sa prestigieuse domination. Tous au contraire lui rendent
hommage, tous lui payent tribut, se courbent sous son sceptre
féerique, se font les prêtres de son culte, les grands comme les
petits, tes sages comme les fous; tous, même le plus illustre
d*entre eux, le Titien, dont le génie, lesté d'une haute raison, fut,
comme l'a si bien dit M. Ch. Blanc, l'un des mieux équilibrés que
l'on connut jamais.
Mais ce merveilleux sentiment de la couleur n*est pas malheureuse-
ment le seul trait caractéristique de l'école vénitienne. Il porte avec
lui ce correctif inéluctable que nous devions nous attendre du reste
à rencontrer à ses côtés; n*avons-nous point déjà constaté « que là
où le coloris est la préoccupation principale de l'artiste , Fart tend
naturellement à se matérialiser »? C'est une de ces règles fatales
auxquelles on n'échappe en aucun temps et en aucun pays; aussi,
dès les premiers pas à travers cette pléiade de chefs-d'œuvre,
allons-nous trouver presque constamment le sentiment subordonné
à la sensation, la préoccupation du pittoresque dominant dans
l'esprit de Tartiste, l'impression optique placée bien avant l'exprès*
sion morale ; car Je résultat de ces merveilleuses qualités de
couleur est de rendre la peinture vénitienne avant tout extérieure
et décorative, de lui faire rechercher la satisfaction des yeux, bien
plus que la réalisation d'un idéal.
Dès ses premiers beaux jours, en effet, alors que, sous le pinceau
des Vivarini , de Carpaccio , de Marco Basaïti et de leurs contem-
porains, l'art vénitien a conservé la manière sèche des premiers
maîtres ; alors que les artistes sont encore attentifs au dessin, que
les c6ntoui*s sont presque saisissables , que la forme a été suivie
scrupuleusement et méticuleu sèment copiée, Vextérioriié est
LA PEINTUHK VE.NITIF.NNIÎ. 533
déjà fort apparente. La préoccupation principale est de faire spec-
tacle. Semblables à ces marchands orientaux qui déploient au soleil
leurs éblouissantes étoffes et leurs trésors étincelants, ces premiers
maîtres étalent devant nos yeux ravis les splendeurs de leur palette.
Puis, à mesure que les ressources matérielles de la pein-
ture viennent à s'accroître, cette tendance s'accentue davan-
tage : elle va chaque jour se développant jusqu'à ce qu'elle
atteigne son apogée, sous la brosse étincelante de ce magicien du
pinceau, Paul Véronèse, qui, avec ses qualités merveilleuses et
ses superbes défauts, est sinon la personnalité la plus haute, du
534 AMSTERDAM ET VENISE.
moins la personnification la plus complète de l'école vénitienne.
Une tendance si caractéristique ne pouvait passer inaperçue, et,
une fois relevée par la critique, demeurer sans explication. On a
donc cherché à expliquer ce merveilleux sentiment de la couleur,
cette connaissance instinctive de ses principaux effets, cette admi-
rable faculté de faire vibrer, dans un merveilleux accord, les
nuances les plus belles et les plus riches , et l'on s'est efforcé d'en
trouver la cause initiale. Cette cause, des auteurs ing[éaieux ont
cru la découvrir dans la prétendue origine asiatique des Vénitiens.
Selon eux, les colons qui s'établirent il y a onze à douze siècles
au milieu des Lagunes arrivaient en droite ligne de l'Asie Mineure,
et u devaient à cette circonstance la connaissance des lois de la
couleur ».
En admettant cette origine asiatique des Vénètes , comme
un fait parfaitement établi, ce qui n'est rien moins que prouvé,
elle ne suffirait certes pas à expliquer leur école de peinture. Les
lois d'harmonie des couleurs constituent une science que les
Chinois ont connue de toute antiquité, que les Persans et les
Indiens ont mise en^ œuvre dans la plupart de leurs productions
industrielles, notamment dans leurs tissus, et dont certains peuples
riverains de la Méditerranée eurent une intuition indiscutable.
Tout cela, nous l'accordons volontiers. Mais de là à supposer
que les prétendus secrets de cette science soient transmissibles
de générations en générations; qu'ils puissent traverser les âges et
demeurer purs de toute altération, quand le reste, religion, patrie,
lois , mœurs , traditions, a reçu des atteintes si graves , quand tant
d'institutions d'une importance excessive s'abimaient dans le néant
et tombaient dans l'oubli, c'est ce que nous ne pouvons admettre.
Que les Vénitiens opposent le vert au rouge et le jaune au
violet, qu'ils sachent en outre admirablement équilibrer leurs
tt valeurs » , c'est-à-dire calculer la somme de lumière et d'ombre
que doit comporter chaque teinte, pour donner à la place où elle se
trouve son maximum de coloration, c'est là un fait évident; et il n'est
même point nécessaire de regarder un grand nombre de tableaux
du Titien, de Pordenone, du Giorgione, de Bonifazio Veneziano ou
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 535
de Paris Bordone, pour s'en apercevoir. Que certains peuples
orientaux en usent de même dans leurs ouvrages d*art ou d'in*
dustrie et fassent preuve de qualités analogues, cela n'est pas
niable. Mais c'est là une coïncidence intéressante et rien de plus.
Bien d'autres peuples dont l'origine n'a rien à démêler avec l'Asie
se trouvent dans le même cas; et si c'était là une de ces propriétés
qui se transmettent dans le sang, comment admettre ces lacunes
énormes dans la production , et cette nécessité , pour Venise à son
aurore, d'emprunter ses premiers artistes à Byzance et au Pélo*
ponèse ?
Mais, bien mieux (et c'est là un argument irréfutable), pas plus en
peinture que dans les autres arts, la cité des Lagunes n'a produit
les talents et les génies qui l'ont embellie et dont la gloire rayonne
autour de son nom comme une auréole. De tous les peintres qui
ont illustré l'école vénitienne, c'est à peine s'il en est cinq ou six
qui soient nés à Venise. Dans la grande époque Jean Bellin et le
Tintoret; à la décadence Ganaletto, dont le père peignait les dé-
cors au théâtre San Samuele , Rosalba Carriera , qui était fille d'un
fonctionnaire public, et peut-être un ou deux encore, ont vu le
jour sur le sol vénitien. Tous les autres sont nés hors de Venise.
Parmi les précurseurs, Gentile Fabiano était de Padoue, Pisanello
de Vérone, Carpaccio de Capo d'Istria, Marco Basaïti du Frioul, les
Vivarini de Murano ; parmi les peintres de la grande et majestueuse
époque, le Titien était né à Cadore, Giorgione à Castelfranco, Paris
Bordone à Trévise, Paul Véronèse et Zelotti à Vérone, Palma le
Vieux à Bergame, Pordenone dans le Frioul, Moretto à Brescia,
et Gima à Gonegliano, dans la ville dont il prit le nom. Il n'est pas
jusqu*aux peintres de la décadence qui ne soient dans le même cas.
A l'exception de Ganaletto et d' Alba Garriera, dont nous parlions à
l'instant, tous sont forestieri^ comme on dit en Italie , c'est-à-dire
étrangers. Piazzetta avait vu le jour à Pederola, près de Trévise;
Longhi à Bologne, et Sebastiano Ricci à Bellune.
Que devient , en présence de cette diversité d'origine, l'influence
trop vantée de ce sang asiatique qui fait battre le cœur des
Vénètes? D'autant mieux que ce n'est point là un fait accidentel.
536 AMSTERDAM ET VENISE.
exceptionnel dans Thistoire de Tart. La cité des papes est sous ce
rapport dans le même cas que la cité des doges. A Texception de
Jules Romain, la ville éternelle. n'a vu naître. dans ses murs aucun
des' peintres qui l'ont illustrée. Niéra-t-on cependant que' tous les
fjrands artistes qui, à la âuitê de Raphaël, la peuplèrent de tant de
belles œuvres, n'aient. ensemble comme un air de famille?
Il faut donc conclure de là que cette communauté d'inspiration,
cette similitude de production est bien plus imposée par le milieu,
par le.sçl et surtout par le climat, que par les qualités delà race.
Là, en effet, où une brume légère règne perpétuellement dans
l'atmosphère ;ià où une vapeur argentée s'interpose entre l'œil et
les objets, qu'il conteinple, les contours se trouvent estompés, les
lignes .perdent de leur. netteté; par contre les couleurs « font
tache n, et prennent une intensité excessive. En .même tenips, et
comme conséquence de leur indécision de. formes; les. taches
colorées ont une visible tendance à se fondre sur, leurs limites,
et de cette fusion de tons vivaces, il résulte une. harmonie brillante
qui séduitrœil et le charme. Or, c'est par l'œil, il ne faut pas l'oublier,
que se fait toute l'éducation du peintre. Jamais un raisonnement
n'aura sur lui l'influence d'un spectacle vu: Parlant aux yeux;
c'est par ceux-ci qu'il lui faut apprendre le, langage dans lequel il
doit s'exprimer. Dès lors, on comprend pourquoi, les contrées
humides et brumeuses façonnent, fatalement certains talents à
l'image des spectacles qu'elles leur font voir, et pourquoi noo-seule-
ment Venise, mais, encore la Hollande, la Flandre et l'Angleterre
ont été des pépinières de coloristes.
Dans les pays brûlés par le soleil^ où l'air, desséché par la chaleur,
s'est dépouillé de toute humidité vaporeuse, .1 a, p:erspeçtive aérienne,
au contraire, n'existe pour ainsi dire pas.* Les contours deviennent
alors d'une netteté et d'une précision brutales. Les formes prennent
une importance extraordinaire, les couleurs dures et crues, arrêtent à
peine le regard. Les tons entiers et violents sont sans charme pour
l'œil. Par contre, les grandes lignes sont plus fièrement écrites, et
l'esprit de l'artiste, subissant forcément l'influence des spectacles
qui l'environnent, s'habitue à la prépondérance du contour. Dans
VEMSE
LÏHlacaliun de l'Amour, p.ir le 'ri[i<
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 539
ces pays, rétude de la nature doit inévitablement produire des
dessinateurs.
Ce sont là des phénomènes teUement palpables qu'on s'étonne
de voir d'excellents esprits aller chercher dans des accidents
psychologiques ce qui n'est qu'une affaire d'éducation de l'œil.
C'est ainsi que M. Taine considère cette extériorité de l'art vénitien
comme un reflet du caractère national, amoureux des fêtes, des
processions et de la pompe; et que MM. Ch. Blanc ^t Rio croient
en découvrir la source dans les sentiments religieux de la
population.
Double erreur! Cet amour de la couleur généreuse et de l'exté-
riorité, cet affolement des spectacles magnifiques avaient leur
point de départ dans un même sentiment. C'était une même dis-
position d'esprit, une même tendance qui faisaient rechercher au
peuple de Venise la pompe et la magnificence aussi bien dans les
cérémonies de la piazza San Marco que dans les toiles confiées aux
maîtres de l'école. L'un de ces goûts ne procède pas de l'autre; il
n'en dépend pas. Il y a tout simplement connexité de désirs et de
isensations, rien de plus.
Quant aux sentiments religieux, nous savons à quoi nous en tenir
là -dessus. Ce n'est pas le peuple qui donnait asile à toutes les
hérésies, qui permettait aux protestants d'avoir un temple et aux
Turcs de posséder une mosquée dans \eav fondaco ; qui dix fois tint
tête au pape, faillit deux fois se brouiller avec le Saint-Siège et
tomber dans le schisme , ce n'est pas ce peuple-là auquel on peut
supposer des sentiments religieux d'une intensité bien violente.
En cela, du reste, les artistes renchérissaient encore sur le
commun des mortels. Nous connaissons la vie de quelques-uns
d'entre eux , et l'on n'y trouve ni piété bien grande , ni rigorisme
bien marqué. La plupart sont de vaillants compères menant la vie
joyeuse, voyageant volontiers, s'occupant médiocrement de leur
salut. Depuis Gentile Bellini, qui s'en va vivre chez les Turcs,
jusqu'à Pordenonc, Véronèse et Bordone, il serait assez diffi-
cile de découvrir dans l'existence d'aucun d'eux une large place
réservée aux préoccupations religieuses. Quant au Titien, s'il
540 AMSTERDAM ET VENISE.
eiit eu un peu de pieté au cœur, il est probable qu'il n'aurait
pu s'accorder avec cet étrange poète qui s'intitula le fléau
des princes {JlacjeUum principiim)^ et en profita pour attaquer les
papes et les rois, invectivant les puissants de toutes sortes et ne
respectant Dieu, comme le dit son épitaphe, que parce qu'il ne le
connaissait pas.
Inlaclus Deus est illi : causamque ro(];atiis,
Hane dédit : ille, inquit, non inibi notus erat.
Du reste, quel rapport y a-t-il entre la peinture vénitienne et la
catholicité? Les tableaux vénitiens représentent, il est vrai, des
scènes religieuses, parfois empruntées aux saintes Écritures,
mais telle était la coutume du temps, et encore la plupart de
ces vastes œuvres n'étaient-elles que des prétextes à portraits
ou à décoration, qui allaient embellir des églises singulières,
dont les noms, fait unique dans la religion romaine, étaient
empruntés à l'Ancien Testament. San Samuele, San Daniele,
San Moïse sont en effet des saints qui appartiennent exclusivement
au paradis vénitien.
Certes il est indiscutable que les peintres de Venise ont été moins
sensibles aux sereines beautés de l'ail grec que les ai*tistes de
Florence; mais cela tient uniquement à ce que l'antiquité ne s'est
révélée aux maîtres de la Renaissance que par des statues, c'est-à-
dire par des lignes, et que ces lignes ne pouvaient que médiocre-
ment émouvoir des artistes avant tout épris de la couleur. Quant au
caractère chrétien, il serait foit imprudent d'aller le chercher dans
les productions de ce peuple indifférent par excellence, qui invecti-
vait les envoyés de la Curie romaine en leur criant : « Vénitiens
d'abord, et chrétiens ensuite. » {Siamo Veneziani e poi Cristiani.)
S'il devait se trouver dans un art quelconque, il semble que ce serait
plutôt dans l'austère roideur de ces primitifs Italiens, dans la mystique
simplicité de l'école de Pérouse , ou dans le naïf ascétisme des pre-
miers maîtres flamands, qui se sont faits les interprètes émus de cette
religion de soumission, de continence et d'abnégation, qui n'était
guère le fait de la bruyante population des Lagunes.
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LA PEINTURE VÉNITIENNE. M3
Du reste^ examinons quelques-unes de ces œuvres, nous verrons
mieux encore que le sentiment religieux ne s'y montre en aucune
façon. Tous les peintres vénitiens, en effet, traitent les sujets saints
avec im réalisme qui bannit toute idée mystique. Le Titien lui-
même ne voit, dans la scène qu'il représente, que le fait tel qu'il se
^serait passé dans son temps. Il ne cherche rien au delà; ses saints
personnages sont des êtres vivants, pour ainsi dire pris sur le fait,
et nullement idéalisés. Regardez sa Présentation au temple. Au
sommet d'un escalier énorme sont groupés les prêtres et le pontife,
au milieu des gradins une petite fillette vêtue de bleu monte en
relevant sa robe simplement, comme ferait toute autre enfant de son
âge. Ses joues sont rondes et roses; elle lève la main comme pour
demander au grand prêtre ce qu'il veut d'elle. C'est la nature et rien
de plus; elle suffit au peintre. Au pied de l'escalier se trouvent une
foule de nobles personnages diversement groupés, tous bien vivants,
bien portants, qui semblent être autant de portraits pris dans la vie
réelle , et au premier plan , tout au centre du tableau , le peintre a
accroupi une vieille paysanne vêtue de bleue et capuchonnée de
blanc , qui vient du marché et conserve encore à ses côtés son
panier plein d'œufs et ses poulets.
Dans son Assomption, qui est l'un de ses plus célèbres chefs-
d'œuvre, il en est de même. Ses apôtres sont des pêcheurs bronzés
par le soleil de l'Adriatique, et la Vierge qui monte au ciel dans une
gloire ardente est de la même race. C'est une femme saine et forte,
sans exaltation dans le regard , sans sourire mystique sur les lèvres,
fièrement campée dans sa robe rouge, avec le corps solide et forte-
ment charpenté d'une femme du peuple.
Ses saintes familles sont encore dans le même goût. Les enfants
y sont frais et roses avec de belles chairs bien fermes , les vierges
fortes et saines , pleines de santé. C'est la floraison de la vie. Rien
de mou , rien d'efféminé , rien d'alangui ; pas d'embarras ni de
réticences et surtout pas de sous-entendus. C'est la nature glorifiée
par l'art, et à ce titre les œuvres les plus religieuses du Titien se
rapprochent singulièrement plus du panthéisme ancien que de
l'idéalisme chrétien.
644 AMSTERDAM ET VENISE.
Si du mieux équilibré au point de vue du génie nous passons au
plus fougueux des peintres vénitiens, nous verrons qu*il en est de
même, la préoccupation est identique. Qu'on Tétudie à la Scuola
de Saint-Rocb, dans les salles du Palais ducal ou dans les galeries de
l'Académie des beaux-arts, on voit tout de suite que leTintoret obéit
aux mêmes idées. Dans chacune de ses œuvres, on rencontre une.
foule de détails pris sur le vif, empnmtés à la vie courante, qui mon-
trent que, malgré sa turbulente imagination , ce grand génie cher-
chait ses modèles dans la nature et puisait autour de lui ses inspi-
rations. Dans son Annonciation il s'en rapporte à la lettre des
saintes Écritures. Saint Joseph était charpentier, vite il lui élève une
demeure en harmonie avec sa condition. C'est bien là une maison
de charpentier, avec un auvent pour travailler en plein air, un établi,
des outils, des pièces de bois et tout Tencombrement des scies,
des rabots et des morceaux ajustés. A l'intérieur, l'ameublement
rustique, mais propre, d'un ménage pauvre ; des chaises, un grand
lit à rideaux rouges, un berceau d'osier, et au milieu de tout cela
la Vierge apparaît comme une forte paysanne, comme une solide
plébéienne, effrayée plus encore qu'étonnée par l'invasion des anges.
Les Noces de Cana se passent dans une vraie salle à manger
soutenue par des colonnes, avec un plafond à caissons; les per-
sonnages sont distribués sur deux longues files, les hommes d'un
côté et les femmes de l'autre , se disposant à faire honneur au
repas. Tout est bien en ordre, les personnes et les couverts. Rien
n'est oublié : ni le dressoir chargé d'assiettes, ni le lustre garni de
bougies. Au bout de la table, et par conséquent tout au fond du
tableau, le Christ apparaît entouré d'une auréole. C'est le seul per-
sonnage qui se distingue du commun. Tous les autres, en costume
du seizième siècle, semblent fort affamés, et par l'empressement
qu'ils mettent à demander du vin on sent que la présence du bien-
aimé liquide les intéresse pour le moins autant que le miracle.
Il n'est pas jusqu'à un chien occupé sous la table à ronger un os ,
qui ne vienne par son attitude ajouter, s'il est possible , à la réalité
de la scène.
Chez Jacques Bassan , l'abondance de ces accessoires est encore
VENISE
Peinlure ilu PaliU ducal, par Zelotli,
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 547
plus sensible. Pour être plus rustique, il n*en est peut-être qiie plus
vrai. Son Retour de Jacob en Chanaan est un véritable déménage-
ment de campagne; écuetles, casseroles et chaudrons, tout est
à terre et pêle^-mêle; jusqu'à une bassinoire qui se dresse dans
un coin, et dont la forme par trop moderne fait vraiment un
singulier effet. Dans son ^nrtonciaf ion aux bergers, même chose.
C'est une vraie scène de la vie pastorale à laquelle il nous fait
assister. Tonnelets et baquets , agneaux , chèvres et chiens ^
béliers et brebis , tout est copié d'après nature ; on sent que cela
a été vu ainsi.
Mais personne n'a poussé cette passion de mêler la vie contem-
poraine à l'interprétation des passages des saintes Écritures plus
loin que Paul Véronèse. Son Repas chez Lévi, ses Noces de Cana,
ses Pèlerins d^Emmaûs et dix autres toiles, atteignent les der-
nières limites du plus fantaisiste mélange des choses actuelles
aux choses passées, du sacré au profane. Ce ne sont plus seu-
lement de somptueuses demeures vénitiennes, des salles de ban-
quet et des lieux de festin que le grand peintre associe, par la
présence d'un saint pei*sonnage, à quelque passage de l'Évangile.
Ce sont les portraits des grandes personnalités de son époque
dont il entoure le Christ, et qu'il fait asseoir aux côtés du Fils de
Dieu. Et dans quel ordre ou plutôt dans quel désordre ! A un même
repas, à la même table, il installe, côte à côte, François V^
et Charles-Quint, les enfants de Mahomet et le nonce du Pape,
qui tous écoutent, avec plus ou moins de recueillement, un concert
que leur donnent les principaux peintres vénitiens, représentés
d'après nature.
Et combien d'autres portraits parmi ces centaines de person-
nages couverts de velours et de damas, parmi ces gentils enfants
gracieusement costumés, et ces belles dames somptueusement
parées , dont nous ignorons et les noms et les titres ! Les grands
lévriers, les pages, les nègres, les hommes d'armes, abon-
dent au milieu de ces scènes de l'Évangile, si simples et si
grandes pourtant dans leur noble simplicité, et l'on est forcé
d'avouer que si c'est là une manière pittoresque de comprendre
548 AMSTERDAM ET VENISE.
les saintes Écritures, ce ne saurait être, dans tous les cas, une façon
bien cbrétienne de les interpréter.
Dans aucune école et dans aucun temps, jamais peintre ne poussa
plus loin la fantaisie dans l'interprétation des textes sacrés. Il
alla même si loin dans quelques-unes de ses œuvres, que le
{][rand inquisiteur d'État, qui n'était cependant guère rigide sur
l'article religion, crut devoir intervenir. Il fit comparaître devant
lui le fécond artiste, l'interrogea au sujet de ses derniers tableaux ,
lui reprocha sa manière de travestir les pages les plus belles de
l'Évangile, et lui infligea une verte admonestation.
Le grand peintre présenta lui-même sa défense, et les arguments
naïfs qu'il produit montrent, mieux que toutes les dissertations
imaginables, combien les préoccupations chrétiennes tourmen-
taient peu les peintres vénitiens. Même dans la conception de
ses tableaux les plus religieux, Paul Véronèse l'avoue ingénu*
ment, « il ne prenait point tant de choses en considération ».
Il est probable que les autres agissaient de même, et que Por-
denone non plus ne se mettait poipt l'esprit à la torture pour
observer les convenances, quand, à Santa Maria di Campagna ,
il introduisait dans les peintures décoratives d'une église catho-
lique des jeux de faunes et de bacchantes.
Mais ce qui est surtout remarquable dans la plaidoirie du grand
peintre vénitien, c'est la façon dont il s'abrite derrière Michel*
Ange'. Pour la première fois, ejt probablement pour la seule fois, il
l'invoque comme son maître. Il est même fort probable que
l'auteur de la Cène ne songe à se mettre à couvert derrière l'au-
teur du Jugement dernier que parce que ce chef-d'œuvre avait
été exécuté sous les yeux d'un saint pontife, dont l'Inquisition
vénitienne pouvait difficilement condamner la compétence, et avait
néanmoins excité dans toute l'Italie un épouvantable scandale. .
* Reti'ouvé par M. A. Baschet dans les Archives de Venise, parmi les procès
du saint Office, ce document si intéressant au point de vue de l'art a été
publié pour la première fois par M. Gb. Yriarte, qui en a donné la traduction
m extenso dans son excellent livre la Vie d'un patricien de Venise au seizième
siècle, ...
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 549
Les fresques de la chapelle Sixtine étaient en effet à peine décou-
vertes et soumises au jugement du public , qu'il n*y eut qu'un cri
d'étonnement chez les artistes , et d'indignatioa dans le clergé
romain. Michel- Ange, lui nou plus, ne s'était que médiocrement
préoccupé des sentiments religieux qui devaient inspirer son énorme
chef-d'œuvre. Il avait préféré, profitant d'une occasion unique,
donner ample carrière à cette fougue de lignes qui bouillonnaient
dans son cerveau. Mais, dans ces gigantesques figures, où (sans se
soucier de la convenance ou de l'inconvenance) il n'avait vu que
des a académies » ,. d'autres trouvèrent des indécences. De tous côtés
on attaqua le grand peintre , et peu s'en fallut que, dans l'ardeur de
la discussion, les invectives ne remontassent jusqu'au Pape qui
avait fait exécuter la fresque sublime.
Au temps de Véronèsece scandale n'était point oublié. A Paul III,
pontife amoureux des arts et qui , tout en organisant l'Inquisition ,
s'était montré l'ami d'Érasme et de Sadolet, avait succédé Paul IV,
dont le rigorisme intolérant ne pouvait s'accommoder de rémi-
niscences païennes. Choqué par les postures des personnages, il avait
ordonné qu'on effaçât toute la fresque; peu s'en fallut que l'ordre
ne fàt exécuté , et Daniel de Volterre ne put sauver le chef-d'œuvre
d'une destruction irrémédiable qu'en consentant à habiller les
principaux personnages, et en gagnant ainsi ce nom burlesque
de bracheitone (culottier), que lui donnèrent ses contemporains, et
que lui conserva la postérité.
L'exemple invoqué par Véronèse pour se défendre était donc
habilement choisi ; d'autant mieux que si à son époque les irrévé-
rences échappées au pinceau de Michel-Ange avaient été voilées ,
on s'était bien gardé d'effacer ce Garon qui, monté sur sa barque
mythologique, «« batte col remo qualunque si adagia », comme dit
Dante , et qui se trouve aussi déplacé dans une apothéose chré-
tienne que les u bouffons, soldats et autres plaisanteries » auxquelles
faisaient allusion les inquisiteurs d'État.
Du reste, à défaut des fresques de la Sixtine, Véronèse aurait pu
invoquer les Chambres de Baphaël, signalant les portraits de Sa^
vonarole, Dante, Bramante et Fra. Angelico dans la Dispute du
550 AMSTERDAM ET VENISE.
Saint-Sacrement^ ceux de François délia Rovpre et du Pérugîn dans
y Ecole d'Athènes, de la Fornariaa dans le Miracle de Bolsène^ et du
nain^Gradasso Berettaï, bouffon attitré du cardinal de Médicîs, dans
la Harangue de Constantin. A Rome, à cette époque, on ne se gênait
guère plus qu'à Venise. J'insiste sur ce fait parce que la routine est
si grande (surtout en matière artistique) que de nos jours encore
c'est une sorte de manie généralement adoptée par les critiques
que de reprocher à l'école vénitienne de s'être moquée comme à
plaisir « de cette vérité historique , savante, si remarquable chez
Raphaël, et dont celui-ci ne s'est jamais écarté qne volontairement
et par science ' » .
Pour peu. qu'on étudie la peinture italienne , du nord au midi de
la Péninsule, on sait bien vite à quoi s'en tenir sur la façon dont ces
nobles esprits entendaient la vérité historique. Celle-ci était la
moindre de leurs préoccupations, et il n'en pouvait être autrement.
Ce qu'ils savaient de l'antiquité romaine était à peu près nul;
de l'antiquité juive, ils ne connaissaient absolument rien : avec
quoi auraient-ils donc pu reconstituer un monde disparu depuis
douze siècles, quand tous les éléments leur faisaient à la fois
défaut?
C'est seulement depuis la découverte de Pompéi que nous
commençons à nous douter de ce que pouvaient bien être
le costume, les demeures, les ai*mes, les usages des Romains
pendant la période impériale; et par les ruines retrouvées en
Asie Mineure, nous soupçonnons ce que pouvait être l'existence
des Assyriens, et, par conséquent, celle de leurs voisins les Juifs.
Mais encore aujourd'hui, si nous pouvons nous faire une idée con-
fuse des choses, nous ne savons rien des personnes; et ce n'est que
d'imagination que nous pouvons représenter le Christ, la Vlei^e
et la plupart des personnages mêlés à cette merveilleuse légende
de la Passion.
' J. CoiMDET, Histoire de la peinture en Italie. Ajoutons que M. Goindet, si
sévère pour l'école vénitienne et si exig^eant pour la vérité historique, confond
les onze mille vierges que la légende fait mourir aux environs de Cologne avec
les martyrs du mont Ararat, fait trépasser le Tilien au palais Barbarlgo, etc., etc.
LA PEINTURE VÉiNITIENNE. 551
Seulement, dans les pays où, par suite de Farldité du soi et de la
sécheresse de l'air, les artistes deviennent forcémeat dessinateurs,
ils cherchent dans des combinaisons de traits, toujours faciles à repro-
duire, la création d*une série de types, et ces types admis par
l'Ecole, constamment copiés et recopiés, arrivent rapidement à
créer une tradition et des figures classiques. Dans les écoles colo-
ristes , au contraire , rien de semblable ne se produit et ne peut
se produire. L*œil continuellement sollicité par des harmonies de
couleur ne peut s'astreindre à cette fidélité aux contours. Il lui
répugne d'accepter des types, où la ligne joue un rôle trop consi-
dérable, et de se conformer aux exigences d'un tempérament qui
n'est pas le sien. On comprend dès lors que les écoles où le dessin
domine, voyant les types dassiques, qu'elles regardent comme
au-dessus de toute discussion, négligés systématiquement par les
écoles coloristes, accusent celles-ci de manquer à toutes les lois de
la vérité historique. Mais quand on se reporte à l'origine de ces
types, quand on étudie la façon dont ils ont été conçus, quand on
analyse les éléments dont ils sont formés, on voit bien vite qu'ils ne
sont pas plus exacts, pas plus vrais que les autres. L'antiquité
romaine ou juive de Michel-Ange ou de Raphaël est tout aussi
bien une œuvre de convention que celle du Titien et de Véronèse,
et Ton ne persuadera à aucun homme de sens que la Fornarina en
costume du seizième siècle, devenue le portrait authentique de la
vierge Marie, ressemble davantage à la mère du Christ que la Bella
du Titien ou la fille du Tintoret.
La recherche de la vérité historique, de ce que nous appelons
la « couleur locale » dans les arts plastiques, est, il faut bien qu'on le
sache, une préoccupation absolument moderne, je dirais presque
contemporaine. C'est pourquoi l'on peut dire que les seuls docu-
ments pleinement exacts qui nous soient parvenus des sculpteurs
et des peintres de la Renaissance sont les portraits de leurs
contemporains. Or, dans cette spécialité, les écoles de coloristes se
sont montrées singulièrement supérieures aux écoles de dessina*
teurs. Les portraits peints par le Titien, Giorgione^ le Tintoret et
Paul Véronèse n'ont d'équivalents au monde que ceux peints par
552 AMSTERDAM ET VENISE;
Rubens, Vao Dyck, Rembrandt, Frans Hais, Van der Heist,
MoreeUe et Mîerevelt. Portées à cette perfection, ces images soot
plus que des portraits; elles deviennent de véritables pages
d'histoire.
VENISE
it du doge PaKal Cicogiiia, d'aprÈl le Tintorel
Cette' suprématie, ajoutons-le, les écoles coloristes la doivent
bien moins aux merveilleuses qualités de leurs ailistes qu'à ce retour
constant vers l'étude de la nature, à laquelle ceux-ci soot pour
ainsi dire forcés. C'est en effet dans cette étude où ils se retrem-
pent constamment qu'ils apprennent à serrer la vérité de plus près,
à la mieux comprendre, à pénétrer le secret de ces délicatesses,
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 553
de ces finesses de traits et de tous, qualités en apparence secon-
daires, mais qui constituent l'expression d'un visage. Aussi leurs
portraits ne nous montrent-ils pas seulement la ressemblance;
ils nous font connaître le caractère de leurs modèles, nous initient
aux secrets de leur vie, nous dévoilent leurs passions, et sont de la
sorte singulièrement plus intéressants que ceux enfantés par les
écoles de dessinateurs qui, passionnés pour le contour, regarderaient
comme une atténuation fâcheuse tout ce qui peut affaiblir l'impor-
tance de la ligne, en amoindrir la pureté , en un mot réléguer le
dessin au second plan.
Sous ce rapport, en effet, maîtres ou élèves, tous les Flo-
rentins sont des fanatiques de la plus rude espèce. Il est impos-
sible de se montrer pontifes plus intransigeants. Pas un n'admet,
en faveur du résultat obtenu, une dérogation aux préceptes de
l'école. On a beau être arrivé aux dernières limites de la science,
il faut encore procéder par ordre comme au temps où l'on appre-
nait sa leçon; et rien n'est curieux comme d'entendre Vasari, peintre
de second ordre, reprocher aU Titien « de peindre tout de suite
d'après nature , de ne pas faire un dessin préparatoire, de croire
que le vrai moyen d'atteindre au dessin vrai, c'est de peindre sur-
le-champ avec des couleurs, sans avoir au préalable étudié les
contours sur le papier». Michel-Ange, de son côté, n'était guère
plus indulgent pour le grand génie de l'école vénitienne. « Quel
dommage, disait-il un jour à ceux qui lui parlaient du Titien, qu'on
n'apprenne pas à Venise à mieux dessiner! Si Tiziado Vecelli était
secondé par l'art comme il a été favorisé par la nature, personne
au mondé ne ferait ni si vite ni mieux que lui. »
Cette opinion , un peu trop exclusive , disons - le bien vite ,
ne fut heureusement pas ratifiée par tous les Romains contem-
porains de Michel- Ange. Quand, à soixante-dix ans, le grand
peintre vénitien se rendit pour la première fois dans la ville
éternelle, il y fut reçu avec un véritable enthousiasme. Il eut,
lui aussi, ses admirateurs et même ses fanatiques. Sa grande
renommée lui faisait partout cortège, et l'espèce d'antagonisme
qui ne tarda pas à s'élever entre Michel -Ange et lui dégénéra
70
554 AMSTERDAM ET VENISE.
en véritable guerre entre les partisans des deux grands artistes.
Chacun d'eux eut ses tenants, et l'on se battit pour leur renom,
comme on le fit plus tard pour le Tasse et TArioste.
Après avoir étudié en détail les caractères qui distinguent l'école
vénitienne des autres écoles de l'Italie, après avoir autant que pos-
sible déterminé l'origine de ces caractères distinctifs, il nous reste
à jeter un rapide coup d'œil sur les développements et les évolu-
tions accomplis par l'art vénitien, en un mot, à retracer en
quelques traits les phases principales de son histoire.
Comme pour toutes les autres grandes écoles de peinture, l'exis-
tence de l'école vénitienne peut se diviser en trois périodes princi-
pales : les Précurseurs, le Siècle d'or et la Décadence. C'est là, nous
l'avons dit, une de ces lois immuables auxquelles tout obéit dans
la nature , l'art comme le reste.
Nous ne remonterons point toutefois, pour l'étude de notre pre-
mière période, au delà du commencement du quinzième siècle.
Avant cette époque, pour parler franchement, la peinture véni-
tienne n'existe pas encore , les artistes étrangers que la République
a fait venir à grands frais , mosaïstes grecs ou peintres byzantins ,
sont encore plus des praticiens enfermés dans les limites d'une
exécution mécanique que de véritables artistes. Contenus par les
exigences hiératiques du culte chrétien, ils ne se permettraient
point de modifier une pose, de changer les plis d'une draperie ou
les dimensions d'un trait. Ils croiraient en cela commettre un sacri-
lège. Ils reproduisent pour ainsi dire machinalement l'œuvre
prescrite par le culte, imposée parle rite, sans permettre à leur
imagination d'y rien modifier, ni à leur personnalité de se montrer
dans leur œuvre. Il faut que l'architecture et la sculpture aient
peuplé le Grand Canal de véritables merveilles, pour que la
peinture, ce dernier venu de tous les arts plastiques, consente à
se réveiller.
Aux premières années du quinzième siècle, vivait à Murano une
famille d'artistes, les Vivarini, ouvriers d'abord^ verriers de père
en fils, et qui ne tardèrent pas à abandonner la verrerie pour la
peinture. Le premier d'entre eux, Luigi Vivarino, apprit son
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 555
nouvel art dans sa patrie même; il se disait avec orgueil élève
d'Andréa de Murano ; et si nous n'avons pas fait remonter jusqu'à
ce dernier l'origine de la peinture vénitienne , c'est qu'il ne nous
est parvenu aucune œuvre de lui. La peinture vénitienne ne pos-
sède, en effet, qu'un seul ouvrage qui soit antérieur à Luigi Viva-
rino, c'est le Rédempteur de Lorenzo Veneziano (daté de 1369),
que nous avons vu en visitant le musée Correr, et de Luigi lui-
même on ne connaît plus que deux tableaux : le Christ de San
Zanipoloy et le Christ portant sa croix, daté de 1414, qui se
trouve maintenant au musée Brera à Milan.
Plus heureux que nous, Zanetti, le biographe de Venise, a
connu quatre tableaux de ce fondateur de l'école vénitienne , et il
a pu porter sur lui un jugement motivé. Il lui trouve un coloris
fade {sciapido modo di coloré)^ mais il n'hésite point à reconnaître
en lui une recherche très-vive du pittoresque, une forte expression
dans les têtes et beaucoup de naturel dans les poses ; or ce sont
précisément là des traits distinctifs de l'école vénitienne.
Autour de ce pilier de l'art des Lagunes, si je puis dire ainsi,
viennent se grouper une foule d'artistes habiles, Michel Mattei,
Pasqualino Veneziano , Antonio , Bartolommeo et Alvese Vivarini ;
Marco Zoppo, Marco Basaïti, vieux maîtres de mérite dont l'Aca-
démie de Venise nous montre quelques échantillons; Jacobello del
Fiore, qui vécut près d'un siècle ; Carlo Crivelli, son élève, et vingt
autres vaillants artistes, peintres robustes, tous grands amis de la
couleur, adorateurs fervents du pittoresque , mais fidèles encore
aux usages du moyen âge, c'est-à-dire encombrant de figures
hiératiques leurs triptyques et leurs tableaux à volets, et dépensant
leur savoir et leur talent à couvrir de broderies eu relief, d'ara-
besques en saillie, les robes de leurs saintes et les manteaux de leurs
madones.
Cette pléiade de talents archaïques occupa Venise pendant un
demi-siècle. Pour qu'une évolution nouvelle ait lieu, pour qu'une
transformation s'accomplisse , il faut que nous arrivions aux frères
Bellini.
Tous deux, Gentile et Giovanni, étaient fils de peintre. Leur père,
556 AMSTERDAM ET VENISE.
Jacopo Bellini, avait appris son art dans l'atelier de Gentile da
Fabriano, dont Micbel-Ange disait que « le pinceau était aussi
gentil que le nom » ; ce qui dans la bouche de Michel- Ange pouvait
bien être une critique. Jacopo éleva avec soin ses enfants et leur
transmit le peu qu'il savait, c'est-à-dire son amour de la couleur
et des arrangements pittoresques, ainsi que la technique du
métier.
Mais cette maigre semence tombait en un merveilleux terrain.
Dès leurs premières œuvres, en effet, les deux frères firent pres-
sentir ce dont ils étaient capables; ils élargirent le style des vieux
maîtres, agrandirent leur manière et préparèrent la voie aux
peintres dû M Siècle d'or ». Tout d'abord ils travaillèrent ensemble. Le
Sénat les employa à la décoration du Palais ducal. Ils couvrirent
les salles du Grand-Conseil de peintures qui ne sont point parve-
nues jusqu'à nous ; mais Vasari nous les a décrites , et ce devait
être de fort bons tableaux. Le sévère Florentin donne même à
une bataille navale la qualification de « merveilleuse », et cette
cpithète étonne un peu sous sa plume, car il ne se montra jamais
d'une excessive tendresse à l'endroit des peintres vénitiens.
Malheureusement la collaboration des deux frères fut brusque-
ment interrompue. Mahomet II, enthousiasmé par la vue d'un por-
trait exécuté par Giovanni, avait demandé à la Sérénissime Seigneurie
de lui confier pendant quelque temps l'auteur de la merveille. Od
n'avait garde [de rien refuser à ce farouche sultan ; la demande (îit
donc accordée en principe, mais on ne mit. point de hâte à son
exécution. Aussi lorsque, le 1" août 1479, un orateur juif vint, à ce
que rapporte Marino Sanuto, inviter le doge et le Sénat à la noce
du fils de Mahomet, le sultan profita de l'occasion pour réclamer
l'envoi immédiat du peintre. Comme Giovanni répugnait à ce
voyage , Gentile se dévoua par tendresse fraternelle et partit à sa
place. Il voyagea aux frais de la République, et ce déplacement
fut pour lui des plus fructueux. Son séjour, ne fut point long;
quelques portraits et le modèle des bas-reliefs de la colonne de
Théodose, c'est à cela que se bornèrent ses travaux. Cependant
Mahomet ne laissa pas que de le combler de présents; il lai
LA PEINTURE VENITIENNE. 557
conféra le titre de chevalier, et au moment du départ lui mit
au cou une chaîne d'or, travaillée à la turque, du poids de deux
cent cinquante écus.
Pendant que son frère était en Orient, Giovanni Bellini, on, pour
VENISE
Une M.iilone, [tar Jean Bellm.
mieux parler, Jean Bellin,car son nom a eu l'honneur d'être fran-
cisé, était devenu le chef indiscutable de l'école vénitienne, et sous
son impulsion, la grande révolution artistique qui devait amener
l'avènement du « Siècle d'or » avait commencé. A ce titre, sa peinture
présente un intérêt excessif . Non-seulement il doit être tenu, comme
558 AMSTERDAM ET VENISE.
le disentXes Inscrizione venezianCy « pour l'un des meilleurs peintres
de l'Italie », mais encore il résumé en lui toute une tratisition.
Après avoir été le dernier des précurseurs, il devient le premier
des grands maîtres. En son œuvre, comme le remarque fbit bien
M. Charles Blanc, se rencontrent, par une fusion imprévue, et les
qualités de ceux qui l'avaient précédé, et les qualités de ceux qu'il
précéda. Il montre d'abord le sentiment naïf et religieux des
premiers maîtres, leur accents énergiques et leur style sec; pois,
par degrés , le sentiment de la vie corporelle s'introduit dans ses
ouvrages. On sent qu'il représente le confluent de deux âges, le
point de jonction de deux esprits, l'un cbrétien, qui s'e£Face de plus
en plus, et l'autre païen, qui va prendre l'ascendant. Puis tout à
coup, à la vue des créations d'un de ses élèves, de Giqrgione,
voilà son exécution qui devient souple et savoureuse, et prend une
mâle ampleur. En sorte que si dans sa jeunesse il eut cette naïveté
touchante qui distingue les anciens peintres, il fut dans sa vieil-
lesse presque aussi habile et aussi puissant que les nouveaux.
Cette évolution du talent de Jean Bellin, qu'il est facile de
suivre pour ainsi dire pas à pas dans les nombreuses œuvres
qu'on rencontre de lui à Venise, atteste la souplesse de son esprit
et sa facilité à s'approprier les idées et les procédés des autres ;
mais ces qualités d'assimilation , dont nous ne voulons pas dimi-
nner le prix, ont tout naturellement empêché ce grand artiste
d*étre ce qu'on appelle, en terme de métier, « un tempéra-
ment », et pendant la période qu'il emplit de son nom , c*est
beaucoup moins dans sa personne que dans celles de son firère
Gentile et de son émule Vittore Carpaccio que s'incarne le génie
de la peinture vénitienne, avec ses traits distinctifs de merveilleux
coloris et d* extériorité.
Pour en être convaincu, il suffit de jeter un regard sur cette
peinture si intéressante, la Réception d'un ambassadeur à Constan-
tinople, que possède le Louvre, ou sur la Légende de Sainte^-Orsulej
qu'on voit à rAcadémie de Venise. Daiis cette dernière surtout, on
trouve ce puissant réalisme qui faisait dire à Zanetti que Carpaccio
portait la vérité dans son cœur^ « aveva in cuore la veriià », en
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 559
même temps qu'on aperçoit déjà ces architectures magnifiques, ces
incohérences de lieu, ces costumes de l'époque mêlés aux draperies
traditionnelles, en un mot, ces mille détails inspirés par l'amour du
pittoresque, qui feront plus tard intervenir l'Inquisition dans les
peintures de Véronèse. Ces qualités accessoires ont même une telle
importance, et offrent tant .d'analogie avec certaines œuvres
flamandes, qu'on a été jusqu'à croire que Carpaccio avait reçu les
conseils et les avis de Memling ou de quelques autres. Aujourd'hui
qtie l'on sait que ni Memling, ni ses collègues de Bruges et d'Anvers
ne sont venus à Venise, et que le Bréviaire du cardinal Grimani,
qui avait donné lieu à cette croyance, a été fait dans les Flandres
mêmes, il faut bien reconnaître dans Carpaccio l'originalité véni-
tienne portée à son plus haut degré.
Entre Carpaccio et les Bellini d'une part, Giorgione et le Titien
de l'autre, se place par ordre chronologique une douce et sympa-
thique physionomie, celle de Cima da Conegliano. A la naïve
émotion du premier de ces grands artistes, il joint la noblesse du
second, et donne à ses personnages un air d'innocence et de
candeur, qui laisse prévoir les portraits expressifs des peintres du
«Siècle d'or^f.En tout autre temps, Cima eût certes brillé ; mais sou
talent de transition, aimable et ingénu, disparait au milieu d'un
trop éclatant voisinage, et se trouve comme éclipsé par le génie
de ses devanciers et celui de ses successeurs.
Nous passerons donc rapidement sur lui pour arriver à Giorgione,
qui fiit le promoteur de la grande époque, et qui, s'il eût vécu
plus longtemps, en eût été peut-être le grand prêtre.
Né en 1478, Giorgione travailla d'abord dans l'atelier de Jean
Bellin. Bientôt son vieux maître, n'ayant plus rien de secret à lui ap-
prendre, lui rendit la liberté et le laissa voler de ses propres ailes.
Le jeune artiste retourna à Castelfranco, son lieu de naissance ; mais
il n'y résida guère. Fasciné par les merveilles de Venise, il ne tarda
pas à revenir s'installer au milieu des Lagunes, y loua un atelier
modeste, et commença à peindre des Madones et des portraits. Ses
premières œuvres furent en quelque sorte une révélation. Tout de
suite son génie se manifesta par des allures d'une simplicité, d'une
560 AMSTERDAM ET VENISE.
franchise et d'uae vérité inconnues jusque-là. Son modelé merveil-
leux, la fraicheur de ses carnation^, ses jeux d'ombre et de lumière
si délicatement combinés, répandirent sur ses oeuvres un charme
si pénétrant, qu'il convertit tout le monde, et accomplit sans efForts
la plus étonnante révolution, u Giorgione, dit quelque part Ridolfi,
fut, sans aucun doute, le premier qui montra la bonne manière de
peindre^ la buona strada net dèpingere. » Personne ne loi dispute
en effet cette gloire , pas même son maître ; car ce iut au contraire
en voyant les œuvres de son élève que Jean Bellin comprit pour la
première fois cette maestria de pinceau, qui dissimule la peine et
les hésitations, cette unité parfaite de coloration, dé modelé et de
lumière, que Gior^oùe avait reçues comme un don du ciel.
Seul Vasari, injuste envers Venise et son école, veut voir dans
Ijéonard l'inspirateur de Giorgio Barbarelli. Il suppose que celui-ci
u a.bien pu connaître quelques œuvres du Vinci » , et leur emprunter
cette M fraîcheur de la chair vivante n qui caractérise sa manière.
C'est aller chercher bien loin une explication assez peu vraisem-
blable. Sans vouloir din^inuer. en rien le génie du Vinci, on peut
dire que Giorgione avait à son sei*vice mieux que les œuvres de ce
grand maître. Il avait le livre inépuisable de la nature, dans
lequel il pouvait fouiller à pleins regards. C'est là, en effet, qu^il
puisa toutes, ses inspirations ; aussi, dans la composition de ses admi*
râbles peintures, demeura-t-il Vénitien de caractère et d'esprit. U
peignit pour peindre, et nullement pour prouver. La plupart de
ses œuvres, en effets brillent par une absence complète de sujet.
Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à regarder ses Entretiens cham^'
pêtreSy ou bien ce Concert dans la campagnecpie possède notre Louvre,
et qui est une de ses œuvres les plus complètes et les plus soignées.
Mais tout en demeurant Vénitien par le décousu de ses compo-
sitions et l'incohérente ordonnance de ses scènes, il sut animer sa
peinture d'une ardeur si brillante, que déjà de son tenips on l'appe-
lait le u feu giorgionesque », ilfuoco giorgionesco, et l'on peut
regarder, ainsi que le dit fort bien de Piles, comme une chose éton-
nante le saut qu'il fit tout d'un coup de la manière de Jean Bellin
au degré suprême où il a porté le coloris. Il cessa, en effet, de tra-
LA PEINTURE VÉNITIENNE. àCl
vailler au moment où l'oo cominençait seulement à juger bien des
choses. A trente-quatre abs il mourut, le cœur brisé par la douleur,
trahi par un ami chéri et une maîtresse adorée, laissant à d'autres
le soin dé continuer la voie qu'il avait si magnifiquement inau-
guree.
De tous ceux qui marchèrent sur les traces de Giorgione, le
phis illustre, et celui dont la haute personnalité domine toutes les
autres, est sans contredit le Titien. Tiziano Vecelli se trouvait
dans l'ateUer de Jean Bellin en même temps que Giorgio Barharelli.
Il fut son camarade et son ami avant que d'être son rival; mais, bien
qu'il l'ait dans ta suite dépassé de toute la hauteur de son génie, il
se montra dès le principe son fervent imitateur. Ce furent, en effet,
562 AMSTERDAM ET VENISE.
les œuvres de son ancien compag[aon d'atelier qui lui révélèrent son
propre talent, et du jour qu'il les vît, il cessa d'être le disciple
soumis de Beliini pour entrer en possession dé lui-même. A partir
de ce moment, en effet, le Titien n'est plus un élève, il devient
luî maître. Il se trouve être tout de suite ce qu'il sera toute sa vie,
un praticien consommé, un coloriste merveilleux, un inventeur
ingénieux qui, s'il n^atteint pas à la g^randeur auguste des maîtres
florentins, fait preuve cependant d'une majestueuse et magnifique
ampleur^ d'une superbe habileté , d'une verve et d'une abondance
(jue personne n'égalera après lui.
A la mort de Giorgione, il se trouve être naturellement et sans
effort le chef de l'école vénitienne. Personne ne lui conteste le
premier rang, et sa renommée, franchissant les Lagunes, s'en va se
répandre à travers toute l'Italie, pour delà rayonner sur l'Europe
tout entière. Vicence l'appelle pour décorer son palais de justice,
Padoue lui donne à orner son école Saint-Antoine, le duc de Fer-
rare lui demande de continuer les œuvres de Jean Bellin restées
inachevées, et pendant ce temps le Sénat de Venise le charge de
terminer les peintures représentant l'histoire de Barberousse, pein-
tures qui doivent orner le Palais ducal , et que Giorgione a laissées
incomplètes. Il répond en même temps à toutes ces demandes; et,
pour y satisfaire, il s'adonne à tous les genres, et réussit partout de
la même façon. Aux tableaux de sainteté succèdent les allégories ;
aux allégories, les scènes de bacchantes et de faunes; les portraits
alternent avec les compositions mythologiques , et il crée même un
genre nouveau, le paysage historique, qui dans le Martyre de
saint Pierre trouve son premier chef-d'œuvre, à la fois par la date
et par la majesté de l'exécution. Jusque-là , en effet , le paysage
n'avait été qu'un accessoire. Le drame ou la comédie humaine
absorbaient tous les regards, et les doux aspects de la nature
n'avaient été qu'un décor subordonné aux personnages. Les mon-
tagnes, les rochers, les châteaux et les villes qu'on entassait à
plaisir dans le fond des tableaux, témoignaient par leur invraisem-
blance même du peu de respect qu'on avait pour ce décor. Ici, au
contraire, le ciel et les rochers, l'herbe et les feuilles elles-mêmes,
LA PEINTURE VÉMTIENNK. 5<>;i
les arbres et le sol sont pour ainsi dire mêlés à l'action ; cette
superbe campagne, à la fois héroïque et agreste, fut une révélation
et une révolution; car non-seulement elle rompait brusquement
avec les traditions, mais encore elle enseignait un genre d'élo-
quence, celui de la nature, qui jusque-là n'avait point encore
été soupçonné ^
Toutefois, ces belles créations ne sont, à proprement parler,
que les débuts du Titien. Aux villes, en effet, succèdent les États ;
aux princes, les rois, les papes et les empereurs. Tout s'incline
devant le génie du grand peintre, même les fronts les plus augustes,
et Cbarles-Quint, ramassant son pinceau, le déclare <- bien digne
d'être servi par César » . Certes, nous n'avons pas la prétention de
donner ici même un faible aperçu de l'œuvre immense du Titien.
Cela dépasserait notre but et sortirait de . notre cadre. Jamais
peintre, en effet, n'eut une existence plus féconde au point de vue
de l'art et mieux remplie. Mais alors même qu'il n'eût pas été l'un
des plus grands peintres du monde, le nom du Titien n'aurait
jamais pu tomber dans l'oubli; il se trouve, en effet, associé à
celui de toutes les plus hautes célébrités de son époque. II faudrait^
un volume rien que pour parler convenablement de ses innom-
brables portraits : trois papes, cinq doges, quatre rois, un em-
pereur, dix cardinaux, une dizaine de généraux , des princes , des
artistes et des littérateurs, l'Arioste, Sansovino, Bembo, l'infortuné
André Vesale, le Grand Turc Soliman, Pescaire, le marquis du
Guast, François Sforce, le duc d' Albe, que sais-je encore ! jusqu'à
l'Arétin, qu'il peignit trois fois.
On comprend qu'une telle succession de chefs-d'œuvre avait dû
asseoir sur des bases singulièrement solides la fortune du Titien.
liC grand peintre récolta, en effet, et des richesses et des honneurs.
* Ce merveilleux chef-d'œuvre provoqua un tel enthousiasme lorsqu'il parut,
qu'un certain Daniele Nil ayant offert aux Dominicains, pour qui il avait été
fiait, de le racheter pour 18,000 écus, le Sénat défendit, sous peine de mort, de
faire sortir ce tableau du territoire de la République. Il en sortit cependant ,
mais en 1798, pour venir prendre place au Louvre. Il y resta jusqu'en 1816,
puis il retourna à Venise et fut replacé à San Zanipolo^ où en 1867 il devint
la proie des flammes.
5«i AMSTERDAM ET VENISE;
Non-seulement les rois et les princes le comblèrent de présents,
maïs rEmpereur le créa comte. palatin, chevalier de rÉperon
d'or, et lui conféra la nobliesse pour lui et: tous ses descendants.
Cependant ni les dignités, ni Tabondance de biens, ne ralentirent
son activité et ne diminuèrent la fougue dé son pinceau. Les
chagrins de famille, Tabandon et la douleur n'en furent pas méiaie
capables. Ses enfants, qui. moururent ou tournèrent à mal, la perte
de TArétin, qui fut pour lui un coup terrible, car il regardait ce
poète cynique comme un véritable frère, rien ne put Tarracher à
sa palette et à son chevalet. A quatre-vingt-dix ans, Vasari, qui
Tallà voir à son atelier,, le trouva travaillant avec une ardeur ju-
névile; à quatre-vingt-dix-sept ans, il eut encore la force défaire le
portrait de Henri III, et il fallut deux ans plus tard qiie la peste
elle-même s'en mêlât pour avoir raison de l'activité en même
tempà que de la vie de cet obstiné vieillard de génie. On peut dire
qu'il tomba au champ d'honneur, car deux jours avant sa mort il
travaillait encore à ce Christ déposé de la croiXy que Palma Vecchio
acheva pieusement après la mort de son maître, et qu'on voit
aujourd'hui à l'Académie de Venise.
Comblé de richesses et d'honneurs en son vivant, le Titien fut
encore honoré après sa mort , et une dérogation aux ordonnances
montra en quelle estime il était auprès du gouvernement de laSéré-
nissime République.
Au moment où la peste eut raison de cet inébranlable champion
de l'art, la mortalité était telle dans Venise, que le Sénat avait
interdit par décret qu'on rendit les honneurs funèbres à aucun
pestiféré. C'était là en quelque sorte une mesure de salut public;
néanmoins on fît exception en faveur de l'illustre génie qui venait
de s'éteindre, et c'est porté sur les épaules de ses élèves que le
chef glorieux de l'école vénitienne s'en alla aux Frari prendi^
possession de sa dernière demeure.
Avec le Titien, dont nous venons en quelques mots d'indiquer la
glorieuse carrière , l'art vénitien a atteint ses plus hauts sommets,
il s'est élevé à des hauteurs qu'il ne dépassera jamais. Autour de
cette grande figure que l'humanité tout entière réclame comme un
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 567
de ses plus vaillants artistes, vient se grouper une pléiade de géné-
reux talents , qui lui font un superbe cortège de leur gloire et de
leur renommée.
Toutes ces nobles et vigoureuses intelligences se forment les
unes et les autres, et, à peine formées, descendent dans l'arène où
elles luttent de grâce, d'habileté et de savoir; mais toutes, fidèles
à une sorte de programme, obéissant à des impressions identiques,
exprimant par les mêmes moyens les mêmes sentiments ou tout au
moins les mêmes sensations, constituent le groupe le plus uni, l'école
la plus harmonieuse qu'on puisse rencontrer. Entre leurs différentes
œuvres, il existe de telles conformités d'expression, d'inspiration
et, disons-le, de tempérament, que toutes appartiennent indiscuta-
blement à la même famille et que, rassemblées sur un même point,
aucune d'elles ne jure avec ses voisines et ne détonne dans ce mer-
veilleux concert. 11 y a entre leiu*s défauts et leurs qualités une telle
unité, il règne entre eux une harmonie si parfaite, on sent une telle
identité d'inspirations que dès qu'on veut mettre un peu d'ordre
dans cette admirable phalange, cela devient à peu près impossible.
Les classer par le talent, il n'y faut pas compter. La plupart
sont égaux sous ce rapport, et quelques-uns pourraient, dans cer-
taines de leurs œuvres, disputer la palme au maiti^e lui-même.
Gomme âge et comme temps, cela n'est guère plus facile, ils sont
doublement contemporains, et par l'époque de leur naissance, et
par celle de Téclosion de leur génie. Citons-les donc un peu au
hasard, comme ils se présentent à notre esprit et aussi comme ils
se sont présentés à la postérité.
Tout d'abord, voici Palma l'Ancien, que nous avons vu achevant
pieusement le dernier tableau de son maître. Il arriva à Venise ^
nous dit Vasari, à l'époque où la gloire du Titien commençait à
s'étendre hors de l'Italie. Il entra dans son atelier, s'appliqua à
étudier le génie de son chef d'école , et remplaça par le fini et le
fondu des couleurs la maestria qu'il ne pouvait imiter.
A côté de Palma Vecchio , il nous faut placer Pordenone, fidèle
disciple de Giorgione, lequel ajouta à la manière savoureuse de son
maître un coloris plein de relief, un dessin ferme et vrai, et cette
5fi« AMSTERDAM lîT VENISL.
bravura de pinceau qui devait plus tard le transformer en rival du
Titien. Pénétré en effet du sentiment de sa force, cherchant plus
que le prand peintre le mouvement et le ressort, il osa, à maintes
La Vi(.'ii;e el »muU- Aoik-, p.-ii- SuI,;i^imiii) del Piombu.
reprises, se mesurer avec lui, n'évita jamais son voisinage, et, crai-
gnant pour sa vie plus que pour sa renommée, peignit la plupart
de ses fresques la rondache au bras et l'épée au côté.
Ensuite c'est Sebastiano del Piombo, autre élève du Gioi^oue,
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 509
dont le coloris superbe séduisit tous les yeux, même ceux de
Michel-Ange, qui prétendit, en associant son crayon austère à la
riche palette du jeune Vénitien, triompher de Raphaël lui-même.
A la mort de celui-ci, Sebastiano del Piombo aurait pu devenir le
chef de l'école romaine, si, indotent, replet et ami de la bonne
chère, il ii'eût préféré le plaisir et le repos à l'activité et au travail.
Son esprit était cependant ingénieux et inventif. Cefiitlui qui trouva
le moyen de peindre à l'huile sur le$ murailles ; mais il ne sut ou
ne put faire partager ses idées à son illustre protecteur^ qui, n'ayant
plus à lutter contre le maître d'Urbin, se remit à préférer la
sévérité de la fresque.
Puis voici Bonvicino ou plutôt il Moretto, car c'est sous ce sur-
nom qu'il fut connu de ses contemporains; c'est, on peut le dire,
son pseudonyme de peintre; contemplatif, retiré dans son art,
grave, sévère, expressif, mais fidèle élève du Titien, il n'osa point
déserter les préceptes de son maître, et par amour pour lui renia sa
nature^ qui l'entraînait plutôt vers l'idéalisme du Pérugin et l'aus-
térité florentine.
Auprès de lui apparaît Bonifazio Veneziano, un de ces magi-
ciens du pinceau qui éblouissent tous les yeux et gagnent tous les
cœurs, digne, de l'aveu même de Vasari, d'être compté parmi les
meilleurs artistes que l'Italie ait produits. Il fut en effet un praticien
d'une habileté consommée et un coloriste d'une vaillance incom-
parable. Il sut se composer une originalité qui tient de tous les
maîtres, de l'école du Titien, de Giorgioue, de Lorenzo Lotto, de
Palma, et cependant il ne cesse jamais d'être lui^niême. Son œuvre
est pleine de morceaux titi'anesques, comme son Adoration des Mages
.ou ce Mauvais Riche; l'une des plus belles pages de l'école véni-
tienne que renferme l'Académie de Venise.
A trois pas de cette perle incomparable, dans cette même Aca-
* demie , on aperçoit un autre chef-d'œuvre qui nous révèle encore
un maître de premier talent, h' Anneau de saint Marc de Paris Bor-
done est une de ces œuvres qu'on ne peut oublier une fois qu'on les
a vues. Chaud coloris, dessin gracieux et noble, composition aimable,
architecture féerique, lumière dorée, tout est réuni dans le talent
72
r,70 AMSTERDAM ET VENISE.
de ce peintre gentilhomme , aussi élëgant dans le choix de ses ■
sujets que Jacopo da Ponte était simple et modeste.
Mais quelle adresse surprenante dans le maniement du pinceau ,
quel soin délicat, quelle facilité d'exécution, quelle habileté dé
touche ne rencontre-t-on point dans les peintures de ce Jacopo, ou
plutôt du Bassano, comme on avait coutume de l'appeler! 11 trouve
VENISE
Lc9 Rois m.i(;c9, par Boni^iio Venezianii.
dignes de son attention, non-seulement les travaux rustiques, mais
même les accessoires les plus humbles, et par la fidélité du rendu
et la distinction de sa facture, il les élève à la dignité d'oeuvres
d'art. Tous ses contemporains admiraient son modeste talent. Titien
aimait beaucoup ses petites œuvres et sou style familier. Il le faisait
travailler sous ses yeux, et même pour son compte, si nous en
croyons Verci. Quant à Paul Véronèse, après avoir enseigné à ses
(ils tout ce qu'il pouvait leur apprendre, il les envoyait étudier
dans l'atelier du Bassano.
Mais, à côté de cette patience et de ce soin méticuleux, voici
LA PEliNTURE VÊNITIENNI::. 571
tout à coup le génie du Tintoret qui gronde et qui éclate.
A celui-là, il faut nous arrêter quelques instants, car c'est sinon le
talent le plus complet, du moins le tempérament le plus extraor-
dinaire' qu'on rencontre dans toute l'école vénitienne. Jamais, en
effet, dans aucun temps et peut-être dans aucun pays, on ne trouva
une fougue aussi brillante, une générosité aussi débordante de sen-
timents, de sensations et d'exécution. Jamais on ne vit, et proba-
blement jamais on ne verra un u flux de pinceau » aussi extraordi-
naire. Élève du Titien, il inspire dès les premiers temps des
craintes à son maître. Celui-ci, voyant ses esquisses, s'alarme,
devient jaloux et le chasse de l'école. Réduit à ses propres forces,
le Tintoret, encore enfant, se forme lui-même; il fabrique des
maquettes de cire, achète des plâtres et des gravures, copie tout
cela, étudie les raccourcis, drape ses poupées, et ti*a vaille avec
acharnement. Partout où l'on exécute une peinture il est là, il
regarde faire. C'est en voyant travailler les autres qu'il apprend
son métier. Dans son cerveau, les pensées bouillent. Dès son début,
il formule le programme à la réalisation duquel il aspirera toute
sa vie : « le dessin de Michel-Ange, le coloris du Titien »; et s'il ne
parvient pas à atteindre cet idéal, c'est que sa nature est supérieure
à sa volonté, et que, en dépit de celle-ci, il restera toujours lui-
même. Jamais une conception, quelque grande qu'elle soit, quelque
compliquée qu'elle paraisse, ne le retient ni ne l'arrête. Pour toute
ambition, il a la gloire, et en aucun cas une œuvre ne lui paraît au-
dessus de ses forces. Son imagination va toujours au delà. On dirait
qu'une vision s'impose à lui. Il ne cherche point, en effet, à repré-
senter une scène avec un nombre limité de personnages. Chacun
de ses sujets est un morceau de la nature, un monde de pensées et
de formes, une création spontanée qui ne connaît ni les hésitations,
ni les combinaisons. Comme tous les génies, il est violent, sauvage
et peu sociable, il s'enferme chez lui, travaille seul, et vit retiré au
milieu de ses pensées. Mais ce recueillement ne fait que décupler
ses forces, et quand il rentre dans la vie , sa furie d'invention et sa
promptitude laissent ses concurrents stupéfaits. Rien ne peut tem^
pérer sa fougue ni ralentir son ardeur : ni Finjustice de ses con-
on AMSTERDAM ET VENISE.
frères, qui redoutent la fécondité de son talent autant que son
absolu désintéressement, ni la sévérité du public, qui ne peut pas
toujours le comprendre.
«Laissez lancer toutes les flèches, dit-il à ses amis, qui s'indi-
gnent des critiques passionnées dont on Taccable ; il faut que tous
ces gens s'accoutument à ma pensée. » Un seul, par le cynisme de
ses attaques, parvient à éveiller sa colère : c'est TArétin ; mais il
trouve un moyen comique de le dompter. — Il l'attire à sou atelier,
sous prétexte d'un portrait, et au moment de commencer, il sort
tout à coup de sa boîte à couleurs un pistolet énorme. — L'Arétin
pâlit comme un lâche qu'il était, et se met à trembler. Mais le
Tintoretj en souriant, l'apaise et le rassure. « C'est simplement, lui
dit-;il, pour vous prendre mesure. «Depuis ce jour^ l'Arétin se
le tint pour dit^ mais les autres détracteurs n'en continuent pas
moins leur triste besogne, et réussissent en partie à discréditer
son talent. C'est alors que nous voyons le Tîntoret aller demaader
partout comme une grâce qu'on le fasse travailler. Il entreprend
des œuvres énormes pour le seul prix . de ses débours. Tantôt
c'est un combat de cavalerie, tantôt c'est un Enfer, un Purga-
toire, une Piscine probatique avec des centaines de personnages,
dont il faut qu'il soulage son cerveau ; et ces travaux immenses,
il les exécute en véritable improvisateur.
Cette verve, cette puissance, cette prodigieuse force de création
qu'il dépense pour ainsi dire sans compter, fait de lui une sorte de
Michel-Ange coloriste, mais moins maître de lui-même et incapable
de choisir ses idées. De là une furie, une rudesse, une véhémence de
coloris, un défaut d'ordonnance, qui bien souvent choquent à la fois
et les yeux et l'esprit. Toutefois, aussitôt qu'il rencontre une idée juste,
dès qu'il peut l'étudier et la mûrir, il s'élève à des hauteurs où il n'u
que peu d'égaux, et personne au<^dessus de lui. — Sous ce rapport,
SOU: Miracle de Saint-^Marc est un des plus admirables chefs-d'œuvre
de l'école vénitienne, auquel bien peu peuvent être comparés et
qu'aucun ne surpasse. Malheureusement, prompt à céder aux élans
de sa verve, il a laissé une foule de pages énormes, dont chacune
pourrait occuper la vie d'un peintre, et seulement un petit nombre
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 575
de ces tableaux ordonnés sans furie, dessinés sans rudesse, coloriés
sans noirceurs. Son existence fîit, comme celle du Titien, remplie
par une œuvre d'une incroyable importance, et, au déclin de sa vie
presque centenaire, il maniait encore la brosse avec une surprenante
vigueur. Six ans avant sa mort, on le voit entreprendre une pein-
ture de soixante*quatorze pieds de large sur trente pieds de haut,
dans laquelle quatre cents personnages devaient représenter le
Paradis. Cette œuvre gigantesque était destinée au Palais ducal.
Le Tintoret lui-même était venu en solliciter la commande. « J'ai
bien peu de chance d'avoir le paradis dans l'autre monde, avait-il
dit à quelques membres du Sénat; accordez-le-moi dans celui-ci. »
Après les sévérités et les emportements du Tintoret, il serait
bien difficile de parler des joies et des fêtes de Paul Véronèse , si
un charme commun ne reliait ensemble tous les peintres de l'école
vénitienne. Mais cette douce intimité, cette sorte d'unité que
nous avons constatée toujours et partout, nous fournit la transition,
et empêche que ce rapprochement offre rien de pénible ni de dis-
cordant. Paul Véronèse , comme le dit fort bien un maître érudit ,
est semblable à ces femmes charmantes auxquelles il arrive de
séduire jusqu'à ceux qui veulent les moraliser. Se jouant des règles
dictées par la raison ou imaginées par les pédants, il captive tout
le monde, même les érudits, et ne permet à l'historien et au critique
qu'un seul sentiment, celui de l'admiration. Tout, en effet, chez lui
est en fête. Partout le soleil resplendit; partout la joie éclate. Les
femmes aux fraîches carnations, belles et saines créatures, fières de
leur beauté, les hommes somptueusement vêtus, le sourire dans les
yeux et les lèvres riantes, heureux d'exister, défilent devant nous,
nous montrant l'histoire et la vie sous ses plus voluptueux côtés.
La reUgion elle-même, en passant par son pinceau, cesse d'être
austère, et si le Rédempteur nous apparaît, c'est entouré de ses
disciples, dans la joie d'un banquet, chez Simon, chez Lévi, ou à la
table des pèlerins d'Emmaiis. Et pour associer l'univers entier à ce
miracle des noces de Gana, à ces festins à la fois profanes et sacrés ,
autour de Jésus, le peintre réunit ses contemporains qui, merveil-
leusement parés, superbement vêtus, viennent prendre leur part de
o7G AMSTERDAM ET VENISE.
la divine fête, sans paraître étonnés de se trouver en aussi solennelle
et en aussi sainte compagnie.
Nous- avons dit plus haut ce que nous pensions de ces atiacbro-
nismes et de ce travestissement de la vérité historique ; nous n'y
reviendrons pas; constatons toutefois que, s'il se montre peu
soucieux des exigences philosophiquesV Paul Véronèse li'en est pas
moins un artiste dé génie. Il n'est ni un pens ur, ni un historien,
ni un moraliste; il ne visé point si haut. Il se mêle seulement d'être
peintre, et c'est un très-grand peintre. Merveilleusement dbué par
la nature, il fit hommage à 'celle-ci de tout son succès* Alors que le
Tintoret disaità ses élèves qui venaient, aux derniers jours de sa vie,
lui demander ses derniers conseils : u Dessinez, dessinez encore, et
toujours dessinez », Véronèse répétait souvent à ses fils que
u s'appliquer à la peinture sans un don naturel, c'est semer sur les
ondes >». Mieux que personne il avait le droit de parler ainsi, car
jamais la nature ne se montra plus prodigue de ses hien faits qu'elle
ne le fut envers lui.
Après la mort du Tintoret et de Véronè.se, on peut dire que,
sinon les beaux jours, du moins les grands jours de la peinture
vénitienne sont passés. Déjà dans Foeuvre de Véronèse, il est facile
de voir que l'art tourne au spectacle. Cette tendance^ un instant
contenue par ses contemporains, Girolamb,.Muziano, par Zelotti
son: compatriote et son ami, qui achève l'œuvre commencée par
lui de la décoration du Palais ducal, et par Jeàn-Baptiste Moroiii;
qui. cherche à maintenir lé grand style, va aller en s'accentuant dans
Palma le Jeune, dont Lansi a dit, non sans raison, qu'il est le
dernier des peintres de- la bonne époque, et le premier de ceux de
la mauvaise. Avec Alessandro Turchi^ il tombera dans le manié-
rîsmè, et avec les Tiepolo et les Ricci, il cessera même d'être un
spectacle pour devenir un simple décor. Mais décor,- spectacle ou
scènes riiàniérées, l'art vénitien conservera toujours son double
caractère, et c'est nxême par l'exagération d'une de ses tendances;
V extériorité, qu'il ^arrivera au dérèglement et sera entraîné à sa
perte. Noû-seulément les compositions n'auront point de significa'
tion et ne diront rien à l'esprit, mais les draperies cesseront
LA PEINTURE VÉNITIENNE. 579
de recouvrir des corps, et les vastes machines inventées par
les derniers peintres de Técole paraîtront des symphonies h
grand orchestre sans mélodie, sans rhythme, sans motif et sans
mesure.
A ce moment de son existence, Tart vénitien semble tourner
court et entrer brusquement dans une autre voie où il ne jettera
qu'un mince éclat, mais où cependant nous devons le suivre. La
peinture, somme toute, n'a été depuis Véronèse que le reflet de
la fortune publique. Elle s'est amoindrie en même temps que la
puissance et la grandeur delà Sérénissime République. Au point où
nous sommes parvenus, Venise a dû abdiquer sa gloire passée.
Sans force contre les plaies intérieures qui la rongent, elle est aussi
sans influence au dehors. A la richesse a succédé la misère avec
son cortège de mesquines passions, et l'art, se proportionnant au
reste, s'est mis à l'unisson. Pompeux encore dans ses manifestations
extérieures, il est au dedans sans puissance et sans portée. Mais il
semble que cela ne soit point encore suffisant, et c'est alors qu'appa-
raissent les petits peintres qui, se plaçant au niveau de leur époque,
mesurent à sa taille leurs œuvres et leurs sujets. Manquant d'églises
à décorer, ils s'occupent à peupler les boudoirs, et n'ayant plus ni
héros à peindre ni saints à représenter, ils copient les scènes de
leur temps, les mœurs de leur époque, les patriciennes masquées
et les galants en baûta.
Grâce à eux, le seizième siècle «vénitien est pour nous sans mys-
tères. Si le gracieux talent de Ganaletto nous retrace les perspec-
tives de sa chère cité, les arcades du Palais ducal, la Piazza et la
Piazzetta sous toutes leurs formes et le Grand Ganal sous tous ses
aspects , Pietro Belloti, Guardi et Longhi nous font assister à toutes
les fêtes de Venise et nous introduisent jusque dans la vie privée.
En parcourant le Musée Gorrer, nous avons fait connaissance avec
tous ces indiscrets du pinceau. Nous les avons suivis dans leurs
courses vagabondes, et nous avons constaté la similitude qui les
rapproche de leurs collègues hollandais. Disons toutefois que la
décadence de Venise se fait sentir presque autant dans ces petites
œuvres que dans les grandes, et qu'à ce titre les peintres hollandais
580 AMSTERDAM ET VENISE,
demeurent fort au-dessus des petits maîtres vénitiens. Les Pays-
Bas sont en effet le premier pays où l'art, se déqioeratiaant , s'est
mis par ses dimensions et par ses sujets à la portée de tous. Ne
Toulant point qu'on put se passer de lui, il s'est plié aux besoins
des populations et aux exigences des demeures. Chassé du temple,
il est allé presque chez eux relancer ses tenanciers. A Venise, au
contraire, il ne s'est décidé à ces démarches que lorsque, ayant
lui-même consciepce de son infériorité, il n'a plus, dans les églises
ni dans les palais, osé affronter les chefs-d'œuvre de la grande
époque. Alors il était trop tard pour retrouver dans un genre secon-
daire un souffle qui manquait dans la vie publique aussi bien que
dans les arts.
VENISE
imysajiB, par C.in»lei(ii.
XIII
LA PEINTURE HOLLANDAISE
L'école TCDitienDe et l'école bollandaise. — Le climat. — MM. Taine et Vitet. — Campagne
et lumière. — Une exclamation de Lamennais. — L'étude de la nature. — Étrangers et
déserteurs. — Repas et banquets. — La peinture cÎTÎque. — Sujets joyeux. — Jan Steen
et Baphaël ; Véronèse et Rembrandt. — Existe-t-it une école bollandaise? — Origines de
l'art bollandais. — Gornelis Engbelbrecbsz et Lucas de Leyde. -~ Van Scboorel et le
pédantisme académique. — Goltsius et Bloemaert. •— Une évolution. — Le siècle d'or.
— Ravensteyn, Moreelse, MiereTelt> Hootborst, etc., etc. — Rembrandt, peintre de
caractères. — Ses procédés. — Le Siméon au temple et la Descente de croix. -« Les
élèves de Rembrandt : F. Bol, Govert Flink, G. Van den Eeckboot, P. de Ronnink,
Victoor, Fabricius et Gérard Dow. — Les petits peintres : Miéris, Van Toi et Scbalken.-*
Pieter de Hoogb et Jobannes Vermeer. — Les peintres de portraits : Frans Uals et Van
der Helst. — Les peintres élégants : Terbuig et Metzu. — Les peintres de cabaret : Brouwer,
C. Dusart, Van Ostade et Jan Steen. — Les paysagistes Van Goyen et Wynandts,
Ruisdaël, Uobbema, Paul Potter. ^ Les joyeux aventuriers. — Les peintres de batailles.
— Nature morte, fleurs et fruits. — Décadence finale !
Les grands principes qui présidèrent à la naissance et au déve*
loppement de Tart vénitien ne sont point de ces règles bornées qui
ne regardent qu'un temps et qu'un pays. Placées au-dessus de la
volonté de l'homme, liées d'une façon fatale aux destins des
peuples, ces règles se retrouvent à l'aurore de toutes les évolutions
artistiques, et, pour peu que les conditions générales présentent
entre elles de sérieuses analogies^ la marche qu'elles impriment aux
développements successifs par lesquels l'art doit passer présente
des caractères dont l'identité est frappante.
En étudiant les autres branches de l'art, l'architecture et la sculp-
ture, nous avons remarqué qu'au point de vue des aptitudes géné-
rales, il y avait de très-grandes similitudes entre la Hollande et la
Vénétie. Ne soyons donc point surpris si, dès le principe, nous
retrouvons sur les bords de l'Amstel les mêmes tendances qu'au
milieu des Lagunes, et si nous assistons à un développement des
mêmes causes amenant fatalement les mêmes effets.
582 AMSTERDAM ET VENISE.
L* amour de la couleur domine dans Fart hollandais; c*est là un
fait de toute évidence , et si nous ne Tavions constaté déjà dans nos
études précédentes, il nous suffirait d'envisager quelques peintures
au hasard, pour en être parfaitement convaincus. Or, cet amour de
la couleur, à Amsterdam tout aussi bien qu*à Venise, impose à la
peinture toute une suite d'inévitables préoccupations. Il entraîne,
dès les premiers jours, les artistes dans l'observation de la nature,
et les éloigne des traditions poncives. Par son fait, leurs compositions
affectent une indépendance d'allures qui choque les dessinateurs
émérites, elles conservent un caractère de liberté individuelle qui
saute aux yeux, un cachet personnel indéniable, et se maintiennent
cependant dans des gammes parfaitement définies, desquelles elles ne
sauraient s'affranchir. Si bien que de même qu'à première vue on
peut reconnaître un tableau de l'école vénitiennei de même, il est à
peu près impossible, pour peu qu'on connaisse Técole hollandaise ,
de confondre aucune de ses œuvres avec celles des artistes d'aucun
autre pays.
Nous avons établi, dans la précédente étude, que l'école véni-
tienne devait son double caractère d'extériorité et d'admirable co-
loration bien moins à des influences d'origine (influences à bon
droit suspectes) qu'à des conditions toutes spéciales de climat.
C'est aussi dans le climat de la Hollande que nous trouverons la
source bienfaisante à laquelle s'est *abreuvé l'art hollandais, mais
dans le climat tel qu'il est véritablement, et non tel qu'il plait à
certains touristes de se le figurer, et malheureusement aussi de le
dépeindre. Parmi les voyageurs qui ont parcouru les Pays-Bas,
il en est bien peu, en effet, qui y soient venus sans idées pré-
conçues, et qui y soient demeurés assez longtemps poiur abdiquer
leurs préventions. Aussi, prêtez l'oreille à leurs récits : ils vous
apprendront que la Hollande a tout fabriqué chez elle. Ses ingénieurs
ont reculé la mer^ ses architectes ont bâti son sol, et « ses peintres
ont dû, inventer son soleil n . N'allez pas dire le contraire, on vous rirait
au nez. M. Vitet, qui a visité il y a bien des années Rotterdam,
Amsterdam et la Haye , a vu tout le pays u sous un ciel sombre et
brumeux, sans transparence ni couleur p. M. Taine parle avec
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 583
complaisance du «ciel charbonneux d'Amsterdam », et M. Charles
Blanc, du « ciel voilé » de la Néerlande. Je ne prends que ceux-là ,
pour ne citer que les plus illustres ; mais tous les autres, anglais ,
allemands ou français^ sont dans le même cas, et j'ai sous les yeux un
guide imprimé à Londres qui parle des brouillards de la Haye !
Il faut pourtant une bonne fois faire justice de cet étrange pré-
jugé. Non, la Hollande n'est point un pays brumeux, charbonneux,
sombre^ sans transparence ni couleur; c'est au contraire un des
pays les plus colorés et les plus lumineux qui existent. Son ciel ,
chargé de vapeurs, réfléchit la lumière avec une intensité exces-
sive. Les nuages qui sillonnent presque constamment le ciel pro-
jettent sur la campagne leurs ombres lourdes, mais transpai*entes,
et divisent ainsi la plaine infinie en grands plans tour à tour sombres
ou fortement éclairés. Or^ comme les couleurs ne valent que par le
contraste, ces vastes bandes brunes qui rayent le paysage redoublent
la coloration des parties en lumière, et la plaine qui s'étend à perte
de vue devient, par cette succession de parties claires et obscures,
la campagne la plus colorée peut«>être qui soit en Europe.
L'atmosphère, en outre, chargée d'humidité, produit sur l'œil le
même efiPet qu'au milieu des Lagunes. Les contours se perdent, les
lignes s'estompent, les couleurs font tache y et les teintes, n'étant
plus contenues dans des limites précises, se fondent dans des
harmonies d'une douceur inexprimable. Ces couleurs sont du
reste d'une pureté remarquable (j'entends celles qui animent la
campagne) et bien propres à se faire valoir. L'humidité constante
des polders communique à ces prairies sans fin une étemelle teinte
verte, toujours fraîche et vive, qui forme en quelque sorte la base
du paysage. Au-dessus le ciel, et au-dessous Teau qui reflète le ciel,
sont d'un blanc d'argent ou d'un azur excessivement pâle. Puis,
entre le ciel et le sol , les maisons aux toitures rouges et aux murs
sombres, ouïes moulins aux teintes rousses et aux ailes bariolées^
complètent un assemblage de couleurs d'une vivacité inouïe. Le
brun opposé au blanc, et le rouge au vert^ peut-on rêver rien de
plus chaud et de plus énergique?
Pour tous ceux qui ont parcouru les campagnes de la Hollande^
bU AMSTERDAM ET VENISE.
qui ont navigué sur ses fleuves, traversé ses polders, ce spectacle est
si frappant, qu'on se demande comment tant d'hommes de talent et
de goût ont pu passer à côté de ces spectacles sans en saisir le
caractère. Un fait cependant aurait dû les faire réfléchir. A dé-
faut de la nature, il leur eût suffi de contempler les oeuvres des
paysagistes. Ou les tableaux de Ruisdaël, d*Hobbema et de Paulus
Potter sont autant de mensonges, ou bien la nature hollandaise est
auti^e qu'on ne Ta dépeinte dans les livres, et son ciel n'est pas,
comme on le dit si complaisamment, « sombre et brumeux, sans
transparence ni couleur » .
u Dites-moi, s*écrie Lamennais, par quelle mystérieuse magie ils
nous retiennent des heures et des heures plongés dans une muette
contemplation devant ce que la nature a de plus ordinaire et de
plus simple en apparence, une prairie avec un ruisseau et quelques
vieux saules,, une vallée que traverse un courant grossi par Torage,
dont les derniers restes, où se jouent les feux du couchant, fuient et
se dissipent à l'horizon ; sur une grève déserte, une cabane au pied
d'un rocher nu, la mer au delà, une mer agitée, et dans le lointain
une voile qui s'incline entre deux lames, sous l'effort du vent. »
Le secret de cette mystérieuse magie, nous le connaissons aujour-
d'hui.
Pour devenir des magiciens, il a suffi à ces excellents artistes
d'étudier la nature, de la prendre sur le fait pour ainsi dire, de la
rendre telle qu'elle est, et de ne point en vouloir faire un décor pom-
peux. C'est à cela qu'ils doivent d'être, encore aujourd'hui, en
possession d'un charme que ni la mode ni le temps n'ont pu leur
enlever. Pour être émouvants, il leur a suffi d'être émus ; pour être
compris et pour être crus, il leur a suffi d'être vrais.
Est-il nécessaire après cela de discuter quel a é^té le véritable
inspirateur de l'école hollandaise? Pouvons-nous attribuer ses carac-
tères et son originalité à d'autres causes que celles qui se révèlent
ainsi dès les premiers pas, éclatantes et indiscutables? La terre
hollandaise comme la ville des Lagunes a créé des coloristes, par
la grâce de son coloris. Ils n'avaient, ces vaillants artistes, qu'à
regarder autour d'eux pour s'inspirer et s'instruire. Ils n'avaient
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 585
qu'à étudier la nature qui les enveloppe, et nous savons quUls Tont
étudiée.
Plus heureuse que la Vénétie, la Néerlande a vu naître sur son sol
presque tous les grands peintres qui Tout illustrée. Cinq ou six seu-
lement font exception à cette règle générale; et dans ce nombre
il n'en est pas un qui n'ait été absorbé par l'école, c'est-à-dire qui
ne soit devenu coloriste par l'influence toute-puissante du milieu et
du climat. Ni Lingelbach, ni Sandraert, ni Backhuizen, ni Gaspar
Netscher n*ont pu se préserver de cette heureuse contagion ; et si,
malgré de récentes découvertes \ Lubeck continuait à réclamer la
paternité des Ostade, ces illustres artistes fourniraient un exemple
de plus à l'appui de noire thèse.
Par contre, tous les artistes hollandais qui ont déserté leur
patrie ont sinon abdiqué toutes leurs qualités originales, du moins
singulièrement modifié leur caractère et changé leur manière de
procéder. Qui retrouverait dans Berghem^ dans Bamboche, dans
les frères Both, dans Asselijn, dans tous ces « joyeux déserteurs »,
comme les appelle un critique éihinent, l'inspiration calme, re-
cueillie, émue dé Van Goyen, d'Hobbema, de Paulus Potter? Qui
reconnaîtrait dans les cascades norvégiennes de J. Van Ruisdaël
le peintre ensoleillé des environs de Haarlem? Ainsi ceux qui
s'éloignent de ce ciel argenté , de ces eaux réfléchissantes , de ces
maisons rouges , de ces vertes prairies qui ont fait l'éducation de
leurs yeux, désapprennent le charme pénétrant que leur avaient
enseigné ces superbes campagnes, et ceux qui viennent du dehors
le subissent, et se l'assimilent. Jamais, croyons-nous, démonstration
ne fut à la fois plus simple et plus concluante; et l'influence est
ici tellement manifeste , qu'il ne faut pas nous montrer surpris
si, ne se bornant point aux qualités techniques, elle intervient
dans le choix des sujets, jdans leur composition , et jusque dans
l'ordonnance des scènes.
Tout d'abord, notons qu'une même disposition naturelle semble
* M . Yaa der Yilligen, dans son excellent ouvrage sur les Artistes de Haarlem,
a établi de très-fortes présomptions faisant croire à la naissance des Ostade en
Hollande.
74
586 AMSTERDAM ET VENISE. .
porter les deux écoles vers les sujets naatr et joyeux. Il n'y a pas
de pays où Tou ait peint autant de banquets que dans l'école véni->
tienne, si ce n'est peut-être dans l'école hollandaise. C'est à table
que yéronèse, Giorgione, le Titien, Pordenone et lé sombre Tin-
toret lui«-nfiéme aiment à représenter le Christ et la Vierge. Diner
chez Simon, ou souper avec les pèlerins d'EmmaiiS) Cène, noces
de Cana, tels sont les sujets qu'ils choisissent de préférence et
dans lesquels leur esprit semble se complaire. Le banqnet est si
bien leur élément, qu'il absorbe promptement toute leur attention,
et les saints personnages qui devaient être le principal de l'aflFàire
n'en deviennent que l'accessoire.
En Hollande, où, comme le dit M. Vitet, « le pays n'était plus
catholique et s'était fait républicain », la peinture ne pouvait
suivre une voie tout à fait identique. En effet, sans le catholicisme,
plus de tableaux d'église, plus de saints, plus de madones, et par
conséquent plus de Repas chez Lévi, plus de Noces de Cana. La
inythologie, non plus que les allégories > ne devaient guère mieux
convenir; l'austérité protestante, qui avait banni des églises tous les
saints , ne pouvait pas décemment ouvrir les portes de ses monu-
ments aux divinités de l'Olympe. Point de mythologie, un culte
sans images, point de monarque non plus; faute de* prétextes
sacrés, toutefois, la vanité ne renonça point à ses droits ; les hdtels
de ville remplacèrent les palais princiers, et les aailes de la charité
tinrent lieu de temples et d'églises. Puisqu'il n'était plus possible
de se faire peindre comme les puissantes familles de Venise, grou-
pés dans un saint lieu, au pied de la Vierge ou de quelque bien-
heureux patron, et d'orner ensuite de ce portrait sanctifié par l'in-
tention une chapelle de sa paroisse, ou la grande saUe de sa Scuola^
on s'avisa d'un autre expédient. Le personnage sacré, qui n'était
là que comme ctxcuse, venant à faire défaut, on s'en passa brave-
ment, et les gardes civiques, les régents et les magistrats grati-
fièrent de leurs portraits en pied, non plus les temples de la foi,
mais les hôtels de ville , les hôpitaux et les salles de tir.
Toutefois, on ne dérogea point à la tendance naturelle ; ce ne fut
point le fusil sur l'épaule , ou la loi saus les yeux, qu'on représenta
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 587
le plus sou\ nt ces bouillants militaires et ces prudents magistrats.
Ce fut le verre eu main , la face animée par les joyeux propos , la
bouche ouverte pour chanter, pour manger ou pour boire.
Des hôtels de ville, Thabitude de ces scènes joyeuses passa dans
les maisons bourgeoises. Peut-être même y fut-elle introduite tout
d'abord ; au fond le fait importe peu ; le certain , toutefois , c'est
qu'il n'y eut guère de demeure, ou publique ou privée, qui bientôt
ne se trouvât en possession de quelqu'un de ces sujets tapageurs,
banquets officiels ou festins particuliers, dans lesquels le plaisir
était la loi générale, et où la gaieté accompagnait les vins vieux, et
les bons morceaux. Que de peintres pourrions-nous citer qui se
sont fait une spécialité de ce genre de tableaux !
Toute cette cohue joyeuse de portraits collectifs groupés autour
d'une table de confrérie, ou devant de nombreux flacons dans une
u chambre à manger, » n'avaient d'autre but du reste que de char-
mer les yeux et de tenir l'esprit en bel humeur. Comme aux œuvres
de l'école vénitienne, on peut leur reprocher hardiment d'être des
œuvres essentiellement « extérieures », c'est-à-dire de ne rien
prouver. Sauf un, tous ces excellents artistes ne tiennent guère du
reste à donner à leurs tableaux une portée philosophique ; quelques
traits de fine observation ou de critique maligne, c'est tout ce qu'on
peut attendre d'eux ; aussi est-ce commettre une grosse erreur que
de vouloir démêler dans ces œuvres légères des arguties auxquelles
l'auteur n'a jamais songé. On a beau jeu en effet de prêter après
coup aux peintres des intentions plus ou moins sublimes; et c'est
s'exposer à de gros mécomptes que de vouloir comme M. Van
Weesthreene faire de Jan Steen une sorte de demi-dieu, un philo-
sophe du pinceau, digne d*être comparé à Raphaël lui-même.
A ces deux caractères d! extériorité et de coloris, que nous retrou-
vons dans la peinture hollandaise, nous pouvons hardiment ajouter le
mépris de la vérité historique. Ce mince souci des restitutions ar-*
chaïques est en effet encore plus évident au bord de l'Amstel qu'au
milieu des Lagunes. Rembrandt et ceux de ses élèves qui traitèrent
les scènes bibliques y mirent encore plus de fantaisie que les compa-
triotes du Titien et de Paul Véronèse. « Dans ses saintes images dd
588 AMSTERDAM ET TENISE.
la vie du Christ, dit M. Ad. Thibaudeau, Bembrandi a emprunté
tous ses types à la Hollande », et le vieux mait' c se chargeait
d'éclairer là-dessus les critiques de l'avenir, quand, montrant un
amas de turbans, de sabres et de fourrures, il s'écriait avec une
noble conviction : « Voici mes antiques. »
Ainsi nous retrouvons un à un dans l'école hollandaise tous les
grands traits qui nous avaient frappés dans Fécole vénitienne.
Gomme celle-ci, elle nous apparaît avant tout coloriste, puis en-
suite extérieure, c'est-à-dire peu profonde comme conception et
n'ayant aucune prétention philosophique, enfin amoureuse du pit-
toresque, et se souciant médiocrement de la vérité historique. Ce
premier point établi, il nous reste à jeter un coup d'œil sur l'exis-
tence de cette vaillante école, et à refaire sommairement l'histoire
de cette pléiade de braves artistes, tous si pleins de talent et d'ori-
ginalité.
Mais ici nous sommes pris d'une sorte de scrupule. Existe-t-il
véritablement une école hollandaise? Qu'il existe un art hollandais,
ayant des caractères particuliers, une existence propre, une vitalité
exceptionnelle, ayant produit une quantité de chefs-d'œuvre qu'on
ne peut confondre avec ceux d'aucune autre nation et d'aucune
autre école, le fait est indiscutable. Vouloir le nier serait se refiiser
à l'évidence même. Mais une école? — Une. école, en effet, se
compose d'un ou de plusieurs maîtres , d'élèves, et surtout d'un
enseignement spécial, renfermant des principes particuliers qui se
transmettent et coastituent une tradition. Or, s'il nous est facile de
trouver des maîtres en abondance, des disciples ou des élèves qui
deviennent à leur tour des maîtres excellents, il nous est à peu près
impossible de rien découvrir qui ressemble à un enseignement
spécial s'appuyant sur des principes immuables, ni surtout rien qui se
rapproche en quoi que ce soit d'une tradition. C'est au contraire par
une liberté absolue d'allures, par une excessive indépendance aussi
bien dans la conception de leurs œuvres que dans leur exécution,
que tous, maîtres et élèves, se distinguent. « Dans les autres écoles,
on trouve quelques grandes figures qui rayonnent de l'éclat du
génie, et autour d'elles vient se grouper une armée de disciples
LÀ PEINTURE HOLLANDAISE. 58»
on d'élèves, qui peîgneat avec plus ou moins de talent, mais dans
le même style. Dans l'école hollandaise, il n'en est point ainsi.
Cfaacnn a son individualité distincte et facilement reconnaissable ,
chacun a son caractère original ou ses nuances personnelles, et c'est
AHSTEHDAM
Le Drntiile, par Lucas de Leydr.
cette forte originalité qui donne à l'école hollaudaise ce privilège
unique au monde d'avoir produit une douzaine d'artistes parfaits
chacun dans leur genre. «
Cette phrase, que nous tracions il y a quelques années, au lende-
main d'une des phis belles solennités artistiques auxquelles ait été
590 AMSTERDAM ET VENISE.
associé Fart hollandais ' , nous semble encore aujourd'hui absolu-
ment exacte. Le seul de tous ces peintres, en effet, qui ait eu vérita-
blement des disciples, c'est-à-dire qui ait appris à ses élèves autre
chose que la pratique du métier; le seul qui leur ait transmis, en
même temps que sa technique, les grandes idées qui Tanimaient, les
principes qu'il croyait justes et les procédés par lesquels il savait
qu'on les pouvait exprimer, c'est Rembrandt; or, de l'aveu de tous
les critiques, Rembrandt est une figure tout à fait à part dans l'art
hollandais. M. Gh. Blanc l'appelle « une exception dans l'école de
Hollande». M. Vitet nous le montre « sans être jamais sorti de
son pays le moins hollandais des peintres, et qui semble isolé
parmi cette jeunesse qu'il instruit, qu'il domine et qu'il éclaire de
son génie » . Eh bien, malgré ce génie exceptionnel^ malgré ses
qualités persuasives et l'autorité qu'il avait su s'arroger $ar eux,
Rembrandt n'eut jamais qu'une influence très-restreinte smr ses
disciples. Aucun d'eux, en effet, ne procède complètement de lui.
A quelques-uns, comme M aas par exemple, il n'apprend que les
secrets du clair-obscur et la solidité de ses empâtements. D'autres,
comme Gérard Dow, ne retiennent de ses enseignements que sa mer-
veilleuse façon de distribuer la lumière, et de rendre les ombres trans-
parentes ; pour le reste, ils diffèrent tellement qu'on se demande
comment ils ont pu sortir de son atelier. Plus heureux avec Van den
Eeckhout, Govert Flink, Ferdinand Bol et Fabricius, il leur transmet
son style, sa façon de comprendre le mouvement, de distribuer les
masses, d'agencer la lumière, de jouer avec le clair-obscur; il leur
inocule, si je puis m'exprimer ainsi, jusqu'à son interprétation pitto-
resque de l'histoire etdes saintes Écritures. Mais, à une ou deux excep-
tions près, dès que ces disciples fervents s'éloignent du maître et
cessent de subir son influence directe, la naturelle indépendance
du caractère néerlandais reprend le dessus, et peu à peu ils
cherchent à se faire une manière personnelle, ce qui les conduit à
méconnaître d* abord, et à dédaigner ensuite, les traditions magis*
traies qu'ils avaient reçues.
^ Voir les Merveilles de fart hollandais, la Haye^ Di A. Thieme, I872i
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 591
Malgré cette absence d'eoseignemeat, de priacipes arrêtés,
d'autorité et d'influence chez les maîtres, c'est le nom d'u école
hollandaise » qui a prévalu . C'est $ous ce nom , qui indique une
unité de préoccupations , un but commun et un idéal iden-
tique, qu'on a groupé une foule d'excellents artistes, fort indé-
pendants les uns dps autres, et suivant chacun son chemin, sans se
laisser détourner de la voie qu'il a choisie. Pour ne point heurter
l'habitude, c'est donc l'histoire de l'a école hollandaise » que nous
allons retracer, quoique, à proprement parler, en tant qu'école, elle
n'ait jamais existé.
Ses origines, du reste, ne se perdent point dans la nuit des temps.
Jusqu'au commencement du dix-septième siècle, où il s'épanouit tout
d'un coup et produit simultanément une foule de talents de toutes
sortes, l'art hollandais n'est point, à proprement parler, un art au-
tochthone; il se confond avec l'art flamand. Aucun caractère parti-
culier ne le distingue; c'est tour à tour la Belgique et l'Allemagne qui
lui fournissent ses inspirations et sa technique. » Tant que la Hollande
subit le joug de l'étranger, écrit M. Charles Blanc, tant qu'elle
vécut sous la domination des ducs de Bourgogne ou sous l'empire
de la maison d'Autriche, ses artistes n'ont eu aucune physionomie
propre, et les plus illustres d'entre eux n'ont eu aucun caractère
national. »
Prenons en effet les rares œuvres du quinzième et du seizième
siècle épargnées par les iconoclastes de la Réforme , et nous pour-
rons presque les confondre avec celles des Flamands ou des Alle-
mands de la même époque. C. Enghelbrechtsz procède des frères
Van Eyck, et c'est à peine si dans quelques figures triviales égarées
dans ses saintes compositions il laisse deviner Brouwer et Ostade,
dont il est le précurseur. Lucas de liCyde est plus distingué , mieux
servi par son dessin, mais par cela même encore moins hollandais
qu 'Enghelbrechtsz. S'il perfectionne sa manière, c'est pour se rap-
procher de l'étranger, et tous deux peignent à Leyde comme on pei-
gnait à Bruges depuis soixante ans. Dans ses gravures Lucas se rap-
proche davantage de l'Allemagne ; sa pointe sèche et fine pourrait être
revendiquée par un compatriote d'Albert Durer. Une seule et même
592 AMSTERDAM ET VENISE.
manière de voir la nature, delà comprendre et de l'interpréter,
caractérise à cette époque du reste toutes les écoles septentrio-
nales. Cette manière consiste à suivre pas à pas le modèlera l'imiter
d'une façon presque naïve, à le copier littéralement, et surtout à
n'oublier aucun détail. Gomme tous les arts dans leur enfaace, la
peinturé hollandaise, flamande et allemande de cette époqiié ne sait
rien négliger ; elle est prolixe en voulant être complète.
Telle est la phase primitive de l'art hollandais. Mais à peine
a-t4l achevé ces premiers pas, si curieux à étudier malgré leur
- • • •
ingénuité presque enfantine, que tout à coup nous le voyons, cfaan-
géant complètement d'allures, donner en plein dans les extrava-
gances de la décadence classique. Ses adeptes, après avoir douce-
• • * ■ • • * *
ment gravité autour de Van Eyck, s'en vont brusquement se
déformer ail delà des Alpes.
C'est Van Schoorel qui marque la transition. Aventureux par tem-
péramènt, ne pouvant tenir en place, il étudie un peu partout, à
Haarlem d'abord,* ensuite à Utrecht chez Jean Gossaert, à Nu-
remberg chez Albert Durer, et enfin il arrive en Italie. Là,
ébloui par les merveilles qu'il rencontre à chaque pas, il se pas-
sionne pour les antiques, pour Raphaël, pour Michel-Ange, dévient
conservateur du Belvédère, puis revient à Utrecht, fait dé nom-
breux élèves, et implante dans les Pays-Bas l'art italien,^ tel qu'il le
...»
comprend et tel qu'on l'interprétait à son époque.
Son exéihple et ses conseils ne tardent point, malheureusement, à
porter leurs fruits. Une légion de peintres surgissent qui , eux aussi,
. ' ... • ■ • •
veulent être les Raphaël et les Michel-Ange de leurs pays. Au
premier rang, Heemskerk, Cornelis Van Haarlem et Hendrik
Goltsius marchent sur ses traces, et créent un style nouveau qui
n'est qu'une réminiscence pesante du style italien. Ils allient, en
efiFet, à des vulgarités inévitables une noblesse alFfectée, et, par
l'exagération de mouvements prétentieux et contrastés de rac-
courcis étranges , ils arrivent à prendre le pédantisme académique
pour de l'éloquence véritable,
Il n'en pouvait, du reste, guère être autrement. Au moment où
Van Schoorel était allé demander à l'Italie ses enseignements et ses
LA l'EINTUm-: II0LLA^DA1SE. 593
conseils, l'art italien était en pleine décadence ; en tnit de préceptes,
il ne trouva que ceux que pouvait donner la dépravation d'une école
AMSTERDAM
I ilu jour, pur Hcndrk'k tiollsiui.
à son déclin. Au lieu de saines tradilions, il ne rappoita qu'un éta-
lage de faux savoir, une ostentation de mauvaises études qui para-
594 AMSTERDAM ET VENISE.
lysa le généreux esprit des peintres ses élèves. Et si^ malgré ces
boursouflures et cette rhétorique de muscles, les artistes hollandais
parvinrent encore à composer des œuvres élevées et touchantes; si
Heemskerck, dans ses compositions bibliques, Antonio Moro, dans
ses portraits, Goltsius, dans ses allégories, Cornelis Van Haarlem,
dans ses sujets mythologiques, et Bloemaert, dans ses tableaux
sacré, sconservèrent une sorte de style ; si, même en tombant dans la
manière, ces excellents artistes ne perdirent point toute élégance,
c'est qu'il y avait en eux l'étoffe de très-grands peintres.
Sitôt qu'ils abandonnent, en effet, cette voie périlleuse pour rede-
venir eux-mêmes, nous les retrouvons Hollandais de race et de
talent, et Goltsius laisse prévoir, dans ses Heures du jour, les
peintres d'intérieur du « siècle d'^or » , comme Bloemaert, dans son
Démon semant l'ivraie y en laisse deviner les admirables paysagistes.
On sent, rien qu'à les voir, que le grand art hollandais va bientôt
manifester sa puissance.
A partir du dix-septième siècle , en effet, tout change et se trans-
forme. L'Espagnol chassé, la liberté conquise, l'indépendance
assurée, la richesse et la gloire en expectative, tout concourt à
transformer les esprits, les besoins et les mœurs. Sur les ruines de
la domination étrangère, une république puissante et grave s'est
établie. La patrie n'est plus à la merci des caprices lointains ou de
fantaisies transpyrénéennes. L'initiative personnelle, surveillée par
la méfiance collective, assure à jamais à la nationalité reconquise le
droit d'être elle-même. De tous côtés les intelligences s'épanouissent
au chaud soleil de la liberté , et les arts , les lettres et les sciences,
s'élevant en quelques années à des sommets inespérés, entrent
ensemble dans cette voie glorieuse qu'ils mettront tout un siècle à
parcourir.
A ce moment, eu effet, encore plus dans la peinture que dans
aucun autre art ou dans aucune autre science , on voit surgir tout à
coup une multitude de talents les plus séduisants et les plus divers.
Dans chaque genre (et l'on en crée quatre ou cinq nouveaux, nature
morte, paysages, intérieurs, marines, etc.) apparaissent une foule
d'œuvres merveilleuses d'exécution et superbes de couleur. Les
LA PEINTURE HOLLANDAISE, 595
peintres sont si nombreux , que l'histoire n'a pas le temps d'enre«
gistrer tous leurs noms. Ils ont un talent si charmant et si simple,
que toute cette bourgeoisie à peine émancipée, mais qui marche à
grands pas vers la richesse, les comprend à première vue et àe les
dispute. A mesure qu'on les estime davantage, ils semblent se per-
fectionmerj chaque année il en surgit de nouveaux qui viennetit
grossir la vaillante phalangie de leurs aînés ; on en connaît dès cen-
taines, et il en est encore dont le nom n'est pas parvenu' jusqu'à
nous, u Pour les grands maîtres hollandais, à partir dé l'an 1600,
écrit M. Michiels, ils sont si nombreux, que leur histoire deitiande-
rait quatre ou cinq volumes. »
GettC: histoire , nous n*avons certes pas la prétentioù de l'écrire^
et cependant, pour nous reconnaître à travers tous ces maîtres
charmants, il va nous falloir faire entre eux un classement véritable.
Il n'est pas possible, en effet, d'indiquer l'histoire de l'école eu
signalant les principaux sommets; les cimes sont trop nonibreuses.
La chronologie non plus ne nous dirait rien. Tous se produisent en
même temps; ils se révèlent presque à la même heure; ils s'élanceilt
spontanément et simultanément du génie de la patrie affranchie,
comme Minerve du cerveau de Jupiter, sans que rien les fasse pres-
sentir, sans rien qui les annonce, sans rien qui les rattache au passé,
prolem sine maire çreatam. Le seul classement qui puisse nous
aider, c'est celui des spécialités, et encore bien souvent serons-nous
endbarrassés, car il est plus d'un de ces généreux artistes qui brille
dans plusieurs genres, et il en est un, Rembrandt, qui les. traita
tous avec un même succès et une indiscutable autorité.
Bien que cette grande figure de Rembï'andt ne soit point une des
premières par ordre chronologique, on se sent si vivement attiré
de son côté, qu'on serait presque tenté de s'attaquer à elle immé-
diatement. Toutefois, il serait injuste de passer sous silence les
noms de quelques artistes de talent et de valeur qui sont comme
les précurseurs de ce vaste génie.
Au premier rang, parmi ces vétérans du grand art hollandais,
il nous faut placer le vieux Ravestein, qui créa ce genre de « pein-
ture civique r dans lequel tant de peintres illustres devaient exceller
59G AMSTERDAM ET VENISE.
dans la suite. A ses côtés, mettons Moreelse, dont ie talent à la (ois
lumineux et sévère nous montre déjà ces physionomies expressives
et ces carnations vivantes qui seront plus tard un des privilèges de
l'école, et aussi Michel Van Mierevelt, dont la peinture à la fois sobre
et solide fait d'un portrait une pa^je d'histoire. Puis viennent le vieux
Van Goyen, avec ses poétiques vues de la Meuse et de Dordrecht;
Gérard Honthorst, qui, dans ses effets de lumière, laisse prévoir le
clair- obscur rembranesque ; Léonard Bramer, dont la joyeuse
fantaisie, déguisant curieusement les personnages de l'antiquité,
place le turban sur les fronts mythologiques ; et enfin Théodor de
Keyser, ouvrant la marche à cette armée de vaillants peintres qui
peupleront les hôtels de ville et le Doelen de tant de superbes
portraits.
Tous ces artistes, tous ces grands artistes, devons*nous dire, en
tout autre temps ou en tout autre pays, pourraient nous retenir de
longues heures. Il en est plus d'un parmi eux dont le nom suffirait à
illustrer une ville ; mais leur talent semble pâlir devant l'auréole
de gloire qui entoure le nom de Rembrandt. Celui-ci, en effet, n'est
pas seulement le plus grand peintre qui ait illustré son pays;
c'est un de ces merveilleux génies dont l'humanité tout entière a le
droit de se montrer fière. Il est à la fois le Titien et l'Albert Durer
de la Hollande.
Comme Albert Durer, en effet, il est l'un des plus grands
(c inventeurs » que l'on connaisse. Rien n'effraye sa vaste intelli-
gence. Il fouille dans son imagination comme dans un réservoir
inépuisable; et chacune des compositions qu'il en tire possède un
tel cachet d'originalité et de sentiment, qu'on éprouve tout de suite
cette impression qu'elle lui appartient tout entière. D'autres, en
effet, s'efforceront de lui ressembler, mais lui, il ne ressemble à
personne, pas même à Pieter. Lastman, son dernier maître, « au-
quel il ne trouva rien à prendre, dit W. Biirger, si ce n'est peut-être
une certaine initiation à la dégradation des ombres » .
Non-seulement tous les personnages qu'il représente lui appar-
tiennent, mais encore la lumière dans laquelle ils se meuvent, les
costumes qu'ils revêtent, leurs attitudes, leurs gestes, jusqu'à leur
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 597
expression. Il a pu les voir ainsi dans la rue, à la synagogue ou sur
les quais, les rencontrer dans sa Jodenstraat ; mais en les faisant
passer sur la toile, il les transforme. Ce ne sont plus des hommes
qu'il nous montre, ce sont des caractères qu'il développe devant nos
yeux surpris. D'autres, en effet, peuvent être plus brillants et plus
bruyants, nul n'est plus poignant ni plus humain. Dans la plupart
de ses œuvres, ce côté est si développé, que l'on est saisi par elles
et émotiouné au dernier point, sans bien savoir au juste ce qu'elles
représentent. Dans sa Ronde de nuit, par exemple, on ne sait guère
tout d'abord ce qu'on a sous les yeux. Un écriteau pendu à la
muraille nous apprend que tous ces gens qui s'agitent ne sont point
des héros, mais de simples citoyens, soldats pour un instant;
une ombre portée par la main du capitaine nous apprend qu'il fait
jour, ce dont on a longtemps douté ; mais le reste, qui le sait? Ces
gens, où vont-ils, que veuleût-ils? Qui tious dira s'ils courent à
l'ennemi ou s'ils reviennent du tir? Personne. Et cependant il est
impossible de regarder ces groupes de figures sans ressentir une
rapide émotion. Cette vie qui circule partout, ce mouvement,
cette agitation, nous gagnent et nous enveloppent. Ou croit exister
au milieu de cette cohue, et l'on ne s'occupe plus si c'est le soleil
ou une lampe qui illumine tout ce monde; on sent, en effet, que
c'est un éclair de génie.
Certes, nous n'avons point la prétention d'expliquer en quelques
lignes les secrets de ce peintre isublime. Mais il est certains côtés
de son talent qui sont si saisissables, certains procédés dont il tire
des effets si surprenants, qu'il nous parait impossible de les passer
sous silence. Ce sont, en effet, ces grandes lois de la peinture , non
pas apprises par lui chez Lastman, chez Pinas ou tout autre, mais
enfantées ou retrouvées par son génie, qui constituent sa véritable
gloire u d'inventeur n , tout autant que les admirables compositions
dans lesquelles il les met en pratique.
Nous avons dit tout à l'heure que Rembrandt était un peintre de
caractères; rien n'est plus vrai. Ce qu'il a peint, en effet, ce n'est pas
tel ou tel homme, c'est u Thonime » ; ce qu'il a représenté dans
ces vastes compositions, ce n'est pas tel individu isolé , telle classe
598 AMSTERDAM ET VENISE.
spéciale, telle nature particulière, c'est rhumanité. A regarder toutes
ses figures, on démêle non-seulement la profession, le tempérament
et rhumeur de ses personnages, mais aussi les idées de leur temps
et jusqu'à leurs aptitudes spéciales. Gomme si leurs corps n'étaient
qu*une lanterne transparente, laissant voir la flamme, qu'elle con-
tient, on devine^ à travers leurs traits, le feu Intérieur qijiî les
fait agir, les désirs qui les excitent, les passions qui les tourmentent;
en un mot, c'est le caractère de chacun d'eux qu'on aperçoit
sous les touches colorées qui le représentent, et chacun de ces
cariactères est si essentiellement humain, que tant qiie l'humanité
pourra contempler ces pages merveilleuses, elle s'y reconnaîtra
avec une poignante émotion.
Or, pour opérer ce miracle, Renibrandt appela au secours de sa
mierveilleuse imagination, outre son talent d'observation^ trois
moyens ou plutôt trois procédés inconnus ou négligés avant lui :
d'abord l'exactitude des physionomies et la vérité de l'action ; en
second lieu, la simplification par l'ordonnance de là lumière, et
enfin la violence, ou plutôt l'éloquence dès contrastes.
L'exactitude des physionomies est facile à reconnaître dès le
premier coup d'œil qu'on jette sur son œuvre. Chaque trait, en
efïet, y est si bien étudié, que l'on n'en peut supposer un autre à sa
place. Chaque figure, et dans chaque figure le reg^ard, ainsi
que le sourire, sont si'bien dans l'idée qu'on se£ait du personnage,
qu'il ne vient pas à l'esprit qu'il puisse avoir une autre expression.
Etifin chaque personnage est lui-même si bien composé, si bien à
sa place, qu'il semble impossible qu'on le puisse sortir de la scène ,
ou le remplacer par quelque autre, sans enlever à la composition une
partie de son sens et de sa force. La vérité de l'action se voit peut-
être moins clairement tout d'abord ; mais dès qu'on observe l'œuvre
dans son ensemble, elle devient presque aussi évidente. En effet, il
n'est pas un personnage de Rembrandt qui ne soit représenté dans
l'action caractéristique de sa vie ou de sa profession, et ce n'est pas
là un mince mérite. Expliquons-nous : Au moment de l'efflorescence
de l'art hollandais, c'était, en quelque sorte, une coutume générale,
et pour ainsi dire naturelle, de représenter à table les confréries et
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 599
les associations. II semblait en effet que toutes ces sociétés de tir et
de bienfaisance avaient été fondées beaucoup moins pour distribuer
des secours ou former des soldats que pour fournir à leurs membres
une légitime occasion de célébrer Bacchus et de banqueter joyeu-
sement. D'un autre côté , la bourgeoisie patricienne se faisait
un plaisir de copier les allures altières des anciens maîtres du
pays, et, dans les portraits, s'appliquait à imiter les seigneurs ou
les dames espagnoles, à se donner des airs de capitan. Que de
portraits de Van der Helst, de Miérevelt et de Moreelse sont là
pour prouver notre dire! Rembrandt, lui, ne voulut jamais accepter
ces compromis ridicules, et chaque fois qu'il représenta un per-
sonnage ou un groupe, il le peignit dans Vaction que comportaient
sa situation sociale, ses aptitudes, son caractère.
Veut-il nous montrer un corps savant, une corporation ou une
Gilde quelconque? Il n'appelle pas à son secours les verres et les
plats, il ne groupe pas ses modèles autour d'une table , dans une
salle de banquet ou dans une chambre d'auberge. Sont-ce des chi-
rurgiens? Il les place autour d'un cadavre, et le plus autorisé d'entre
eux, la pince à la main, expUque une découverte nouvelle ou une
opération difficile. Sont-ce des syndics? Il les rassemble autour
d'une table avec les livres de la corporation entre les mains et le
règlement sous les yeux. Rien qu'à les regarder, on voit tout de
suite qu'il s'agit d'un fait qui se rapporte à leur profession, qu'ils
résolvent un cas difficile, ou mettent l'accord entre des parties
hostiles. Veut-il nous montrer des gardes civiques, des soldats
citoyens? C'est dans l'agitation d'une prise d'armes qu'il nous les
fait voir.
Dans le portrait isolé nous rencontrons absolument la même préoc-
cupation ; qu'il soit peint ou gravé, chaque personnage représenté
montre tout de suite ce qu'il est. Il n'est pas besoin , en effet , de
regarder longtemps le portrait d'Anna Vijmer, pour découvrir en elle
une bourgeoise accomplie. Elle se repose un instant, et parait écou-
ter ; mais on sent que son esprit est ailleurs , qu'il est aux soins du
ménage, et l'on est certain qu'elle n'a qu'à étendre le bras pour mettre
la main sur le panier aux clefs. Le bourgmestre Six, lui, se dispose à
600 AMSTERDAM ET VENISE. :
sortir ;;il Va courir la villes se rendre au:5/a///i«if5, .pour délibérjer,
comme il convieilt à tout bon édile, ou bien encore. lit quelque
arrêté municipal, quelque morceau de jurisprudence communale,
dont le. reflet éclaire sa figure; Coppenole, le célèbre calligrâpbe,
nous apparaît une plume à la main; Cornélis Sylvius^ le. savant,
avec un livre, et Lutma, le ciseleur, tient upe statuette. . • i
Chacun, on le voit, est à sa place et dans son milieu. Sur chaque
visage, dans ch<ique attitude se reflètent les pensées dominantes
et les préoccupations spéciales de celui que le peintre a voulu nous
montrer ; et dé cette parfaite concordance entre ce qu'on sait du
personnage et ce qu'on en voit, il résulte que le tableau cesse d'être
un portrait pour devenir un type. Ce type est si vrai, en effet, il reste si
profondément gravé dans l'esprit, qu'il serait impossible à aucun de
ceux qui ont contemplé ces merveilleuses pages de l'histoire hollan-
daise d'imaginer les personnages qu'ils nous montrent autrement
qu'ils sont représentés. Bien mieux, dans chacune de ces figures on
retrouve si bien un caractère, que, si l'on veut se figurer une patri-
cienne amsterdamoise de la première moitié du dix-septième siècle,
il suffira d'avoir vu le portrait d'Anna Vijnier, pour. qu'il nous re-
vienne forcément à l'esprit ; si c'est Timage d'un bourgmestre que
vous évoquez, celle de Jean Six vous apparaîtra tout de suite, et
pour peu qu'on parle d'un médecin, le docteur Tûlp sortira de son
cadre pour venir se fixer dans votre cerveau.
Ce premier point exphqué, passons aux procédés techniques
employés par Rembrandt, et qui lui ont permis d'exprimer sa
pensée avec une telle intensité, que jamais, depuis lors, personne
n'a pu l'égaler en puissance. De tous ces procédés, l'ordonpancc
de la lumière est incontestablement le plus visible. C'est celui qui a
le plus frappé les peintres et les critiques, celui dont on s'est le plus
préoccupé. On a presque tout dit sur cette magie de la lumière,
mais personne ne s'est avisé d'en chercher les causes voulues. C'est
pourtant là un des côtés les plus intéressants, à ce qu'il semble.
Essayons donc de combler cette lacune.
Rembrandt, dans la solitude de sa vaste intelligence , est peut-
être le seul des maîtres du Nord qui ait bien compris que la nature.
J^^MAMf U
AMSTEHDAM
La Ueiconl^de croix, par ltei»l>raiidl.
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 6^3
pour être rendue saisissante, devait être simplifiée. Les Grecs, et
après eux les Florentins, avaient déjà mis en pratique cette grande
loi esthétique de la synthèse, et leurs œuvres les plus belles sont
précisément celles où les parties secondaires, les faits accessoires,
volontairement négligés, ne laissent devant les yeux que les grands
caractères de la figure qu'ils représentent. Ce que les Florentins
et les Grecs avaient obtenu par la pureté des lignes et la simplicité
des contours, Rembrandt, lui, s'efforça de l'obtenir et l'obtint
par sa répartition de la lumière.
Alors que les vieux peintres allemands, et même certains de ses
contemporains hollandais, s'étaient e£Forcés de répandre sur toutes
leurs compositions une clarté à peu près égale, donnant un même re-
lief et une même importance à tous les objets, traitant avec un soin
inexorable les points les plus accessoires, ne voulant rien oublier,
ne sachant rien négliger, Rembrandt, lui, en grand maître qu'il
était, procéda d'une tout autre manière. Il mit en lumière les faits
importants, et plongea dans l'ombre tout le reste, simplifiant de cette
façon la scène ou la figure qu'il voulait représenter, concentrant, dès
le principe, toute l'attention sur le point essentiel, et empêchant
ainsi qu'elle ne s'égarât et ne s'éparpillât sur les faits secondaires.
On a dit que sa façon d'éclairer était conventionnelle ; on a accusé
sa lumière d'être arbitraire. Rien n'est plus vrai..., mais c'est jus-
tement ce qui fait son mérite. 11 a su se servir des moyens qui
étaient à la portée de tous^ et les a transformés pour leur faire pro-
duire des effets inconnus avant lui. Certainement cette lumière est
conventionnelle au point de vue de la froide logique, certainement
elle est arbitraire au point de vue de la rigide exactitude , mais non
pas au point de vue des idées qu'elle aide à exprimer.
La puissance des ombres, en effet, n'est pas chez Rembrandt un
moyen de voiler des parties faibles ou d'escamoter des difficultés; elle
n'est point un subterfuge empreint d'une certaine brutalité. Son clair-
obscur ne se transforme pas, comme chez le Caravage et certains
maîtres italiens, en nuages noii*s et opaques. Ses ombres sont au con-
traire transparentes et lumineuses. Au travers, on aperçoit tous les
accessoires qui peuvent compléter l'action ou expliquer la scène.
604 AMSTERDAM ET VENISE.
Ceux-ci ne sont pas escamotés, ils sont en leur place, conservent
leurs formes et leur taille, mais, grâce au clair-obscur, n'ont que
juste l'importance qui leur est due. I/œil les aperçoit, les regarde
avec curiosité, mais revient toujours à la partie saillante, à la
partie en lumière, qui dans tous les tableaux du grand maître est
la partie essentielle de la composition.
Après la simplification par les jeux de lumière, le procédé
auquel Rembrandt dut le plus de sa force et de son énergique
vitalité est certainement la science des contrastes. Cette science,
qui en littérature a produit de si puissants effets, parait avoir été
comprise par lui dès le principe. Dès ses premières oeuvres, on sent
toute Timportance qu'il y attache; pendant toute sa féconde carrière
elle sera Tune de ses constantes préoccupations. Ajoutons enfin
que jamais aucun peintre n'en poussa plus loin l'étude, et ne sut la
mettre en œuvre d'une façon aussi variée, aussi magistrale et
surtout aussi saisissante.
Il appliqua à ses ouvrages, soit peinture, soit gravure, cette
science des contrastes de trois façons différentes, mais en faisant
toujours concourir ces trois façons à l'unité de l'action, et sans pro-
duire jamais de disparates. La première, c'est le contraste des
clartés et des ombres; la seconde, le contraste dans la facture,
laissant des parties inachevées, et finissant les autres avec une déli-
catesse de touche que Gérard Dow n'a point dépassée ; et enfin le
contraste d'attitudes, de sentiments et de caractères, appliqué aux
différents personnages qui composent ses tableaux.
Nous nous sommes déjà occupés du contraste des clartés et des
ombres, nous n'y reviendrons pas. Le contraste de facture, lui, est une
observation nouvelle, et qui même, croyons-nous, n'a point encore
été faite; il faut donc nous y arrêter un instant. Nous avons dit
qu'elle apparaît dès les premières œuvres de Rembrandt ; en effet,
considérons le Siméon au temple, l'un des premiers tableaux qu'il
ait peints, et notons les différences de facture qui existent entre les
diverses parties. Dès ce premier examen, nous aurons une idée
fort exacte des moyens employés et des résultats obtenus. La scène,
vous le savez, se passe dans le Temple. Le groupe principal, qui
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 605
représente Siméon et la sainte Famille, est d*un fini parfait ; un
escalier tout chargé de personnages, et qui aboutit au trône du
grand prêtre, est également achevé avec le dernier soin. On peut
compter les personnages, distinguer leurs costumes , et démêler les
moindres détails de leur ajustement. Pour le peintre, ces deux
parties composent tout le tableau ; voilà ce qu'il faut regarder. Le
culte nouveau et le culte ancien, Tun en plein soleil, rayonnant la lu-
mière presque autant qu'il la reçoit, l'autre dans une ombre douce
comme un crépuscule, mais tous deux faits et parfaits de facture.
Le reste est accessoire; aussi voyez comme cet accessoire est
traité. L'architecture du Temple est à peine indiquée, volontaire-
ment négligée, exécutée à coups de manche de brosse j et c'est
par une ébauche que le maître termine une œuvre délicate dont il a
si précieusement ciselé les groupes principaux.
Dans la Leçon (fanatomie, même observation ; le cadavre, c'est-
à-dire la science, est, en dépit de la nature du tableau (qui n'est,
somme toute, qu'une réunion de portraits), le fait principal. C'est lui
qui va nous dire et la profession et la préoccupation de ceux qui l'en-
tourent*; c'est sur le cadavre que tombe la lumière. Les portraits
viennent ensuite, savamment gradués, les physionomies se projettent
en dehors de l'ombre dans laquelle baignent les corps, puis tout le
reste est à peine indiqué. D'architecture, à bien prendre, il n'y en
a pas ; on ne sait si l'on est dans une salle de dissection, dans un
cellier ou dans une cave ; le livre, les pieds du cadavre, toutes ces
parties accessoires qui ne doivent point attirer l'œil sont largement
fndiquées, à peine faites, et même, disons-le, volontairement mal
faites.
Dans Y Apparition de CAnge à la famille de Tobie, nous trouvons
encore exactement les mêmes procédés répondant aux mêmes préoc-
cupations. Quel est l'important? c'est l'Ange, qui se manifeste d'une
façon extraordinaire, insolite, n'apparaît que quelques instants, et
qu'on ne reverra plus ; c'est pourquoi l'Ange est d'une facture soi-
gnée. Ses cheveux, que le vent soulève, ses ailes, ses vêtements,
tout est détaillé avec soin. Puis viennent les personnages qui le con-
templent, tous dans des attitudes diverses, exprimant un saint éton-
606 AMSTERDAM ET VENISE.
nement mêlé d'une crainte respectueuse ; et ces personnages sont
d'une facture moins serrée, mais cependant suffisante. Pour le reste,
la maison, le chien, le sol, le paysage, tout cela existe à peine.
L'œuvre gravé de Rembrandt présente absolument les mêmes
caractères. Pour ne parler que de la plus illustre de ses planches,
la Pièce de cent florins, si merveilleusement reproduite de nos jours
par un éminent graveur, est partagée en deux parties distinctes :
l'une, finie avec un soin extrême, poussée à la perfection, représente
les gens qui croient; l'autre, esquissée seulement, nous montre les
pharisiens qui doutent, les sceptiques, les rieurs et les raiUeurs.
Mais le plus remarquable, c'est que dans l'ordre moral de
la composition, la loi des contrastes est tout aussi régulière-
ment observée. Regardez le Bon Samaritain; il a gravi le perron
de l'auberge, et recommande au maître hastelein, comme on dit
en Hollande, de bien soigner le blessé qu'il a recueilli. Pendant
ce temps, des domestiques enlèvent le pauvre homme, et s'ap-
prêtent à le monter dans une chambre. C'est l'image la plus
naturelle et la plus vivante qu'on puisse souhaiter de ce sentiment
si élevé qu'on appelle la charité. Au premier pian, que voyons-nous?
la bestialité la plus triviale sous la forme d'un chien qui s'oublie.
Dans la Descente de croix, les disciples qui entourent le Christ, qui
le soutiennent, qui portent ses membres ou retiennent son suaire, ont
l'air profondément ému. Une douleur poignante, une désolation
anxieuse se lit dans leurs yeux, sur leurs visages, dans leurs gestes
et dans leurs attitudes. Au premier plan, les mains derrière le dos,
le nez au vent, le ventre rebondi, une sorte de commissaire de
pohce pharisien assiste à la a levée du corps », avec l'indifférence
d'un fonctionnaire ne voyant, dans cette lugubre scène, qu'un
acte ordinaire de son ministère. Dans le Jésus prêchant, pendant
que tous les assistants semblent absorbés par la sainte prédication,
et écoutent la parole sacrée avec un recueillement profond, au pre-
mier plan, un petit enfant couché à plat ventre trace avec son doigt des
figures sur le sol. Et la distraction de cet enfant, tout comme l'indif-
férence du pharisien obèse, rendent plus saisissantes et la désolation
des disciples et l'attention des auditeurs.
LA PEINTURE HOLLANDAISE. 607
Par toute cette série de procédés ingénieux, savants et admira*
blement raisonnes, Rembrandt s'est, on le voit, mis au premier
rang des inventeurs de la peinture. Sous ce rapport, nous avons
donc eu raison de le nommer F Albert Durer de la Hollande, mais
plus maître de son art et plus complet que le maître allemand. Nous
avons dit qu'il était également le Titien de son pays , et rien n'est
plus exact. Il y a, en effet, entre le magicien hollandais et le grand
maître de l'école vénitienne des rapports nombreux et pour ainsi
dire évidents. Certes leur idéal n'est pas le même. Mais, poursuivant
chacun une voie différente , il leur arrive plus d'une fois de se ren-
contrer, et, au passage, de se tendre la main comme deux frères, ou
tout au moins comme deux proches parents. Cette parenté éclate
pour ainsi dire dès qu'on les met en présence; au Louvre, par
exemple , avec ces deux merveilleux portraits qui se font pendants
dans le Salon carré, mais surtout à Florence, au palais Pitti dans la
salle de Vénus. Jamais, pour ma part, je n'oublierai ma délicieuse
surprise, lorsque pénétrant, il y a cinq ans, dans celte dernière
salle, je fiis ébloui par un merveilleux rapprochement. Pour les
besoins d'un copiste, on avait changé la place de la Bella di Tiziano,
et le superbe portrait de cette admirable jeune femme se trou-
vait, pour quelques joure, à côté d'une tête de vieillard, la plus belle
œuvre de Rembrandt que possède l'Italie.
Ce fut pour moi comme une révélation. Malgré la différence de
sujet, malgré l'éloignement du but que l'un et l'autre s'étaient pro-
posé, il y a dans leurs sentiments une telle connexité, dans leurs
moyens de telles analogies, que si l'on ne peut dire que le Titien soit
le Rembrandt de l'Italie, on peut affirmer que, sous certains rap-
ports, Rembrandt est le Titien du Nord.
Pour être juste, toutefois, nous devons reconnaître que supérieur
par l'invention et plus profondément penseur que son rival véni-
tien, le maître hollandais lui est de beaucoup inférieur dans
l'expression de la beauté. Comme une foule d'autres peintres hol-
landais, Rembrandt paraît n'avoir pas eu le sens du beau. C'est
une note qui lui fait absolument défaut. Il manque souvent de
goût, et son pinceau caresse des laideurs repoussantes avec la même
614 AMSTERDAM ET VENISE.
ceaux . Ils ne sont pas les seuls du reste dans ce cas , et au-dessus
de cette joyeuse phalange , la dominant de toute la hauteur de leur
humour, Adriaan Van Ostade et Jan Steen, parla finesse et laprofon*
deur de leur observation, par la sagacité de leur coup d'œil, la
vérité de leur touche et la sincérité de leur exécution, transforment
en scènes de haute comédie des anecdotes délicates, qui pourraient
dégénérer sans cela en crapuleux vaudevilles. Chez eux les carac-
tères apparaissent, les passions se montrent, les appétits se dévoilent,
l'homme, en un mot, se révèle. Tout aussi fins de touche que Ter-
burg et Metzu , ils sont encore plus maîtres de leur sujet et plus
complets, parce qu'ils ont davantage de modèles, et que ceux-ci,
loin de poser, s'abandonnent sans y penser à toute la fougue de leur
tempérament.
C'est aussi la façon merveilleuse dont ils comprennent la nature
et la rendent qui place les paysagistes hollandais parmi les plus forts
et les plus puissants maîtres de l'art. Dans l'école vénitienne, ils
n'ont ni concurrents, ni émules, et cela se comprend. La cité des
Lagunes, sans arbres et sans verdure, ne pouvait guère sentir
la poésie de ces frais paysages, dont elle ignorait jusqu'à l'exis-
tence. Dans les autres écoles anciennes, on leur trouverait diffi-
cilement quelques rivaux. Pour toutes, en effet, le paysage ne
fut jamais qu'un décor. Il appartenait aux artistes hollandais de
nous apprendre à aimer la nature pour elle-même ; il leur appar-
tenait de révéler au monde surpris et charmé les splendeui*s du
vrai paysage, sans ruines et sans palais, sans nymphes et sans
colonnades.
Sous ce rapport, ils firent une vraie conquête, et, au nom de l'art,
nous devons une étemelle reconnaissance à Van Goyen et Wijnands,
qui, l'un sur les fleuves et l'autre dans les bois, furent les initia-
teurs d'un art nouveau, à la fois si complet et si simple.
Sur les traces de ces explorateurs de la nature, Salomon Van
Ruisdaël et son frère Jacob, Isaac Van Ostade, Hobbema et Paul
Potter s'élancent, dépassant leurs maîtres. A leur suite, et grftce à
leurs leçons , le monde stupéfait se met à admirer les arbres , les
vertes prairies et les sombres feuillages , le ciel et les eaux , auprès
L\ l'I'INTlIRF, lIOLLA.XDAISr:. .fiOf)
jetixdc lumici-e et sa couleur dorée, mais lui non plus n'alla point
an delà des procédés extérieurs, et la flamme du maître n'embrasa
jamais ses étranges compositions.
J-KAHK HALS.P. J
AMSTIÎUDAM
Ul'.1tilll(le^< , par Pranj Hal«.
Philippe de Koninck, lui, se spécialisa. Ijcs grandes étendues de
paysages dont il avait appris chez l'auteur des Trois Jrbres à com-
prendi'e l'austère poésie l'attirèrent et le retinrent ; tandis que
610 AMSTERDAM ET VENISE.
Maas, au contraire, s'enfermait dans des k intérieurs » discrets,
y emprisonnait avec lui un rayon de lumière rembranesque, et
se familiarisait avec ces hardis empâtements qui donnent du relief
aux moindres détails. Quant à Fabricius et à J. Victoors, leurs
œuvres, aujourd'hui ou perdues ou confondues avec celles du
maître, ne nous permettent guère de les juger à leur valeur;
mais le peu que nous en savons nous dit assez quels artistes ils
surent être.
GérardDow sortit aussi de cet atelier. Il n'avait pu y comprendre et
y apprendre que la technique du métier ; mais dans ce coin réduit de
l'art il excella, dépensant son temps et son talent à écrire toutes les
tiges d'un balai, à tracer tous les poils d'une barbe, les cils des
yeux, faisant voir les trames de ses étoffes, laissant compter les
points de ses broderies et les fils de ses dentelles; mais enveloppant
toutes ces futilités dans une admirable lumière, et noyant dans des
ombres merveilleuses, dont il avait dérobé le secret à son mattre, les
parties accessoires de ses tableaux. Ses imitateurs, car son petit
genre fit école, Frans Miéris, Van Toi, etc.j etc., atteignirent à sa
finesse, mais non pas à sa couleur. Il leur manqua toujours ce
soleil rembranesque qui donne à Gérard Dow un charme excep-
tionnel. Leur lumière est grise, triste et blafarde, et Schalken, qui
vient après eux, désespérant de pouvoir les égaler, éclaire ses com-
positions à la lueur fumeuse d'une chandelle.
Si Gérard Dow rapetissa la manière du maître et amoindrit son
enseignement, on peut dire que Van Hoogstaten le renia tout h
fait. Quant à Johannes Vermeer et Pieter de Hoog^ qu'on cherche
à rattacher à l'école de Rembrandt, ils peuvent être de la même
famille en tant que peintres, comme lui-même est parent du
Titien, mais ils ne sortent certainement pas de son atelier. Tous
deux apprirent leur art à Delft. Contemporains dans le sens le plus
étroit du mot) dès leur vingtième année, reçus maîtres par la Gilde
de Saint-Luc, ils n'eurent certes point la pensée d'aller apprendre
à Amsterdam des secrets qu'ils possédaient déjà.
lies maîtres en ce temps ne manquaient point du reste en Hol-
lande. Chaque ville eti possédait quelques-uns; et le sceptre du
LA PEINTURE HOLLANDAISE. OU
portrait était disputé à Rembrandt par des talents de premier
mérite. Deux surtout dans le nombre sont dignes qu'on les cite et
qu'onles admire : Frans Hais, coloriste merveilleux, et Van der Helst,
dessinateur hors ligne. Autant Fun a de fougue dans sa brosse,
autant l'autre possède de vérité calme et puissante dans son soi-
gneux pinceau. Si l'un quelquefois s'emporte, l'autre, toujours
maître de soi, n'exprime rien qu'il n'ait contrôlé sur le modèle, et
écrit sa peinture comme un comptable tient ses livres. Tous deux
ont produit de grandes et belles œuvres. Leur talent resplendit
d'un éclat différent ; joyeux, bruyant tapageur, d'un côté, calme,
réfléchi, sérieux, exact, de l'autre; mais des deux parts brillant
et noble.
D'autres peignirent encore le portrait : Cuyp, Terburg, Metzu
et l'Allemand Netscher ; mais à l'exception de ce dernier, qui se fit
une spécialité de u pourtraire » les jolies patriciennes vêtues de
satin blanc, c'est plutôt dans d'autres genres que tous ces habiles
artistes se sont illustrés. Cuyp, un enfant de Dordrecht, célébra
d'abord la Meuse. Son pinceau filial en retraça avec amour les rivages
verdoyants, les longues allées touffues, les grasses prairies et les
plantureux bestiaux. Puis, s'élevant par degrés, il nous montra les
gentilshommes de son temps, nous initia à leurs cavalcades et a
leurs parties de chasse, pour arriver enfin jusqu'au portrait.
Terburg et Metzu, eux, se réfugièrent dans les conversations
galantes^ dans les chambres à coucher et dans les frais boudoirs.
C'est la vie à la fois élégante et raffinée du patriciat hollandais
qu'ils nous montrent, et leur brosse délicate et charmante nous en
détaille bien moins les préoccupations que les plaisirs. Avec de
minces compositions, ils arrivent à écrire de petites pages d'histoire,
et se font les Dangeau d'une époque qui n'a point encore eu de
Michelet. Bien qu'au point de vue chronologique ils ne soient que
les continuateurs d'E. Van de Velde, de Dirck Hais et des vieux
peintres de conversation, ils se révèlent cependant les créateurs d'un
genre où, s'ils ont pu trouver quelques imitateurs, ils n'ont pas
rencontré de rivaux.
Mais ces peintres d'élégances patriciennes ne pouvaient point
618
AMSTERDAM ET VENISE.
mytholo^iades qu'elle ti-ouva la mort. Avec Gérard de Lairesse,
elle quitta les joyeuses demeures hollandaises pour s'envoler vers
les nuages, d'où, nouvel Icare, elle tomba mortellement blessée
entre les bras du chevalier Vau der Werff, pour s'en aller mourir
entre ceux du bon monsieur Van Brée,
AMSTERDAM
LeDeucrI, par Heda.